Pour bien comprendre la signification des pouvoirs de la parole, il convient d’abord de distinguer le pouvoir de la puissance. C’est une différence que l’on retrouve en latin dans l’opposition entre « potestas » (pouvoir autorité) et « potentia » (puissance, capacité). Savoir nager, c’est jouir de la puissance de le faire. Je « peux » le faire parce que j’en ai acquis la compétence. Par contre, le policier « peut » contraindre ou réprimer un citoyen qui commet une infraction parce qu’il en a l’autorité. Le pouvoir s’appuie sur une domination: celle de l’Etat qui a délégué un pouvoir à l’agent et celle de l’agent qui a le droit de contraindre le malfaiteur. La puissance a quelque chose de plus naturel, même quand elle est apprise. Tout le monde a en soi la capacité de savoir nager ou lire mais il convient simplement de révéler à la personne l’efficience de cette capacité qui se trouve en elle sans qu’elle en ait conscience. La puissance est donc une aptitude, une potentialité contenue dans l’être même de la personne, alors que le pouvoir est décrété, délégué, transmis, ou pris par la force.
La puissance est toujours l’expression, l’actualisation de quelque chose, le pouvoir de… alors que le pouvoir est le pouvoir sur…la capacité d’imposer sa volonté à d’autres hommes, de les contrôler. On mesure ainsi tout ce que ces notions peuvent recéler de profondément contradictoires: on libère sa puissance alors que l’on exerce un pouvoir de contrainte sur…Cette opposition place au premier plan la notion de « travail » notamment au sens salarié du terme. Il faudrait qu’un travail soit toujours l’occasion de libérer sa puissance, mais il est cadré, organisé par des structures reposant sur une hiérarchie au sein de laquelle s’exerce un pouvoir. Finalement toute réflexion non totalitaire sur la société consiste à trouver un équilibre entre ce que Marcuse appelle la répression minimale: l’obéissance aux parents, etc. et la surrépression, ou le contrôle maximal exercé sur l’individu. Aucune puissance ne peut se libérer en étant contrainte par un pouvoir, c’est à cause de cela que le travail salarié est devenu pour la plupart des travailleurs le lieu même de leur aliénation, l’écrasement de leur puissance d’agir et conséquemment de leur bonheur. Mais, pour autant, il est impossible qu’une puissance se libère sans s’imposer à elle-même certaines règles. Une puissance a donc besoin d’être actualisée par un pouvoir mais il faut que ce pouvoir ne s’exerce que sur l’individu qui l’effectue et par lui. C'est alors librement qu'il se détermine lui-même à libérer sa puissance en l'actualisant.
Finalement l’énoncé même de la première partie du programme de HLP: les pouvoirs de la parole peut faire référence au pouvoir sur… et au pouvoir de…Aristote défend ainsi la rhétorique: « Il serait absurde, alors qu’il est honteux d’être incapable de se défendre physiquement, qu’il ne soit pas honteux de ne pouvoir le faire verbalement, mode de défense plus approprié à l’homme que le recours à la force physique. Mais objectera-t-on, user à des fins injustes de cette puissance du discours peut nuire gravement, à quoi l’on rétorquera que cet inconvénient est commun à tous les biens, excepté la vertu, et surtout aux biens les plus utiles comme la force, la santé, la richesse, et le pouvoir. Qui en fait juste usage peut rendre les plus grands services, qui s’en sert injustement peut causer les plus grands torts. »
L’homme étant né raisonnable, c’est-à-dire doté d’un esprit, d’une pensée, il serait honteux de ne pas cultiver cette puissance, puisque elle constitue précisément notre qualité propre d’être humain. Aristote situe la rhétorique au niveau de l’autodéfense. Il ne s’agit pas tant d’exercer un pouvoir que d’être à même de résister aux tentatives d’aliénation des autres. Quelque chose de la capacité à parler maintient notre intégrité, notre capacité d’être raisonnable. Aristote décrit donc ici davantage la puissance de la parole, la capacité à exprimer les idées que nous avons en tant qu’être de langage.
le délibératif qui consiste à dissuader ou à encourager de faire chose. Il peut être public ou privé. Il vise à rendre possible ou impossible un acte futur et il a comme motivation la détermination de l’utile et du nuisible
Le judiciaire désigne l’accusation ou la défense du citoyen accusé. Il porte sur le passé, sur l’origine du procès et vise à définir le juste et l’injuste
Enfin l’épidectique consiste à faire la louange ou la critique d’une situation, d’une action, d’une personne. Elle se situe au présent et a comme finalité de définir le beau et le laid.
La parole permet non seulement de communiquer avec Autrui mais d’exprimer à cette occasion le rapport entre une action et une valeur: l’utile, le juste, le beau. La parole est donc à la fois de l’ordre de la puissance en ce sens qu’elle permet à l’homme de cultiver son essence humaine au sein de la cité, mais aussi de libérer de lui-même ce rapport aux idées qui constitue sa sagesse et sa spécificité. Mais nous pouvons constater en même temps que la parole vise à produire des effets sur l’autre citoyen, à le convaincre d’agir ou pas, de condamner ou pas, d’apprécier ou pas. La parole est au croisement de l’action et de la non action, de la condamnation et du pardon, de la louange et du blâme. Elle précipite quelque chose, elle fait pencher les plateaux de la balance. Elle est donc indiscutablement aussi et finalement surtout un pouvoir de convaincre. Il s’agit bel et bien de gagner quelqu’un d’autre à sa cause.
Ex: dans les premières images du film d’Abdellatif Kechiche: « l’esquive », nous percevons clairement, au-delà des temps, les pouvoirs de la parole dans le genre délibératif. Il s’agit d’encourager ses camarades à entreprendre une expédition punitive dans une autre cité. Le registre utilisé est très imagé, hyperbolique. Chacun prend part au débat en essayant de se signaler par l’exagération du propos du précédent. C’est exactement de l’hyperbole (définition de wikipedia: Le terme hyperbole vient du grec hyperbolê, de hyper, qui signifie « au-delà », et ballein, qui signifie « jeter » :en littérature, l’hyperbole est une figure de style qui consiste à créer une exagération et permet d'exprimer un sentiment extrême, de manière à frapper les esprits).
Beaucoup de choses sont à relever dans cet extrait par rapport aux pouvoirs de la parole:
D’abord c’est le tout début du film:
- on entre dans la cité par son registre de langue plus que par son périmètre, par ses frontières spatiales. Nous verrons bien par la suite que c’est précisément cet effet de contrainte de la parole des banlieues qui forcera l’expression de l’amour à une esquive perpétuelle.
