Dés lors, on pourrait dire
que « ça tue » comme il pleut ou il neige, et c’est très exactement
le sentiment que nous éprouvons lors de la description du crime. Meursault
appuie sur la gâchette sous l’impulsion de la mer, du sable, du soleil brûlant,
de la sueur. C’est la plage qui voulait la mort de celui qu’il a pris pour son
agresseur, pas Meursault. Mais à la lecture des chefs d’inculpation et des
témoignages à charge de l’accusation, nous comprenons le fond de cette
affaire : il est impossible que la
société des hommes accepte en son sein un être humain qui se contente et se
satisfait seulement d’exister, sans rien espérer, sans prévoir, sans tirer des
plans sur la comète, sans interpréter :
« Henny - « Quelqu’un est assis la tête
baissée : est-il triste ?
Elisabeth
- Non, il est simplement assis la tête baissée.
- Quelqu’un sursaute : se
sent-il coupable ?
- Non, il sursaute simplement.
- Deux personnes restent
assises sans se regarder ni s’adresser la parole ; sont-elles fâchées
l’une contre l’autre ?
- Non, elles sont simplement
assises sans se regarder ni s’adresser la parole.
- Quelqu’un frappe sur la
table ; est-ce pour imposer sa volonté ?
- Ne peut-il simplement
frapper sur la table ? »
Ce dialogue extrait du livre
de Peter Handke : « Chevauchée sur le lac de Constance » décrit
exactement de « l’impossible humain », notre incapacité chronique à
exister sans décrypter, ou plutôt sans adhérer à la croyance qu’il n’y a rien
dans le monde que des signes à décrypter. Il faut qu’une tête baissée exprime
la tristesse, un poing sur la table de la colère, etc. Et Meursault, comme
Elisabeth se refuse à jouer cette comédie de l’interprétation. Parce
qu’autrement….Autrement quoi ? Autrement nous sommes voués à une existence
littérale, dénuée de sens, d’avenir, de perspective, d’histoire, de légende.
Le juré 8 est moins
existentialiste que sceptique, en apparence. Il explore cette limite, ou plutôt
ce no man’s land qui finalement, par son étendue, nous interdit de passer du
réel au vrai. De la possession réelle d’un couteau à cran d’arrêt par
l’adolescent à la vérité de l’accusation selon laquelle il est l’arme du crime,
il y a une marge qu’aucun esprit rigoureux ne peut délibérément franchir
facilement, parce que d’autres couteaux similaires existent. De la vérité de
l’argument constitué par le nombre de témoignages, il est impossible de déduire
qu’ils décrivent la réalité puisque le vieux monsieur ne peut avoir entendu
l’adolescent crier avec le bruit de la rame qui passait. De ceci qu’il y ait
une réalité il n’est aucunement envisageable d’en conclure qu’il y ait une
vérité. C’est bien l’esprit de conclusion qu’il s’agit de réfuter.
En tant qu’architecte, le
juré 8 connaît la différence entre le plan d’une maison et une maison réelle.
Il ne cesse de resituer le débat à sa véritable hauteur : celle des choses
et non des mots, car les mots tournent en rond et c’est exactement cette
systématicité qui à plusieurs reprises est mise à nu dans les débats. Les
déclarations et les témoignages ne sont qu’ « une façon de
parler », mais le problème vient de ce qu’ici un adolescent pourrait être
la victime de ce qui n’est qu’une façon de parler, c’est-à-dire de ce fond de
condamnation implicite et larvée contenu dans le flou des formulations que nous
utilisons.
Quand par exemple, le juré 10, raciste, use à toute occasion de
l’expression: « voyez ce que je veux dire ! », on voit très bien
malheureusement ce qu’il veut dire, à savoir qu’un portoricain, né dans un
milieu violent et une banlieue « à risques », ne peut
« évidemment » qu’avoir tué son père, mais cette conclusion aussi
hâtive que fondée sur des présupposés identitaires et génétiques absurdes et
intenables ne peut contaminer une autre personne qu’en empruntant les voies
inavouables et détournées de l’œillade complice, du coup de coude discrètement
adressé au voisin comme « signe » de reconnaissance. Ce sont ces
signes et surtout ce fond de préjugé à partir duquel ils sont émis qui
constituent sans aucun doute la couche de bêtise et de conviction (mais c’est
un pléonasme) la plus profonde qu’il est question ici de fissurer et c’est bien
ce que le juré 8 réussira à faire.
Nous pouvons également
passer au crible de cette défiance à l’égard de la langue le témoignage du vieux
monsieur qui a dit qu’il avait mis quinze secondes à aller à la porte de son
appartement. Le juré 3 affirme qu’il a dit « vingt secondes ».
Contredit par d’autres jurés, il hurle : « Allons, allons, c’est
un vieillard, il confond tout, il ne peut rien affirmer du tout », mais il
se rend compte trop tard du fait que c’est exactement ce que veut démontrer le
juré 8. « 15 secondes », c’est une façon de parler, mais ce n’est pas
la réalité du temps écoulé, parce qu’il ne peut pas se déplacer aussi vite. Le
vieux monsieur ne ment pas mais, comme chacun de nous, il utilise des mots pour
décrire des faits. Son témoignage n’est donc pas moins à relativiser que la
totalité des énoncés linguistiques, lesquels sont pris dans un effet de
caricature inhérent à leur statut même de discours.
