« Me voilà tuberculeux par exemple. Ici apparaît la malédiction. Cette maladie qui m’infecte, m’affaiblit, me change, limite brusquement mes possibilités et mes horizons. J’étais acteur ou sportif, je ne puis plus l’être. Ainsi, négativement, je suis déchargé de toute responsabilité touchant ces possibilités que le cours du monde vient de m’ôter . C’est ce que le langage populaire nomme être diminué […] J’étais un bouquet de possibilité, on ôte quelques fleurs, le bouquet reste dans le vase, diminué, réduit à quelques éléments. Mais en réalité il n’en est rien. Cette image est mécanique. La situation nouvelle quoique venue du dehors doit être vécue c’est-à-dire assumée dans un dépassement. Il est vrai de dire qu’on m’ôte des possibilités mais il est vrai aussi que j’y renonce ou que je m’y cramponne ou que je ne veux pas voir qu’elles me sont ôtées ou que je me soumets à un régime systématique pour les reconquérir. En un mot ces possibilités ne sont donc pas supprimées mais remplacées par un choix d’attitudes possibles envers la disparition de ces possibilités. Et d’autre part, surgissent avec mon état nouveau des possibilités nouvelles, possibilités à l’égard de ma maladie (être bon ou mauvais malade). […] Autrement dit la maladie est une condition à l’intérieur de laquelle l’homme est à nouveau libre et sans excuses. Il a à prendre la responsabilité de sa maladie. Reste qu’il n’a pas voulu cette maladie et qu’il doit à présent la vouloir. Ce qui n’est pas de lui, c’est la brusque suppression des possibilités. Ce qui est de lui, c’est l’invention immédiate d’un projet nouveau à travers cette suppression […] Ainsi ma liberté est condamnation parce que je ne suis pas libre d’être ou de n’être pas malade et la maladie me vient de dehors, elle n’est pas de moi, elle n’est pas ma faute. Mais comme je suis libre, je suis contraint par ma liberté, de la faire mienne, de la faire mon horizon, ma perspective, ma moralité… Je suis perpétuellement condamné à vouloir ce que je n’ai pas voulu, à ne plus vouloir ce que j’ai voulu, à me reconstruire dans l’unité d’une vie en présence de destructions que m’inflige l’extérieur. Ainsi suis-je sans repos : toujours transformé, miné, laminé, ruiné du dehors et toujours libre, toujours obligé de reprendre à mon compte ce dont je ne suis pas responsable. Totalement déterminé et totalement libre. Obligé d’assumer ce déterminisme pour poser au-delà les buts de ma liberté, de faire de ce déterminisme un engagement de plus ».
Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale (1947-1948).
Nous partons habituellement du principe selon lequel certains évènements de notre vie nous rendent libres (acquérir un poste de pouvoir dans une entreprise ou une administration, gagner plus d’argent, suivre des apprentissages qui augmentent nos compétences) alors que d’autres nous empêchent de l’être (être enfermé, poursuivi par la justice, échouer à un examen, etc.). Cela implique que nous soyons plus ou moins libres selon le cours que suit notre existence et les aléas de notre vie personnelle. Etre libre, en d’autres termes, serait un état fluctuant qui varierait en fonction des circonstances. Mais cette conception de la liberté est-elle pertinente? Peut-on soutenir que la liberté humaine soit ainsi une donnée aussi relative, aussi hasardeuse? (Thème du texte) Dans ce texte, Jean-Paul Sartre répond clairement par la négative. Loin d’être une simple qualité qui nous échoit de temps à autre, la liberté fait partie intégrante de notre être. Nous ne pouvons aucunement exister sans être libres et sans avoir à en assumer les conséquences. Aucune excuse, donc, ne saurait valoir pour justifier que je me dérobe à la responsabilité de mes actes, pensées ou décisions parce que les déterminations qui s’imposent à nous de l’extérieur constituent en réalité autant de situations à l’intérieur desquelles nous avons à assumer de nouvelles attitudes possibles à l’égard de données récentes. Ce n’est pas parce que des évènements nous imposent de nouvelles situations que nous sommes esclaves du destin ou des coups du sort. C’est au contraire à cause de ces situations que nous n’avons pas voulues que nous sommes condamnés à être libres (Thèse du texte) L’enjeu de ce texte est donc de donner de l’homme une définition qui inclue au coeur de sa condition même une responsabilité sans limites ni restrictions. Le fait même de notre existence consiste dans cette