- Ils sont tous en cercle et chacun d’eux va jeter au milieu de l’assemblée sa contribution grossière hyperbolique au projet commun. Aucun élément nouveau n’est apporté par tel ou tel, le but est exclusivement et presque littéralement de mettre de l’huile sur le feu. A partir de là, la répétition hypnotique du mantra « sur la vie de ma mère » rend finalement impossible toute discussion, toute atténuation, tout effet de distanciation ou d’analyse. Il s’agit finalement de « promettre » et de s’interdire toute possibilité de repli par la référence sacro-sainte à La Maternité. C’est quasiment du langage performatif au sens donné par Austin. Je fais l’acte de promettre mon engagement dans le combat.
- Aucun des participants à cette « discussion » ne libère ici une puissance quelconque, d’abord parce que les termes utilisés sont des mots de passe, des images intégrant tel ou tel membre dans la communauté, ensuite parce que l’action envisagée est une réaction, une vengeance mais pas une initiative libre, créative.
- On assiste bien ici à l’expression d’un certain pouvoir de la parole, indépendamment du commandement de l’un des ados. Même si tel ou tel semble lancer l’idée du projet, celui-ci est toujours maintenu dans les contours très flous d’une image, d’une allégorie. On se meut davantage dans un discours producteurs d’images que dans l’évocation d’une action précisément décrite. C’est de l’intérieur de la parole que celle-ci ne cesse de se susciter en elle-même et par elle-même. L’effet d’entraînement vers l’action vient donc des images, des métaphores et de la montée en intensité des voix et des intonations.
Concernant la parole, Ferdinand de Saussure (1857 - 1913) distingue précisément la parole de la langue et du langage. Si nous distinguons parole langue et langage, nous réalisons rapidement que la parole est un acte alors que le langage est une faculté et que la langue est une système de signes propre à une communauté, inscrit dans l’histoire d’un peuple. Le langage est universel, la langue est communautaire et la parole est individuelle. Elle est physique, ponctuelle, contingente (elle peut ne pas se produire), Elle consiste dans une certaine vibration du son. La langue n’est pas du registre du libre arbitre: elle nous est imposée par notre lieu de naissance et d’éducation. Le langage est cette capacité à signifier qu’un être humain ne peut pas ne pas avoir du fait même qu’il est éduqué par ses semblables. On peut prendre la parole sous le coup d’une émotion intense. Quelque chose en elle est liée au sensible, alors que la langue et le langage sont plus intellectuels comme l’écriture l’atteste. Le pouvoir de la parole semble très lié à cette immédiateté, à cette nature physique, à cet ancrage dans l’affectif alors que la langue et le langage manifestent une capacité à se mettre à distance de l’instant, du réel. La parole peut susciter la passion, le langage est davantage un crible qui nous permet de structurer le réel par un biais plus commode, plus favorable.La parole c’est la voix, c’est-à-dire la possibilité de faire varier le sens d’une formulation par l’intonation. Toute parole effectue un énoncé qui pourrait être écrit mais elle peut en transformer le sens par des variations d’intensités, de longueurs, de volume, particulièrement dans l’ironie ou l’humour puisque le sens est quasiment contrarié. On signifie le contraire de ce qui est littéralement proféré. Il va donc de soi que la parole n’existerait pas sans le langage ni la langue mais elle est néanmoins à même d’infléchir voire de créer de nouveaux registres de sens qui n’appartiennent qu’à elle.
Qu’est-ce que la parole a donc de spécifique? C’est en la distinguant de l’écriture que nous pourrons répondre à cette question. Dans le dialogue de Platon le « Phèdre », Socrate critique l’écriture notamment parce qu’elle ne répond pas quand on l’interroge et qu’elle ne varie jamais son discours:
« C’est que l’écriture, Phèdre, a un grave inconvénient tout comme la peinture. Les produits de la peinture sont comme s’ils étaient vivants ; mais pose-leur une question, ils gardent gravement le silence. Il en est de même des discours écrits. On pourrait croire qu’ils parlent en personnes intelligentes, mais demande leur de t’expliquer ce qu’ils disent, ils ne répondront qu’une chose, toujours la même ».Socrate cite une légende égyptienne pour illustrer sa condamnation: le Dieu Theus, créateur de la géométrie et du calcul propose au Dieu pharaonThamous, un remède à l’ignorance: l’écriture. Il s’agit de résister à l’oubli. Grâce à cette invention, les hommes peuvent ne rien oublier et parvenir ainsi à un savoir infini. Thamous refuse cette innovation en affirmant qu’elle aura exactement l’effet contraire en entretenant dans l’esprit des personnes qui possèdent le parchemin qu’ils détiennent exactement le savoir. Ce n’est pas parce que l’on a la trace que l’on dispose de la pensée et de la compréhension authentique de ce qu’il renferme. L’écriture matérialise les connaissances mais elle ne rend pas pour autant plus sage, ni plus pédagogue car la transmission ne peut pas résider dans la passation pure et simple d’un parchemin. En voulant lutter contre l’oubli, l’écriture extériorise la réalisation des Idées alors que le dialogue et la parole l’intériorisent au contraire.
Dans son livre « une voix venue d’ailleurs", Maurice Blanchot (1907 - 2003) résume ainsi la pensée de Socrate: « Platon évoque, pour le condamner, un étrange langage: voici que quelqu’un parle et personne ne parle; c’est bien une parole, mais elle ne pense pas ce qu’elle dit et elle dit toujours la même chose, incapable de choisir ses interlocuteurs, incapable de répondre s’ils l’interrogent et de se porter secours à elle-même s’ils l’attaquent: destin qui l’expose à rouler de tous côtés au hasard, et qui expose la vérité à devenir semence de hasard; lui confier le vrai, c’est réellement le confier à la mort. Socrate propose donc que de cette parole, l’on s’écarte le plus possible, comme d’une dangereuse maladie, et que l’on s’en tienne au vrai langage, qui est le langage parlé, où la parole est sûre de trouver dans la présence de celui qui l’exprime une présence vivante. La parole est donc essentiellement du langage vivant qui vise à l’intériorisation du savoir, à une expérience en direct de la réalisation, à l’utilisation de tous les ressorts possibles pour créer dans l’instant cette compréhension quitte à utiliser des chocs, des « traumas », des coups de théâtre.