C’est sur ce point que nous
réalisons la puissance de démonstration des jurés ne croyant pas à la
culpabilité de l’accusé. Leur but n’est pas de prouver que l’adolescent n’a pas
dévalé les escaliers après avoir tué son père mais seulement que le vieux
monsieur n’a pas pu mettre 15 s à ouvrir la porte. La culpabilité de l’accusé
repose sur des liens tissés entre des faits mais ces micro-évènements n’ont pas
pu se réaliser dans le courant de cette dynamique tout simplement parce que ce
n’est jamais de cette façon qu’ils s’effectuent. Un fait « a lieu »
d’abord et seulement « physiquement », en soi. Le meurtre commis par
Meursault s’accomplit dans la chair des évènements. De fait, il y a de la
chaleur, de la sueur, de la peur, du bruit, de la lumière, etc. Et c’est
seulement après coup que l’on peut dire qu’un homme en a tué un autre, a
fortiori qu’il a eu l’intention de le faire. C’est déjà de l’interprétation.
De la même façon
l’énoncé : « l’adolescent a descendu les escaliers après avoir tué
son père » est une interprétation qui finalement tient davantage du
présupposé dont on part que de la conclusion à laquelle nous serions amenés par
les faits. Les liens impliqués par l’accusation restent à faire alors que les
faits sont « là ». Il ne sont que « là », dans leur
évidente, mutique et irrécusable émergence. Ce qui s’est passé, en tant que
produit, réel, n’est pas objectivement dicible. Il ne le sera qu’au prix d’une
déformation, d’une globalisation, d’une généralisation. Selon Aristote,
« il n’y a de science que du général d’existence que du
particulier », et c’est finalement tout ce qui explique l’utilisation par
le juré 8, lors de son dialogue avec le 12, du terme de « savoir (scio,
science) :
«
- Vous savez ?
-
Mais qui peut
savoir ces choses là ?
-
C’est ce que je
dis ! »
Aucune sentence de mort ne
peut être prononcée à partir d’une autre position que celle de la certitude de
la culpabilité, ce qui implique une absolue transparence des faits au discours
les relatant, mais cette transparence ne peut exister, en aucune manière, pour
quelque affaire que ce soit. Comme il n’y a de science que du général et
d’existence du particulier, jamais la science ne pourra exprimer la réalité
singulière de l’événement que fut le crime. L’application de la justice est
structurellement impossible tant qu’elle prétend soumettre des faits
(spécifiques) à des lois (générales). Finalement, il ne devrait exister dans les
affaires de justice que des verdicts faisant jurisprudence, à cette différence
fondamentale près que cette jurisprudence serait perpétuellement à réinventer
(dans la jurisprudence, le cas est tellement nouveau que les juges doivent
improviser leur décision car le code pénal ne répond pas à la
« demande », à la complexité de l’affaire à trancher).
De ce point de vue, aucune
image n’est plus éclairante que celle du juré 3 mis en minorité à la toute fin
du film et jetant sur la table le portefeuille contenant ses notes :
-
« L’affaire
est là toute entière ! »
La photo de son fils
s’extrait alors de son étui, lui donnant raison à son insu. L’affaire est là,
en effet, soit la difficulté de traiter un cas sans y projeter sa propre
histoire, sans faire des liens, des généralités abusives et iniques. Tout homme
veut « savoir », mais pour savoir, il faut s’extraire des
contingences et des circonstances propres à un événement. Il faut découvrir des
lois valant pour tout lieu et tout temps mais on court dés lors le risque
d’induire et non de déduire, de donner à une interprétation « force de
loi » et de soumettre ainsi une communauté à des conceptions erronées. Que
se passerait-il s’il n’existait en réalité que des cas faisant exception à la
loi, que des faits impossibles à soumettre à des généralités, que des points
remarquables irréductibles aux tentatives de leur classification en
« lieux communs » ? N’est-ce pas pourtant l’exacte situation
dans laquelle nous nous trouvons ? Vivons-nous autrement qu’en faisant
semblant de réduire ce qui se produit « comme jamais » à des
formulations qui nous permettent de les interpréter comme des routines se
déroulant « comme toujours » ? Il ne faut pas se laisser tromper
par l’apparente indifférence de l’étranger de Camus. Il dit souvent que les
choses se produisent « comme ça », mais c’est parce qu’il se refuse à
les juger, et plus encore à les généraliser, à les caricaturer par des mots ou
des opinions. Il existe une bêtise généralisatrice propre aux mots
(stigmatisation, assimilation, jugement, condamnation) et une capacité d’un
certain usage des mots propre à contrecarrer cette bêtise : c‘est celui de
l’écriture poétique et littéraire, celui des réflexions de Meursault en prison
avant son exécution. Le juré 8 accomplit ce tour de force d’imposer à
l’occasion des délibérations préalables au jugement d’un homme cette dimension
pure, neutre et exacte d’une langue désamorçant un à un tous les ressorts de la
bêtise propres aux mots.
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