assomption de toutes les situations que nous subissons parce qu’exister est ce dépassement par le biais duquel nous constituons de nouveaux projets à partir de nouveaux évènements. Etre humain revient finalement à cultiver cette puissance de vouloir ce qu’on n’a pas voulu, de choisir ce que l’on n’a pas choisi. Mais n’est-ce pas là donner au sujet une place éminente à laquelle il ne peut pas réellement prétendre? (enjeu du texte) Une maladie grave nous prive de libertés dont nous disposions avant d’en être affecté. Cette réduction de mes capacités peut-elle être considérée comme une privation pure et simple de ma liberté de sujet? En aucune façon, selon Jean-Paul Sartre, et nous pouvons relever dans le second mouvement de son texte l’efficience d’une claire distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui, tout en n’en dépendant pas, nous met en demeure d’exercer notre liberté sachant qu’il n’existe pas d’autre liberté qu’en exercice. Le dernier temps du texte peut ainsi se formuler comme un paradoxe: nous ne sommes pas libres d’être libres. Ne pas être libre n’est pas une option. La liberté, c’est notre lot, notre fardeau, notre fatalité. (Plan du texte)
1) La confusion du sens commun: la liberté, vertige devant tous les possibles
a) La responsabilité comme problème
Être atteint d’une maladie chronique est un drame qu’il nous est difficile de vivre autrement que comme une fatalité. Nous sommes écrasés par ce coup du sort, foudroyés par cet éclair qui réduit à néant nos projets, nos perspectives d’avenir, nos espoirs. C’est comme si mon emprise sur mon futur se trouvait brutalement amputée d’une part considérable de possibilités. Je ne suis plus libre de courir, de marcher, de pratiquer telle ou telle activité. Puisque le pouvoir de décision que je peux exercer sur mon futur est amoindri et qu’il l’est à cause d’un évènement qui ne dépend pas de moi, je ne peux pas me considérer comme responsable de ce que je n’ai pas choisi. Nous assumons nos choix quand nous en sommes les initiateurs. Mais que signifie réellement assumer la responsabilité d’un acte, d’un choix, d’une décision? Cela veut dire que nous nous « affirmons » comme la cause première et déterminante de cette action, laquelle n’aurait jamais vu le jour sans cette initiative, ce « passage à l’acte » au fil duquel ce que j’envisageai comme projet est devenu réalité. Être responsable signifie donc que si l’on remonte la chaîne de causalité qui a abouti à tel ou tel évènement, on trouvera finalement mon intention et qu’à ce titre j’ai à endosser les conséquences d’une volonté qui s’est déterminée d’une certaine façon.
Dans cet enchevêtrement de causalités naturelles, sociales, politiques, technologiques qui tisse le fil de notre réalité, il serait donc possible de dégager des enchaînements dont les causes premières seraient des volontés humaines, des sujets. Des problèmes de responsabilité se posent lorsque des conséquences que nous n’avons pas voulues prolongent des actions qui au contraire sont le produit de notre intention. Nous disons alors: « je n’ai pas voulu ça » précisément pour suggérer que ce fil reliant les causes aux conséquences nous a échappé et que nous ne sommes pas responsables de ce qui s’est passé à cause de nous mais indépendamment de notre volonté. Comment notre volonté peut-elle s’insinuer dans ce réseau complexe et emmêlé de causalités multiples qui tricotent les mailles du réel et dessiner ainsi des lignes de faits dont on pourrait par la suite lui assigner l’entière responsabilité? N’est-il pas un peu facile une fois que l’on a provoqué telle action de se retrancher de toutes ses conséquences ruineuses sous prétexte que nous poursuivions un autre but en les précipitant? La notion même de responsabilité est problématique et elle est totalement corrélée à celle de liberté: si je dispose d’assez de liberté pour être l’initiateur volontaire d’une action, je deviens responsable de ses suites, puisque elle n’aurait jamais vu le jour sans moi. Par conséquent, quand je ne suis pas le facteur déclenchant de l’acte, je suis dégagé de toute responsabilité. Or, je n’ai pas voulu la maladie qui me frappe, je suis donc déchargé de toute responsabilité à son endroit ainsi qu’à l’égard de toutes les suites de ma maladie. Cela est arrivé sans mon consentement, ce qui s’ensuit est donc indépendant de ma volonté et je n’ai rien à assumer de ce qui découle directement ou pas de ce drame.