Maurice Blanchot insiste également sur le fait que Socrate condamne pareillement la parole oraculaire, celle que profère sans la revendiquer ni vraiment la comprendre l’interprète, la pythie, le poète parfois, bref le porte-parole de l’expression divine. Ce n’est pas un hasard, quelque chose de l’écriture se rapproche de cette parole inassignable: « sans origine, sans auteur »:
« Et l’oracle pas plus que l’écriture, ne se justifie, ne s’explique, ne se défend. Pas de dialogue avec l’écrit et pas de dialogue avec le Dieu. Socrate reste étonné de ce silence qui parle. »
Nous pouvons donc précisément définir la parole comme le contraire de l’écriture et de la parole oraculaire: elle est toujours contextuelle, repérable dans le temps et dans l’espace, assignable à une personne qui la revendique et la défend. Elle est ouverte au dialogue, à l’échange d’arguments et se produit dans l’instant. « Ce que peut » l’écriture n’est donc pas la même chose que « ce que peut » la parole.
Si l’écriture, en effet, n’est rien de plus qu’un memento muet et inerte qui ne fait que conserver dans le temps le souvenir d’un passé, elle a du moins cet avantage de s’adresser davantage à l’esprit qu’au corps, de laisser au lecteur le temps de la réflexion, de s’incarner dans un contenu qui peut bien susciter l’enthousiasme, le consentement mais sans effusion, ni insistance, ni injonction. L’écriture n’attend pas une réponse. Elle consiste déjà dans ce qu’elle est. Ce que je lis, est dans le temps de la lecture toujours préalablement écrit. La pensée de l’écrivain dans l’écriture est nécessairement antérieure à la connaissance qu’en prend le lecteur.
Par contre, la parole ouvre l’espace du dialogue, espace au sein duquel, comme le fait remarquer Maurice Merleau-Ponty, une pensée inédite se constitue tissée par le fil d’un échange au sein duquel chaque interlocuteur peut se trouver en situation d’exprimer une idée qu’il ne se savait pas posséder. C’est là probablement la raison profonde de la méfiance de Socrate et de Platon à l’égard de l’écriture (même si Platon a écrit et d’ailleurs qu’aurions nous su de Socrate sans l’écriture?) La mission qu’il doit remplir auprès des athéniens est de les ramener à eux-mêmes, de ne pas les laisser se faire abuser par l’illusion de savoir. Seul la maïeutique, c’est-à-dire une révélation, un accouchement de soi à soi-même peut les sortir de cette ignorance et celle ci ne peut se réaliser que dans l’actualité d’un échange en direct.
« Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de mon interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est le créateur. Il y a là un être à deux, et autrui n’est plus ici pour moi un simple comportement dans mon champ transcendantal, ni d’ailleurs moi dans le sien, nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde. Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d’autrui sont bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l’objection que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour. C’est seulement après coup, quand je me suis retiré du dialogue, et m’en souviens, que je puis le réintégrer à ma vie, en faire un épisode de mon histoire privée, et qu’autrui rentre dans son absence, ou, dans la mesure où il me reste présent, est senti comme une menace pour moi. »
Maurice Merleau-Ponty (1908 - 1961)
Un exemple de pouvoir exercé par la parole sur la foule: le discours de Marc-Antoine après la mort de César dans la pièce de Shakespeare, Jules César (1623)
Par conséquent « ce que peut » l’écriture n’est pas de même nature que « ce que peut la parole », laquelle est toujours vivante, immédiate, capable de stimuler des émotions ou de s’appuyer sur elle. La parole juste est souvent « juste la parole », c’est-à-dire celle qui va prendre la mesure exacte de ce qu’éprouve l’auditoire, des attentes du public.
Le bon orateur est assez intuitif pour saisir dans la pesanteur ou la légèreté de l’atmosphère, dans l’expression des visages et la crispation ou la détente des postures des corps ce qui « circule » dans l’assistance. La parole doit donc décrypter les signes envoyés inconsciemment par ce fond d’écran que constitue l’attention des auditeurs. Tout signifie, en effet, parce que tout est langage mais voilà que dans l’implicite, voire l’inconscient de cette émission à flux continu des signes, une voix s’élève et parvient à exprimer ce non-dit. Maurice Blanchot évoquant l’écriture dit: « Socrate reste étonné de ce silence qui parle. » Mais ne peut-on pas opposer que finalement tout silence parle et que c’est précisément l’habileté du bon orateur que de prolonger par la parole le sens des silences, l’implicite des expressions frustrées, mutiques? Il est vrai que la parole rompt le silence mais elle peut s’inscrire dans le prolongement de ce que le silence suggère. Il s’agit alors de capter le sous-entendu pour le « sur-dire », le surexposer dans la venue au jour d’une parole vive et crue, révélant ce que tout le monde pense sans oser le dire, ou faisant pencher les plateaux de la balance du bon côté, c’est-dire le sien.
La situation de Marc-Antoine après le meurtre de César en 44 avant JC n’est pas aussi claire cependant. La foule se presse devant le sénat parce que la rumeur circule qu’« un Dieu a été assassiné ». La grande faute des conjurés est de n’avoir aucunement anticipé la suite du meurtre, c’est-à-dire la succession, faute de pouvoir anticiper sur la réaction du peuple lequel se divise entre défenseurs de la république et partisans de César. C’est dans ce flou politique que Marc-Antoine va prendre la parole d’abord devant le peuple et ensuite devant le Sénat. Il est l’un des plus fidèles généraux de César qu’il considère comme son père spirituel et il déteste profondément les conjurés au premier rang desquels il faut situer Brutus. S’il se laissait aller, il jetterait l’opprobre sur le fils adoptif de César, il l’accablerait d’injures et le condamnerait à mort (d’ailleurs il finira bien par provoquer cette mort à la bataille de Philippes), mais personne ne sait ce qui va se passer à ce moment là. Marc-Antoine est un tribun, il sait parler au peuple. Brutus est moins proche de la plèbe. Il a passé sa jeunesse à apprendre la philosophie en Grèce et son discours sera ennuyeux, trop soucieux de défendre les principes de la République. Marc-Antoine ne peut pas laisser libre cours à sa fureur dans sa parole, notamment parce que les arguments de Brutus ne sont pas sans fondement: César a bien manifesté à de nombreuses reprises que son but est d’exercer un pouvoir sans partage. Quand il a été assassiné, il venait précisément d’être désigné comme dictateur à vie par la partie du sénat qui lui était favorable.
