c)
Partie 3 : ce que la Science gagne à ne plus croire à la vérité
Si nous reprenons ce dernier exemple, nous
réalisons précisément tout ce qui caractérise ce que l’on a appelé la science
moderne avec le rôle fondamental accordé par Galilée à l’expérience :
l’idée du vaccin a germé dans l’esprit d’un homme. Elle a donné lieu à une
réalité que l’on peut considérer comme scientifique précisément parce qu’elle
est l’aboutissement d’un processus conçu par un scientifique, mais en même
temps elle ne jouirait pas de ce statut scientifique si elle n’avait pas passé
victorieusement l’épreuve de l’expérience laquelle ne lui garantit aucunement
le statut de vérité. Le rôle de la réalité, c’est-à-dire de la confrontation
avec l’expérience est à la fois réduit en ce sens qu’il se limite à sanctionner
l’idée qu’on lui propose, mais en même temps cette sanction est décisive du
statut scientifique de l’hypothèse. C’est bien ce que Karl Popper a
établi : une conjecture qui ne prendrait pas le risque d’être démentie par
les faits ne serait pas scientifique. Quelque
chose de décisif se joue dans l’expérimentation : non pas la vérité d’une
théorie mais sa scientificité. Pour cela il est nécessaire de considérer
que l’expérience est décisive : soit l’hypothèse est réfutée, soit elle
est validée, on pourrait dire alors qu’elle est au sens propre
« vraisemblable » (semblable au vrai mais pas pour autant vraie).
Ce que la physique quantique va imposer à la
science, c’est l’émergence au sein même de l’expérience de la probabilité. Nous
avons coutume de penser que la probabilité est une spéculation qui nous permet
soit de prévoir les différentes possibilités d’une expérience soit d’envisager
après coup ce qu’elle aurait pu être si elle avait suivi une voie différente de
celle qu’elle a empruntée dans la réalité. Mais une expérience va révéler très
concrètement la pesée du possible sur le réel comme si ces deux concepts dont
on pensait auparavant qu’ils étaient radicalement distincts et séparés par la
fiction se révélaient finalement assimilables l’un à l’autre. En d’autres
termes, nous pourrions dire que cette expérience ne va pas montré du possible
devenant réel (ça c’est finalement le propre de tout événement) mais plutôt
l’émergence de possibilités s’effectuant réellement sans pour autant cesser
d’être possibles, un peu comme si la possibilité de choisir d’appuyer sur la
touche « café » d’un distributeur de boissons alors que vous avez
réellement appuyé sur « Thé » se concrétisait en même temps que
l’option effectivement choisie, celle du thé.
Cette expérience a été conçue initialement en 1802
par Thomas Young mais ce qu’elle a manifesté de proprement révolutionnaire
n’est apparue que bien plus tard, notamment grâce à Richard Feynman (1918 –
1988). Young a eu l ‘idée de trancher la question de savoir si la lumière
était faite de corpuscule ou d’ondes en faisant passer un rayon lumineux au
travers d’une plaque trouée par deux brèches. Si on envoie des billes en
rafales au travers de la plaque on verra dans le prolongement des deux
meurtrières deux bandes correspondant aux impacts des balles passées par le
fente A et par la fente B. Mais si nous faisons la même expérience avec des
vagues, l’écran capteur placé derrière les deux fentes décrira un dessin bien
différent. Deux trains d’ondes vont se constituer à partir des deux brèches de
telle sorte que lorsque le sommet de l’onde passée par la fente A va toucher le
bas de l’onde passée par la fente B, elles vont s’annuler l’une l’autre et
créer ce que l’on appelle une interférence. Sur l’écran nous verrons ainsi se
profiler des bandes dont les écarts ou les « blancs » correspondront
à ces interférences. Young a vu se dessiner ce schéma et en a déduit que la
lumière était ondulatoire.