Nous mesurons bien les problèmes philosophiques qui résultent d’une telle prise de position: comment pourrais-je vivre ma vie en considérant qu’elle n’est pas à ma charge depuis que je suis malade? Comment peut-on concevoir que ce qui nous arrive nous broie, nous réduise à néant, nous transforme en réceptacle purement inerte encaissant ainsi des faits comme une tablette de cire qui se verrait marquée à vie de l’empreinte du stylet? « C’était écrit » ou « c’est le destin » entendons nous parfois, comme une invitation à nous résigner et à subir le cours du monde. Nous nous considérons alors « maudits ». La tuberculose est une « malédiction » qui détruit ma liberté et ma responsabilité.
b) La liberté d’indifférence (Descartes)
En réalité cette interprétation de la maladie repose, d’une part, sur une erreur de jugement et, d’autre part, sur une mauvaise foi visant à se trouver des excuses pour se défausser à l’évidence fondamentale de notre responsabilité existentielle et structurelle. Il n’est finalement question dans le texte que de la première, la seconde se déduira plutôt du troisième moment de ce passage. Quand estimons-nous être privés de liberté? Quand nous ne sommes plus maître du cours de notre vie. Cela veut dire qu’il ne devrait pas exister la moindre différence entre ce que nous voulons et ce que nous vivons. La liberté, en fait, ce serait la vie désirée, le rêve accompli, l’idéal réalisé. Nous ne ferions alors que réaliser notre choix dans l’abondance de possibilités infinies qui nous serait toutes offertes. Notre liberté n’aurait même pas à se faire, à se concrétiser dans l’efficience d’un choix douloureux et limité. Si nous réduisons notre liberté à un simple défaut de quantité de possibles, nous passons complètement à côté de ce qui la définit comme « réelle ». Tant que nous définissons la liberté comme ce vertige qui peut nous saisir au seuil d’une multitude de possibilités, nous nous trompons sur sa nature, nous la concevons à tort comme le ressenti d’une absence de contrainte. Rien ne me limite. Tout est possible. Je suis libre quand je suis étourdi par le vertige de toutes les possibilités offertes, quand aucune donnée ou autorité extérieure ne vient limiter mon choix ou m’imposer un choix. La preuve même que ce délire existe nous est confirmée par l’absurdité de cette affirmation que l’on entend parfois: « j’ai pas demandé à vivre ». Comment et surtout d’où aurions-nous pu le demander puisque nous n’existions pas encore. Comment pourrais-je demander à exister avant d’exister, donc avant que cette demande soit finalement rendue caduque et invalidée par le fait donné de mon existence? A quoi pensons-nous vraiment quand nous formulons une telle bêtise? A une liberté totale, aérienne, évanescente, immatérielle.