Il va donc recourir à une figure rhétorique d’origine grecque: le diasyrme, car Marc-Antoine qui lui aussi a étudié en Grèce, s’intéresse davantage à la rhétorique qu’à la philosophie. Il désigne une forme d’ironie tournant en dérision la personne visée en faisant semblant de l’honorer (c’est aussi le procédé utilisé par Voltaire pour discréditer Rousseau quand ce dernier lui envoie son discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes). Le procédé utilisé par Marc-Antoine consiste donc à suggérer une comparaison des mérites de César avec ceux de Brutus de façon à manifester clairement que l’honorabilité de Brutus est très largement inférieur aux conquêtes de César, ainsi qu’à ses qualités:
ANTOINE
« Amis, Romains, compatriotes, prêtez-moi l'oreille. Je viens pour ensevelir César, non pour le louer. Le mal que font les hommes vit après eux ; le bien est souvent enterré avec leurs os : qu'il en soit ainsi de César. Le noble Brutus vous a dit que César était ambitieux : si cela était, c'était un tort grave, et César l'a gravement expié. Ici, avec la permission de Brutus et des autres (car Brutus est un homme honorable, et ils sont tous des hommes honorables), je suis venu pour parler aux funérailles de César. Il était mon ami fidèle et juste ; mais Brutus dit qu'il était ambitieux, et Brutus est un homme honorable. Il a ramené à Rome nombre de captifs, dont les rançons ont rempli les coffres publics : est-ce là ce qui a paru ambitieux dans César ? Quand le pauvre a gémi, César a pleuré : l'ambition devrait être de plus rude étoffe. Pourtant Brutus dit qu'il était ambitieux ; et Brutus est un homme honorable. Vous avez tous vu qu'aux Lupercales je lui ai trois fois présenté une couronne royale, qu'il a refusée trois fois : était-ce là de l'ambition ? Pourtant Brutus dit qu'il était ambitieux ; et assurément c'est un homme honorable. Je ne parle pas pour contester ce qu'a déclaré Brutus, mais je suis ici pour dire ce que je sais. Vous l'avez tous aimé naguère, et non sans motif ; quel motif vous empêche donc de le pleurer ? 0 jugement, tu as fui chez les bêtes brutes, et les hommes ont perdu leur raison !... Excusez-moi : mon coeur est dans le cercueil, là, avec César, et je dois m'interrompre jusqu'à ce qu'il me soit revenu.
PREMIER CITOYEN
Il me semble qu'il y a beaucoup de raison dans ce qu'il dit.
DEUXIEME CITOYEN
Si tu considères bien la chose, César a été traité fort injustement.
TROISIEME CITOYEN
N'est-ce pas, mes maîtres ? Je crains qu'il n'en vienne un pire à sa place.
QUATRIEME CITOYEN
Avez-vous remarqué ses paroles ? il n'a pas voulu prendre la couronne : donc, il est certain qu'il n'était pas ambitieux !
PREMIER CITOYEN
Si cela est prouvé, quelques-uns le paieront cher.
DEUXIEME CITOYEN, désignant Antoine.
Pauvre âme ! ses yeux sont rouges comme du feu à force de pleurer.
TROISIEME CITOYEN
Il n'y a pas dans Rome un homme plus noble qu'Antoine.
Marc-Antoine parle aux funérailles de César. Il a parfaitement compris que c’était le moment où il fallait jouer le plus possible de l’émotion suscitée par la disparition d’un homme célèbre. Un homme est mort et les raisons politiques alléguées par Brutus pour justifier son crime perdent toute leur force devant la dépouille du conquérant. Mais l’habileté de Marc-Antoine ne s’arrête pas là: il utilise des antiphrases disant ce qu’il ne fait pas et faisant ce qu’il ne dit pas (il dit qu’il ne va pas louer César et qu’il ne va pas contredire Brutus). Il joue de l’effet de répétition: « mais Brutus a dit qu’il fallait tuer César et Brutus est un homme honorable » de telle sorte qu’à la longue les critiques de Brutus à l’égard de César ne portent plus. Il y a un effet d’accumulation des critiques de Brutus et des mérites de César, lesquels ne peuvent qu’être mis en regard avec une seule qualité de Brutus qualité que tout citoyen de Rome respectueux des lois partage avec lui.
Il est peu de discours dans lesquels la parole s’efforce d’être aussi affûtée qu’un poignard. La force n’est pas de mise dans cette situation parce qu’on ne sait pas de quel côté le peuple de Rome va pencher, parce que César avait bien des ambitions de dictateur à vie, parce que l’armée de vétérans fidèle à César ne va pas tarder à réclamer ses gages. Le but de Marc-Antoine est littéralement de retourner l’arme du crime contre les comploteurs et d’utiliser l’art de la parole, de créer littéralement une machine rhétorique dont le but est de faire éclater au grand jour l’ignominie des sénateurs. Il s’agit donc de jouer un double jeu, de faire semblant de donner des gages à l’adversaire que l’on veut mettre à mort. C’est la raison pour laquelle le diasyrme, l’antiphrase, la prétérition et l’anaphore constituent les figures les plus utilisées dans ce discours. Imaginons une boussole dont nous saurions que l’aiguille indique toujours le Sud et nous n’en connaîtrions pas moins la position du nord, mais il faudrait inverser le sens de l’instrument. C’est à peu prés la même gymnastique mentale à laquelle Marc-Antoine nous invite.
En réalité, nous aurons besoin de bien plus que des oreilles pour saisir le discours de Marc-Antoine. On peut fort bien l’écouter sans l’entendre. Il va s’agir pour nous de « sur-entendre » ce qui est « sous-dit », recouvert par des figures certes compréhensibles mais nécessitant une lecture qui n’est pas du tout littérale. Prêtez attention à mon discours…parce qu’il est à double fond. Je viens pour ensevelir et non pour louer: c’est exactement le contraire qui est vrai (antiphrase). Marc-Antoine poursuit avec cette étrange référence au mal et au bien. Qu’est-ce que cela cache? Un constat amer: tout le monde se souvient du mal fait par les hommes illustres mais pas de ce qu’ils ont fait de bien, comme si le bien entrait dans l’ordre des choses et ne valait pas la peine d’être rappelé alors que le mal frappe davantage notre attention et notre mémoire. Qu’il en soit ainsi! D’accord! C’est un style déclamatoire, (proche du ainsi soit-il de la prière chrétienne) qui exprime un souhait mais un faux souhait, évidemment. C’est comme si l’on rajoutait à l’ignominie d’avoir tué un homme sous un faux prétexte, l’opprobre de salir sa mémoire. Allons-y! Tant qu’on y est! On n’est plus à ça prêt! On le tue, on l’insulte et, en plus, on va ternir son image dans le souvenir de nos enfant! Ce souhait est une indignation..