Mais l’expérience a manifesté toute son ambiguïté
lorsque des physiciens quantiques l’ont utilisée pour déterminer la nature des
électrons, lesquels sont des corpuscules. L’écran capteur a étrangement révélé
des raies correspondant au modèle ondulatoire. Comment des corpuscules
pourraient-il se comporter comme des ondes ? Même en lançant les électrons
un par un, le résultat demeure identique. C’est exactement comme si l’électron
au lieu de passer, en tant que corpuscule, par la fente A ou B, passait en tant
qu’onde par A et B, ou encore comme si la possibilité de passer par B étant
entendu qu’il est passé par A se concrétisait puisque de fait c’est un patron
d’interférences que l’on obtient au final.
Pour bien saisir tout ce que cette expérience a de
dérangeant pour notre santé mentale, il faut bien avoir en tête les
assimilation suivantes : passer par A ou
par B est le propre d’un corpuscule, et c’est ce que fait l’électron
« réellement », passer par A et
par B est ce que fait l’onde et c’est ce que fait l’électron
« potentiellement » ou « possiblement » (c’est ce que l’on
appelle « la fonction d’ondes »), mais ce possible là est
indiscutablement réel puisque l’on en voit la trace sur l’écran qui capte les
impacts des électrons passés au travers de la plaque trouée. Cela revient donc
à poser que par exemple, l’option de boire un café alors que vous avez
réellement appuyé sur la touche « Thé » n’a pas été annulée,
éradiquée par ce choix. Vous ne pouvez plus vraiment considérer que vous n’avez
pas du tout choisi « aussi » le café en fin de compte, sauf que ce
que vous buvez réellement est du thé. Les options possibles ne s’annulent pas
une fois effectué le choix réel.
Mais l’expérience est encore plus étrange lorsque
les physiciens se mettent en tête de savoir par quelle fente l’électron est
passé en installant un détecteur à la sortie de chaque trouée. On constate
alors que l’électron passe bien par A ou
B et le modèle obtenu sur l’écran capteur est corpusculaire (deux raies dans le
prolongement des deux fentes). Si l’observateur se met en tête de déterminer
par quelle fente passe l’électron, celui-ci passe en effet par l’une ou l’autre, mais si on enlève le
détecteur il passe par l’une et
l’autre.
C’est très exactement le même phénomène que celui
que Schrödinger mettra différemment en scène avec le chat. Si vous placez
l’animal dans une boîte avec un atome radioactif, lequel a une chance sur deux
de se désintégrer, et un compteur Geiger muni d’un marteau qui cassera une
fiole de poison si le mécanisme décèle l’éclatement de l’atome, on referme la
boîte et on considère « normalement » que le chat à l’intérieur est
mort ou vivant. Cependant le fait
que vous ayez fermé la boîte vous place exactement dans la même situation que
lorsque l’on fait l’expérience de la double fente sans détecteur, auquel cas la
fonction d’ondes jouant, de la même façon que l’électron passe par le fente A et B, il nous faut bien poser que le
chat est mort et vivant. Si vous
ouvrez la boîte, c’est comme si vous placiez un détecteur, la fonction d’onde
s’écroule et le chat est indiscutablement mort ou vivant.
C’est bien là l’un des aspects les plus
déconcertants de cette expérience : ce n’est pas parce qu’un phénomène se
produit que nous pouvons l’observer, c’est parce que nous l’observons qu’il se
produit de cette manière, sachant que l’autre manière était aussi réelle tant
que nous ne l’observions pas. Dans la perspective ouverte par la physique
quantique dans tout ce qu’elle revêt de probabiliste (contre une physique
déterministe), il faut remarquer d’abord à quel point la référence à
« une » vérité scientifique nous semble ici dérisoire, intenable.
Pourquoi ? Tout simplement parce que nous partons du principe qu’une porte
ne peut être qu’ouverte ou fermée, autrement dit, qu’aucune vérité ne peut
s’imposer si l’on ne respecte pas le principe dit du « tiers exclu »,
or c’est justement ce principe qui est réfuté par l’expérience de la double
fente.