En même temps, il convient de bien comprendre les raisons d’une conception aussi erronée de la liberté, car, aussi engoncée qu’elle soit dans l’erreur, elle repose néanmoins sur une idée juste: il y a bien quelque chose de la liberté qui ne connaît pas de limites mais cette « chose » aussi infinie soit-elle ne peut s’effectuer qu’en situation. Pour bien comprendre de quoi il est ici question, il faut probablement remonter à la définition de la liberté formulée par Descartes dans la 4e méditation: « Il n’y a que la seule volonté, que j’expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu. Car encore qu’elle soit incomparablement plus grande dans Dieu, que dans moi, soit à raison de la connaissance et de la puissance, qui s’y trouvant jointes la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l’objet, d’autant qu’elle se porte et s’étend infiniment à plus de choses; elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la considère formellement et précisément en elle-même. Car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne pas la faire, ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou pour nier, poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne. »
Sartre est ici le digne successeur de Descartes et reprend presque à la lettre cette conception du libre-arbitre, à condition évidemment de remplacer Dieu par l’idée de l’infini, mais c’est bien ce qu’il faut faire puisque nous sommes dans la 4e méditation. La liberté est la puissance dont nous jouissons de nous déterminer par nous-mêmes, sans aucune pression extérieure. Cette puissance est infinie dans le choix: faire ou ne pas faire, affirmer ou nier, poursuivre ou fuir, elle ne l’est évidemment pas par rapport aux occasions qui nous placent devant ces choix. L’infini de notre volonté ne caractérise en aucune manière l’amplitude des situations que nous traversons mais seulement l’acte même de notre volonté qui se détermine par elle-même. Ce que pointe cet infini c’est le principe même d’autodétermination de l’action de choisir, et aucunement l’absence de limitation imposée par les situations. Nous avons besoin de ces limitations pour que cette puissance infinie de choisir puisse s’effectuer à l’occasion de toutes les contraintes imposées par la vie. L’idée de l’infini selon Descartes ne s’est pas contentée de se graver en moi, de s’imposer à mon esprit. Elle s’est également manifestée dans l’infini de cette volonté là. Nous sommes limités dans notre corps et dans notre esprit mais nous ne le sommes pas dans notre volonté. (la liberté, c’est l’infini de toute volonté humaine selon Descartes)
L’erreur du sens commun apparaît grâce à Descartes dans toute sa clarté: elle consiste à interpréter quantitativement un « principe ». La liberté ne désigne pas le caractère infini des possibilités du choix mais l’exercice non contraint du choix. Elle ne désigne pas l’illimité des choix possibles mais l’acte de choisir, le dépassement constant de ce qui nous est donné par cette marge de manoeuvre qui nous est toujours laissée dans ce qui est donné et où peut « infiniment librement » jouer l’action de notre libre initiative. Je ne choisis pas d’être tuberculeux, mais je choisis d’être tel ou tel tuberculeux. (L’erreur démasquée)
c) Le démon de la perversité (Edgar Allan Poe)
Quelque chose de la tuberculose précipite le choix, fait tomber des possibilités anciennes, réduit le bouquet des capacités dont je disposais. Mais si j’en déduis fallacieusement que je ne suis plus libre à cause de ces horizons qui maintenant ne font plus partie de mon futur, cela signifie qu’être libre se définit non pas par un acte mais par un possible: demeurer ainsi au seuil de toutes les possibilités offertes et ne pas en choisir une seule. C’est une erreur de pure logique: tout choix suppose évidemment un renoncement, et si l’on s’obstine à considérer que ce renoncement réduit notre liberté alors on ne choisit pas, de telle sorte que finalement c’est au nom même de la liberté que l’on s’interdit absurdement d’être libre. La liberté consiste bel et bien à avoir moins de possibles à sa disposition mais à n’avoir été contraint par rien dans le choix du possible pour lequel on s’est déterminé. Descartes donne un nom à cette pseudo liberté qui n’en est pas une: »la liberté d’indifférence: « De façon que cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré de liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu’une perfection dans la volonté; car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent. »