Par rapport à cette attitude méprisable, la qualificatif de « noble » appliqué à Brutus arrive avec un effet de contraste ironique. Le « si cela était » suffit à créer la première ombre au tableau, l’insinuation d’un conditionnel qui enfonce prudemment le coin d’une relativisation du jugement de Brutus. Supposons que cela soit vrai, la gravité de la faute de César serait assez compensée par la gravité de la punition. Pourrait-on au moins laisser cet homme en paix?
Non! Un homme honorable (mais qui ne l’est pas? Tout citoyen romain qui ne commet pas de crimes est honorable) juge défavorablement la conduite de César et a l’impudence de justifier son crime sur sa dépouille encore chaude. Le jugement négatif d’un homme honorable sur un homme de bien a suffi pour entraîner la mort de ce dernier. Supposons que ce jugement soit faux, l’homme de bien n’en resterait pas moins mort. Il nous arrive à tous de nous tromper sur quelqu’un, ce n’est pas pour autant que cela aboutit à la mort d’un homme. Il reste le cadavre. Montrer devant la dépouille de César que l’argumentation de Brutus est mensongère, c’est exactement affirmer que César ne devrait pas être là immobile figé dans une posture cadavérique. Le pouvoir de la parole de Marc-Antoine, est là, dans sa capacité à montrer, à dénoncer le pouvoir d’une parole mensongère. Brutus a dit et cela suffit? Depuis quand l’opinion d’un homme honorable suffit-elle à faire tomber des conquérants, des bienfaiteurs de la cité? Serait-ce un jeu comme « Jacques a dit ». Nous sommes ici devant le résultat d’un jugement qui n’a aucune légalité, aucun fondement. « Les hommes ont perdu leur raison et le jugement est maintenant chez les animaux » comme il le dira plus tard.
Quelque chose doit retenir notre attention: Marc-Antoine n’arrête pas de dire pour quoi il est là: nous passons de « je viens pour ensevelir César" à « je suis venu pour parler » et enfin « je suis ici pour dire ce que je sais » (et ce que je sais c‘est que César n’était pas un homme ambitieux », donc qu’il a été tué pour rien. Y-a-t-il eu un procès d’ailleurs?) Cette façon de préciser les raisons, les buts de sa venue prépare la figure de la prétérition: « Je ne parle pas pour contester ce qu’a déclaré Brutus. »
Les arguments de Brutus sont au nombre de trois:
- César a rempli les caisses de Rome. C’est ça l’ambition?
- César était compatissant. C’est une qualité incompatible avec l’ambition car l’ambition est égoïste alors que la charité est altruiste
- César a refusé la couronne donc il n’est pas ambitieux.
Évidemment Marc-Antoine oublie que César venait juste d’être nommé par le sénat dictature à vie. La fin du discours est marquée par l'émotion. Marc-Antoine tourne sans cesse autour de la question de savoir ce qui est vraiment là dans le cercueil. Il y a la dépouille évidemment, mais aussi le bien qu’il a fait et aussi le coeur de Marc-Antoine. Nous sommes dans un monde de fous: un homme simplement honorable se donne de façon aussi illégitime qu’illégale le droit de tuer un homme illustre. On insulte César, on lui adresse des reproches dont il peut d'autant moins se défendre qu'il a été tué à cause d'eux (comme si la suspiscion suffisait à justifier une sanction irrévocable et la seule attitude qui convient est pour les vivants d’enfermer leur coeur dans le cercueil des morts puisque la raison a quitté la surface de ce monde. Regardez ceux qui restent et songez à celui qui part. Notre coeur n’a pas à hésiter: s’il faut accompagner les morts pour jouir de la satisfaction d’avoir raison, faisons-le! Plutôt que de suivre la folie des vivants! Il faut s'interrompre, c'est-à-dire donner à son silence un sens, non pas seulement celui du recueillement mais surtout de l'effondrement. Le silence de la parole est encore de la parole, du signifiant.
Beaucoup de choses sont à relever dans cet extrait par rapport aux pouvoirs de la parole:
D’abord c’est le tout début du film:
- on entre dans la cité par son registre de langue plus que par son périmètre, par ses frontières spatiales. Nous verrons bien par la suite que c’est précisément cet effet de contrainte de la parole des banlieues qui forcera l’expression de l’amour à une esquive perpétuelle.
- Ils sont tous en cercle et chacun d’eux va jeter au milieu de l’assemblée sa contribution grossière hyperbolique au projet commun. Aucun élément nouveau n’est apporté par tel ou tel, le but est exclusivement et presque littéralement de mettre de l’huile sur le feu. A partir de là, la répétition hypnotique du mantra « sur la vie de ma mère » rend finalement impossible toute discussion, toute atténuation, tout effet de distanciation ou d’analyse. Il s’agit finalement de « promettre » et de s’interdire toute possibilité de repli par la référence sacro-sainte à La Maternité. C’est quasiment du langage performatif au sens donné par Austin. Je fais l’acte de promettre mon engagement dans le combat.
- Aucun des participants à cette « discussion » ne libère ici une puissance quelconque, d’abord parce que les termes utilisés sont des mots de passe, des images intégrant tel ou tel membre dans la communauté, ensuite parce que l’action envisagée est une réaction, une vengeance mais pas une initiative libre, créative.
- On assiste bien ici à l’expression d’un certain pouvoir de la parole, indépendamment du commandement de l’un des ados. Même si tel ou tel semble lancer l’idée du projet, celui-ci est toujours maintenu dans les contours très flous d’une image, d’une allégorie. On se meut davantage dans un discours producteurs d’images que dans l’évocation d’une action précisément décrite. C’est de l’intérieur de la parole que celle-ci ne cesse de se susciter en elle-même et par elle-même. L’effet d’entraînement vers l’action vient donc des images, des métaphores et de la montée en intensité des voix et des intonations.