D’autre part, cette impossibilité
d’adhérer au postulat d’une vérité « une » vient de l’évidence
même d’une sorte de diffraction des réalités : ce qui est possible n’est
pas pour autant fictif. Que se passe-t-il exactement quand on place un
détecteur ou bien que l’on ouvre la boîte et que l’on fait s’écrouler la
fonction d’onde ? Deux options sont possibles ici : soit celle du
« many words, a single world » (beaucoup de mots, un seul monde), à
savoir que l’on tient fermement au principe d’un univers unique dans lequel,
par exemple le chat mort si le chat que l’on trouve en ouvrant la boîte est
vivant donne seulement matière à des calculs de probabilité (mais on reste dans
les mathématiques sans franchir le seuil de la physique), soit celle du
« many worlds, a few words » (beaucoup de mondes, quelques mots)
c’est la théorie du physicien Hugh Everett qui évoque l’hypothèse d’univers
multiples ou d’un plurivers. L’ouverture de la boîte a créé la scission entre
deux univers parallèles de la même façon que le jet d’un dé créerait
immédiatement l’ouverture de six mondes et ainsi de suite : chaque
événement faisant advenir « ailleurs » l’une des multiples variables
de son émergence. Ce que nous vivrions dés lors ne serait plus
« une » vie dans « un » monde, mais l’incessante
redistribution des cartes du hasard au sein de laquelle des carrefours de
possibilités multiples ne s’arrêteraient jamais de tisser les motifs
vertigineux et féconds de tous les mondes émergents dans l’efficience du
multiple. Une telle représentation exclue le néant. Il n’y a pas alors de
vérité scientifique, mais ce que la science nous permettrait d’envisager c’est
un foisonnement de mondes diffractés, produits à flux tendu par cette chaîne de
montage continue qu’est la réalité. « Il me semble important, dit
Nietzsche dans la volonté de puissance, qu’on se débarrasse du tout, de
l’unité, de je ne sais quelle force, je ne sais quel absolu (…) Il faut émietter l’Univers, perdre le respect
du Tout, reprendre comme proche et comme nôtres, ce que nous avions donné à
l’inconnu et au Tout. »
Conclusion
Dans son livre « Contre la méthode », le philosophe des
sciences Paul Feyerabend (1924 – 1994) écrit : « La connaissance […] n'est pas
une série de théories cohérentes qui convergent vers une conception idéale; ce
n'est pas une marche progressive vers la vérité. C'est plutôt un océan toujours
plus vaste d'alternatives mutuellement incompatibles (et peut-être même incommensurables)
; chaque théorie singulière, chaque conte de fées, chaque mythe faisant partie
de la collection force les autres à une plus grande souplesse, tous
contribuant, par le biais de cette rivalité, au développement de notre
conscience. » Se pourrait-il, en effet, que la Science dont nous
interprétons spontanément la rigueur comme une démarche dont l’exigence nous
permet de progresser vers la vérité s’assimile davantage, en réalité, à une
sorte d’exercice, d’entrainement dont l’effet consisterait plutôt à affûter
notre conscience, à l’assouplir, voire à l’ouvrir à des perspectives nouvelles
dont il importerait moins qu’elles soient vraies que simplement intéressantes
ou pertinentes ? Déjà Rabelais affirmait que « Science sans
conscience n’est que ruine de l’âme », mais le propos de Feyerabend va
encore plus loin puisque il soutient que la science n’a pas d’autre but que
celui de faire progresser notre conscience. De fait, l’expérience de la double
fente révèle clairement et physiquement à nos yeux ainsi qu’à notre esprit une
dimension quantique dans laquelle l’observation d’une réalité transforme cette
réalité, dans laquelle ce n’est pas parce qu’un électron se comporte comme une
onde que l’on peut exclure qu’il n’agisse pas comme un corpuscule si l’on
modifie l’une des conditions de l’observation. Il semble donc difficile de
soutenir qu’il y a une vérité scientifique, mais c’est précisément en renonçant
à ce préjugé qu’elle acquière sa justification la plus authentique et la moins
discutable : celle d’ouvrir constamment notre conscience à de nouvelles
perspectives de mondes.
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