Nous avons tous éprouvé ce vertige de la liberté d’indifférence. C’est comme si nous sombrions dans cet égarement de penser qu’il est un bien de n’avoir aucune raison de choisir ceci plutôt que cela parce que d’une certaine manière nous jouirions des deux possibles en ne nous sentant pas tenu d’en préférer l’un à l’autre. Au seuil de l’agir, nous envisageons par la pensée chacune des possibilités en nous délectant de notre indécision parce qu’elle nous laisse libre de passer indifféremment de telle à telle option. « Ah que ce serait bien de ne pas avoir à choisir! Que ce serait bien de ne pas être libre! ». C’est bien le démon de la perversité d’Edgar Poe qui s’active dans cette procrastination:
« Nous avons devant nous une tâche qu'il nous faut accomplir rapidement. Nous savons que tarder, c'est notre ruine. La plus importante crise de notre vie réclame avec la voix impérative d'une trompette l'action et l'énergie immédiates. Nous brûlons, nous sommes consumés de l'impatience de nous mettre à l'ouvrage; l’avant-goût d'un glorieux résultat met toute notre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit attaquée aujourd’hui, - et cependant nous la renvoyons à demain; - et pourquoi ? Il n'y a pas d'explication, si ce n’est que nous sentons que cela est pervers; - servons-nous du mot sans comprendre le principe. Demain arrive, et en même temps, une plus impatiente anxiété de faire notre devoir; mais avec ce surcroît d'anxiété arrive aussi un désir ardent, anonyme, de différer encore, - désir positivement terrible, parce que sa nature est impénétrable. Plus le temps fuit, plus le désir gagne de force. Il n'y a plus qu'une heure pour l'action, cette heure est à nous. Nous tremblons par la violence du conflit qui s'agite en nous, - de la bataille entre le positif et l'indéfini, entre la substance et l'ombre. Mais, si la lutte en est venue à ce point, c’est l'ombre qui l'emporte, - nous nous débattons en vain. L'horloge sonne, et c'est le glas de notre bonheur. C’est en même temps pour l'ombre qui nous a si longtemps terrorisés le chant réveille-matin, la diane du coq victorieuse des fantômes. Elle s'envole, - elle disparaît, - nous sommes libres. La vieille énergie revient. Nous travaillerons maintenant. Hélas! Il est trop tard. »
C’est finalement d’un seul et même mouvement que nous réalisons l’erreur dans laquelle consiste la vision du sens commun dénoncé par Jean-Paul Sartre et que nous sommes en mesure de donner au démon de la perversité d’Edgar Poe un sens philosophique plus clair. Nous restons au seuil de l’acte parce qu’il nous fait perdre ce que nous pensons être notre liberté. Ne pas agir, ne pas faire ce travail, c’est rester au carrefour de toutes les versions possibles de ce travail, c’est jouir de tous les univers multiples au sein desquels nous pourrions accomplir notre tâche comme ça ici, autrement ailleurs, et ainsi de suite, errer dans ce miroitement d’univers virtuels dans le tourbillon duquel rien jamais ne sera fait et tout restera « envisageable ».
La référence à ce vertige des possibles tel qu’il se manifeste dans la procrastination pointée par Edgar Poe nous permet de comprendre à l’égard de quelle condition, nous pensons être « diminué » par la maladie: c’est une condition possible, plus encore c’est la condition donnée de jouir de tous les possibles, condition elle-même possible. Du coup, c’’est comme si la tuberculose nous faisait entrer dans le réel, ou, en termes Sartriens: « dans la situation ». Ces choses que je ne peux plus faire tuberculeux, c’est comme ne pas pouvoir faire du tennis en extérieur parce qu’il pleut:: elles ne sont que l’occasion offerte pour moi de dépasser une situation donnée pour générer des projets nouveaux.
Ce sentiment de la limite se conçoit par conséquent à tort comme une négation de « l’illimité » des possibles de cette conception de la liberté. L’utilisation des italiques fait signe de cette mauvaise interprétation de ce qui devrait être interprété comme la condition même de ma vraie liberté. « Négativement », « diminué » sont simplement des façons de voir, de prendre des évènements que l’on gagnerait à concevoir sous un autre angle. On fait semblant de croire que la liberté se mesure à l’aune du nombre de possibles, pour pouvoir se décharger des responsabilités inhérentes à la liberté. Cette maladie n’aurait pas « dû » m’arriver: nous raisonnons à partir d’une certaine image idéale de soi déconnectée de la réalité, comme si exister pouvait se faire hors de l’existence même. Finalement dans notre esprit, l’essence précède encore l’existence. Il ne saurait appartenir à mon essence d’être tuberculeux, c’est un accident de parcours que je ne saurais faire participer d’aucun biais à la substance de mon être. Mais si l’existence précède l’essence, alors il ne saurait exister d’autres versions de moi-même distinctes de celle qui se constitue, se modèle à partir des accidents mêmes de la vie. Je suis ce qui m’arrive, je suis cette tuberculose qui m’affecte et me diminue.