Concernant la parole, Ferdinand de Saussure (1857 - 1913) distingue précisément la parole de la langue et du langage. Si nous distinguons parole langue et langage, nous réalisons rapidement que la parole est un acte alors que le langage est une faculté et que la langue est une système de signes propre à une communauté, inscrit dans l’histoire d’un peuple. Le langage est universel, la langue est communautaire et la parole est individuelle. Elle est physique, ponctuelle, contingente (elle peut ne pas se produire), Elle consiste dans une certaine vibration du son. La langue n’est pas du registre du libre arbitre: elle nous est imposée par notre lieu de naissance et d’éducation. Le langage est cette capacité à signifier qu’un être humain ne peut pas ne pas avoir du fait même qu’il est éduqué par ses semblables. On peut prendre la parole sous le coup d’une émotion intense. Quelque chose en elle est liée au sensible, alors que la langue et le langage sont plus intellectuels comme l’écriture l’atteste. Le pouvoir de la parole semble très lié à cette immédiateté, à cette nature physique, à cet ancrage dans l’affectif alors que la langue et le langage manifestent une capacité à se mettre à distance de l’instant, du réel. La parole peut susciter la passion, le langage est davantage un crible qui nous permet de structurer le réel par un biais plus commode, plus favorable.La parole c’est la voix, c’est-à-dire la possibilité de faire varier le sens d’une formulation par l’intonation. Toute parole effectue un énoncé qui pourrait être écrit mais elle peut en transformer le sens par des variations d’intensités, de longueurs, de volume, particulièrement dans l’ironie ou l’humour puisque le sens est quasiment contrarié. On signifie le contraire de ce qui est littéralement proféré. Il va donc de soi que la parole n’existerait pas sans le langage ni la langue mais elle est néanmoins à même d’infléchir voire de créer de nouveaux registres de sens qui n’appartiennent qu’à elle.
Qu’est-ce que la parole a donc de spécifique? C’est en la distinguant de l’écriture que nous pourrons répondre à cette question. Dans le dialogue de Platon le « Phèdre », Socrate critique l’écriture notamment parce qu’elle ne répond pas quand on l’interroge et qu’elle ne varie jamais son discours:
« C’est que l’écriture, Phèdre, a un grave inconvénient tout comme la peinture. Les produits de la peinture sont comme s’ils étaient vivants ; mais pose-leur une question, ils gardent gravement le silence. Il en est de même des discours écrits. On pourrait croire qu’ils parlent en personnes intelligentes, mais demande leur de t’expliquer ce qu’ils disent, ils ne répondront qu’une chose, toujours la même ».Socrate cite une légende égyptienne pour illustrer sa condamnation: le Dieu Theus, créateur de la géométrie et du calcul propose au Dieu pharaonThamous, un remède à l’ignorance: l’écriture. Il s’agit de résister à l’oubli. Grâce à cette invention, les hommes peuvent ne rien oublier et parvenir ainsi à un savoir infini. Thamous refuse cette innovation en affirmant qu’elle aura exactement l’effet contraire en entretenant dans l’esprit des personnes qui possèdent le parchemin qu’ils détiennent exactement le savoir. Ce n’est pas parce que l’on a la trace que l’on dispose de la pensée et de la compréhension authentique de ce qu’il renferme. L’écriture matérialise les connaissances mais elle ne rend pas pour autant plus sage, ni plus pédagogue car la transmission ne peut pas résider dans la passation pure et simple d’un parchemin. En voulant lutter contre l’oubli, l’écriture extériorise la réalisation des Idées alors que le dialogue et la parole l’intériorisent au contraire.
Dans son livre « une voix venue d’ailleurs", Maurice Blanchot (1907 - 2003) résume ainsi la pensée de Socrate: « Platon évoque, pour le condamner, un étrange langage: voici que quelqu’un parle et personne ne parle; c’est bien une parole, mais elle ne pense pas ce qu’elle dit et elle dit toujours la même chose, incapable de choisir ses interlocuteurs, incapable de répondre s’ils l’interrogent et de se porter secours à elle-même s’ils l’attaquent: destin qui l’expose à rouler de tous côtés au hasard, et qui expose la vérité à devenir semence de hasard; lui confier le vrai, c’est réellement le confier à la mort. Socrate propose donc que de cette parole, l’on s’écarte le plus possible, comme d’une dangereuse maladie, et que l’on s’en tienne au vrai langage, qui est le langage parlé, où la parole est sûre de trouver dans la présence de celui qui l’exprime une présence vivante. La parole est donc essentiellement du langage vivant qui vise à l’intériorisation du savoir, à une expérience en direct de la réalisation, à l’utilisation de tous les ressorts possibles pour créer dans l’instant cette compréhension quitte à utiliser des chocs, des « traumas », des coups de théâtre.
Maurice Blanchot insiste également sur le fait que Socrate condamne pareillement la parole oraculaire, celle que profère sans la revendiquer ni vraiment la comprendre l’interprète, la pythie, le poète parfois, bref le porte-parole de l’expression divine. Ce n’est pas un hasard, quelque chose de l’écriture se rapproche de cette parole inassignable: « sans origine, sans auteur »:
« Et l’oracle pas plus que l’écriture, ne se justifie, ne s’explique, ne se défend. Pas de dialogue avec l’écrit et pas de dialogue avec le Dieu. Socrate reste étonné de ce silence qui parle. »
Nous pouvons donc précisément définir la parole comme le contraire de l’écriture et de la parole oraculaire: elle est toujours contextuelle, repérable dans le temps et dans l’espace, assignable à une personne qui la revendique et la défend. Elle est ouverte au dialogue, à l’échange d’arguments et se produit dans l’instant. « Ce que peut » l’écriture n’est donc pas la même chose que « ce que peut » la parole.
Si l’écriture, en effet, n’est rien de plus qu’un memento muet et inerte qui ne fait que conserver dans le temps le souvenir d’un passé, elle a du moins cet avantage de s’adresser davantage à l’esprit qu’au corps, de laisser au lecteur le temps de la réflexion, de s’incarner dans un contenu qui peut bien susciter l’enthousiasme, le consentement mais sans effusion, ni insistance, ni injonction. L’écriture n’attend pas une réponse. Elle consiste déjà dans ce qu’elle est. Ce que je lis, est dans le temps de la lecture toujours préalablement écrit. La pensée de l’écrivain dans l’écriture est nécessairement antérieure à la connaissance qu’en prend le lecteur.
Par contre, la parole ouvre l’espace du dialogue, espace au sein duquel, comme le fait remarquer Maurice Merleau-Ponty, une pensée inédite se constitue tissée par le fil d’un échange au sein duquel chaque interlocuteur peut se trouver en situation d’exprimer une idée qu’il ne se savait pas posséder. C’est là probablement la raison profonde de la méfiance de Socrate et de Platon à l’égard de l’écriture (même si Platon a écrit et d’ailleurs qu’aurions nous su de Socrate sans l’écriture?) La mission qu’il doit remplir auprès des athéniens est de les ramener à eux-mêmes, de ne pas les laisser se faire abuser par l’illusion de savoir. Seul la maïeutique, c’est-à-dire une révélation, un accouchement de soi à soi-même peut les sortir de cette ignorance et celle ci ne peut se réaliser que dans l’actualité d’un échange en direct.
« Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de mon interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est le créateur. Il y a là un être à deux, et autrui n’est plus ici pour moi un simple comportement dans mon champ transcendantal, ni d’ailleurs moi dans le sien, nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde. Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d’autrui sont bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l’objection que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour. C’est seulement après coup, quand je me suis retiré du dialogue, et m’en souviens, que je puis le réintégrer à ma vie, en faire un épisode de mon histoire privée, et qu’autrui rentre dans son absence, ou, dans la mesure où il me reste présent, est senti comme une menace pour moi. »
Maurice Merleau-Ponty (1908 - 1961)
Un exemple de pouvoir exercé par la parole sur la foule: le discours de Marc-Antoine après la mort de César dans la pièce de Shakespeare, Jules César (1623)
Par conséquent « ce que peut » l’écriture n’est pas de même nature que « ce que peut la parole », laquelle est toujours vivante, immédiate, capable de stimuler des émotions ou de s’appuyer sur elle. La parole juste est souvent « juste la parole », c’est-à-dire celle qui va prendre la mesure exacte de ce qu’éprouve l’auditoire, des attentes du public.
La situation de Marc-Antoine après le meurtre de César en 44 avant JC n’est pas aussi claire cependant. La foule se presse devant le sénat parce que la rumeur circule qu’« un Dieu a été assassiné ». La grande faute des conjurés est de n’avoir aucunement anticipé la suite du meurtre, c’est-à-dire la succession, faute de pouvoir anticiper sur la réaction du peuple lequel se divise entre défenseurs de la république et partisans de César. C’est dans ce flou politique que Marc-Antoine va prendre la parole d’abord devant le peuple et ensuite devant le Sénat. Il est l’un des plus fidèles généraux de César qu’il considère comme son père spirituel et il déteste profondément les conjurés au premier rang desquels il faut situer Brutus. S’il se laissait aller, il jetterait l’opprobre sur le fils adoptif de César, il l’accablerait d’injures et le condamnerait à mort (d’ailleurs il finira bien par provoquer cette mort à la bataille de Philippes), mais personne ne sait ce qui va se passer à ce moment là. Marc-Antoine est un tribun, il sait parler au peuple. Brutus est moins proche de la plèbe. Il a passé sa jeunesse à apprendre la philosophie en Grèce et son discours sera ennuyeux, trop soucieux de défendre les principes de la République. Marc-Antoine ne peut pas laisser libre cours à sa fureur dans sa parole, notamment parce que les arguments de Brutus ne sont pas sans fondement: César a bien manifesté à de nombreuses reprises que son but est d’exercer un pouvoir sans partage. Quand il a été assassiné, il venait précisément d’être désigné comme dictateur à vie par la partie du sénat qui lui était favorable.
Il va donc recourir à une figure rhétorique d’origine grecque: le diasyrme, car Marc-Antoine qui lui aussi a étudié en Grèce, s’intéresse davantage à la rhétorique qu’à la philosophie. Il désigne une forme d’ironie tournant en dérision la personne visée en faisant semblant de l’honorer (c’est aussi le procédé utilisé par Voltaire pour discréditer Rousseau quand ce dernier lui envoie son discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes). Le procédé utilisé par Marc-Antoine consiste donc à suggérer une comparaison des mérites de César avec ceux de Brutus de façon à manifester clairement que l’honorabilité de Brutus est très largement inférieur aux conquêtes de César, ainsi qu’à ses qualités:
ANTOINE
« Amis, Romains, compatriotes, prêtez-moi l'oreille. Je viens pour ensevelir César, non pour le louer. Le mal que font les hommes vit après eux ; le bien est souvent enterré avec leurs os : qu'il en soit ainsi de César. Le noble Brutus vous a dit que César était ambitieux : si cela était, c'était un tort grave, et César l'a gravement expié. Ici, avec la permission de Brutus et des autres (car Brutus est un homme honorable, et ils sont tous des hommes honorables), je suis venu pour parler aux funérailles de César. Il était mon ami fidèle et juste ; mais Brutus dit qu'il était ambitieux, et Brutus est un homme honorable. Il a ramené à Rome nombre de captifs, dont les rançons ont rempli les coffres publics : est-ce là ce qui a paru ambitieux dans César ? Quand le pauvre a gémi, César a pleuré : l'ambition devrait être de plus rude étoffe. Pourtant Brutus dit qu'il était ambitieux ; et Brutus est un homme honorable. Vous avez tous vu qu'aux Lupercales je lui ai trois fois présenté une couronne royale, qu'il a refusée trois fois : était-ce là de l'ambition ? Pourtant Brutus dit qu'il était ambitieux ; et assurément c'est un homme honorable. Je ne parle pas pour contester ce qu'a déclaré Brutus, mais je suis ici pour dire ce que je sais. Vous l'avez tous aimé naguère, et non sans motif ; quel motif vous empêche donc de le pleurer ? 0 jugement, tu as fui chez les bêtes brutes, et les hommes ont perdu leur raison !... Excusez-moi : mon coeur est dans le cercueil, là, avec César, et je dois m'interrompre jusqu'à ce qu'il me soit revenu.
PREMIER CITOYEN
Il me semble qu'il y a beaucoup de raison dans ce qu'il dit.
DEUXIEME CITOYEN
Si tu considères bien la chose, César a été traité fort injustement.
TROISIEME CITOYEN
N'est-ce pas, mes maîtres ? Je crains qu'il n'en vienne un pire à sa place.
QUATRIEME CITOYEN
Avez-vous remarqué ses paroles ? il n'a pas voulu prendre la couronne : donc, il est certain qu'il n'était pas ambitieux !
PREMIER CITOYEN
Si cela est prouvé, quelques-uns le paieront cher.
DEUXIEME CITOYEN, désignant Antoine.
Pauvre âme ! ses yeux sont rouges comme du feu à force de pleurer.
TROISIEME CITOYEN
Il n'y a pas dans Rome un homme plus noble qu'Antoine.
Il est peu de discours dans lesquels la parole s’efforce d’être aussi affûtée qu’un poignard. La force n’est pas de mise dans cette situation parce qu’on ne sait pas de quel côté le peuple de Rome va pencher, parce que César avait bien des ambitions de dictateur à vie, parce que l’armée de vétérans fidèle à César ne va pas tarder à réclamer ses gages. Le but de Marc-Antoine est littéralement de retourner l’arme du crime contre les comploteurs et d’utiliser l’art de la parole, de créer littéralement une machine rhétorique dont le but est de faire éclater au grand jour l’ignominie des sénateurs. Il s’agit donc de jouer un double jeu, de faire semblant de donner des gages à l’adversaire que l’on veut mettre à mort. C’est la raison pour laquelle le diasyrme, l’antiphrase, la prétérition et l’anaphore constituent les figures les plus utilisées dans ce discours. Imaginons une boussole dont nous saurions que l’aiguille indique toujours le Sud et nous n’en connaîtrions pas moins la position du nord, mais il faudrait inverser le sens de l’instrument. C’est à peu prés la même gymnastique mentale à laquelle Marc-Antoine nous invite.
En réalité, nous aurons besoin de bien plus que des oreilles pour saisir le discours de Marc-Antoine. On peut fort bien l’écouter sans l’entendre. Il va s’agir pour nous de « sur-entendre » ce qui est « sous-dit », recouvert par des figures certes compréhensibles mais nécessitant une lecture qui n’est pas du tout littérale. Prêtez attention à mon discours…parce qu’il est à double fond. Je viens pour ensevelir et non pour louer: c’est exactement le contraire qui est vrai (antiphrase). Marc-Antoine poursuit avec cette étrange référence au mal et au bien. Qu’est-ce que cela cache? Un constat amer: tout le monde se souvient du mal fait par les hommes illustres mais pas de ce qu’ils ont fait de bien, comme si le bien entrait dans l’ordre des choses et ne valait pas la peine d’être rappelé alors que le mal frappe davantage notre attention et notre mémoire. Qu’il en soit ainsi! D’accord! C’est un style déclamatoire, (proche du ainsi soit-il de la prière chrétienne) qui exprime un souhait mais un faux souhait, évidemment. C’est comme si l’on rajoutait à l’ignominie d’avoir tué un homme sous un faux prétexte, l’opprobre de salir sa mémoire. Allons-y! Tant qu’on y est! On n’est plus à ça prêt! On le tue, on l’insulte et, en plus, on va ternir son image dans le souvenir de nos enfant! Ce souhait est une indignation..
Par rapport à cette attitude méprisable, la qualificatif de « noble » appliqué à Brutus arrive avec un effet de contraste ironique. Le « si cela était » suffit à créer la première ombre au tableau, l’insinuation d’un conditionnel qui enfonce prudemment le coin d’une relativisation du jugement de Brutus. Supposons que cela soit vrai, la gravité de la faute de César serait assez compensée par la gravité de la punition. Pourrait-on au moins laisser cet homme en paix?
Non! Un homme honorable (mais qui ne l’est pas? Tout citoyen romain qui ne commet pas de crimes est honorable) juge défavorablement la conduite de César et a l’impudence de justifier son crime sur sa dépouille encore chaude. Le jugement négatif d’un homme honorable sur un homme de bien a suffi pour entraîner la mort de ce dernier. Supposons que ce jugement soit faux, l’homme de bien n’en resterait pas moins mort. Il nous arrive à tous de nous tromper sur quelqu’un, ce n’est pas pour autant que cela aboutit à la mort d’un homme. Il reste le cadavre. Montrer devant la dépouille de César que l’argumentation de Brutus est mensongère, c’est exactement affirmer que César ne devrait pas être là immobile figé dans une posture cadavérique. Le pouvoir de la parole de Marc-Antoine, est là, dans sa capacité à montrer, à dénoncer le pouvoir d’une parole mensongère. Brutus a dit et cela suffit? Depuis quand l’opinion d’un homme honorable suffit-elle à faire tomber des conquérants, des bienfaiteurs de la cité? Serait-ce un jeu comme « Jacques a dit ». Nous sommes ici devant le résultat d’un jugement qui n’a aucune légalité, aucun fondement. « Les hommes ont perdu leur raison et le jugement est maintenant chez les animaux » comme il le dira plus tard.
Quelque chose doit retenir notre attention: Marc-Antoine n’arrête pas de dire pour quoi il est là: nous passons de « je viens pour ensevelir César" à « je suis venu pour parler » et enfin « je suis ici pour dire ce que je sais » (et ce que je sais c‘est que César n’était pas un homme ambitieux », donc qu’il a été tué pour rien. Y-a-t-il eu un procès d’ailleurs?) Cette façon de préciser les raisons, les buts de sa venue prépare la figure de la prétérition: « Je ne parle pas pour contester ce qu’a déclaré Brutus. »
Les arguments de Brutus sont au nombre de trois:
- César a rempli les caisses de Rome. C’est ça l’ambition?
- César était compatissant. C’est une qualité incompatible avec l’ambition car l’ambition est égoïste alors que la charité est altruiste
- César a refusé la couronne donc il n’est pas ambitieux.
Évidemment Marc-Antoine oublie que César venait juste d’être nommé par le sénat dictature à vie. La fin du discours est marquée par l'émotion. Marc-Antoine tourne sans cesse autour de la question de savoir ce qui est vraiment là dans le cercueil. Il y a la dépouille évidemment, mais aussi le bien qu’il a fait et aussi le coeur de Marc-Antoine. Nous sommes dans un monde de fous: un homme simplement honorable se donne de façon aussi illégitime qu’illégale le droit de tuer un homme illustre. On insulte César, on lui adresse des reproches dont il peut d'autant moins se défendre qu'il a été tué à cause d'eux (comme si la suspiscion suffisait à justifier une sanction irrévocable et la seule attitude qui convient est pour les vivants d’enfermer leur coeur dans le cercueil des morts puisque la raison a quitté la surface de ce monde. Regardez ceux qui restent et songez à celui qui part. Notre coeur n’a pas à hésiter: s’il faut accompagner les morts pour jouir de la satisfaction d’avoir raison, faisons-le! Plutôt que de suivre la folie des vivants! Il faut s'interrompre, c'est-à-dire donner à son silence un sens, non pas seulement celui du recueillement mais surtout de l'effondrement. Le silence de la parole est encore de la parole, du signifiant.
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