Mais que diminue-t-elle vraiment en fin de compte? Où se trouverait cette définition pure, intacte, sauvegardée des avatars de la vie? Nulle part, selon Sartre. Etre ce n’est pas être soi c’est avoir à l’être dans le flux des circonstances favorables ou défavorables de la vie. La liberté fait donc partie intégrante de ce mouvement dans lequel nous consistons: ex-sistere. Nous ne sommes pas prédéfinis. Nous avons à nous constituer au fil de nos existences à partir de tous les accidents de notre existence. « L’homme, dit Sartre, n’est rien d’autre que son projet », il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie. C’est cela, le sens profond de « l’existence précède l’essence ». Rien ne saurait donc être plus faux voire malhonnête que l’affirmation « je n’ai pas mérité ça », ou « ce qui m’arrive est injuste ». Nous pensons que des actes ou des sentiments auraient suffi à faire de nous une fois pour toutes « une bonne personne », ou bien que nous sommes ceci ou cela, mais c’est faux. Chaque nouvelle expérience, chaque instant que j’ai à vivre renouvelle la donne et reconditionne mes projets, ma liberté. Nous sommes ce que nous faisons de ce qui nous fait. Me voilà tuberculeux, que fais-je de cette tuberculose?
2) La liberté comme dépassement de la situation
a) Image mécanique et liberté dynamique
Nous comprenons mieux ainsi l’usage du terme: « mécanique ». Cette fausse liberté constituée de tous les possibles s’applique à l’homme dont l’essence précéderait l’existence, mais comme c’est l’inverse qui est vrai, la liberté désigne exactement ce qui fait que de nous tout incessamment reste à faire, à dessiner, au fil d’un dépassement des situations qui nous sont imposées. Cette image ne prend pas en compte que nous consistons dans ce flux de recomposition de possibilités incessant. C’est presque une réalité organique, et non mécanique. Oui, si l’homme était une machine, l’essence précéderait son existence, ses actes se détermineraient par rapport aux capacités inhérentes à l’être que l’« on » aurait conçu précédemment, préalablement, comme il fait partie intégrante d’un aspirateur d’aspirer la poussière parce que c’est comme ça, en vue de cela qu’on l’a fabriqué. Mais que l’homme soit libre induit qu’il n’est pas préfabriqué. Il doit donner à sa vie le sens de ses actes, le sens même de ce dépassement de « ce qui lui arrive » vers « ce qu’il a à faire de ce qui lui arrive ».
Se dessine ainsi une ligne de démarcation claire entre un dehors: ce qui nous arrive et un dedans (très relatif: il ne saurait être question ici d’une sphère intime de l’individu), ce qu’il nous reste à faire et à être à partir de ce qui nous arrive. C’est aussi dans ce moment du texte que la référence à la philosophie des Stoïciens est à la fois la plus forte et la plus problématique. Jean-Paul Sartre partage indiscutablement avec eux cette assomption, cette responsabilisation du sujet à partir de ce qu’il subit de plein fouet, mais pour autant, il ne saurait être ici question pour lui d’une liberté intérieure, ni d’une acceptation aussi affirmée du destin.
Dans ses pensées, Le stoïcien marc-Aurèle écrit: « De même que la nature universelle a communiqué à chacun de ses êtres raisonnables ses autres pouvoirs, de même aussi, nous avons reçu d’elle celui-ci: de la même manière qu’elle retourne en sa faveur, réinsère dans l’ordre du destin, transforme en une partie d’elle-même, tout ce qui barre son chemin et lui résiste, de la mème manière le vivant raisonnable peut faire de tout ce qui lui fait obstacle sa matière et en tirer parti, quel que soit le but vers lequel porte son intention. »
C’est exactement cette capacité à transformer les obstacles en moyens, à retourner les coups du sort en situations à dépasser qui définit dans les mêmes termes la liberté Sartrienne. Toutefois, Sartre n’est aucunement soucieux de placer cette liberté dans le cadre d’une obédience, ou d’une intégration à un projet naturel universel. Cette capacité définit l’homme et lui seul. « L’existentialisme est un humanisme ». D’autre part, les stoïciens sont soucieux de refermer cette liberté dans le cadre limité de la puissance intérieure du sujet. C’est peut-être toute la différence entre assumer et consentir. Le stoïcien accepte ce qui est donné, Jean-Paul Sartre ne le prend en compte que pour le nier. Il s’agit bien d’assumer la tuberculose mais il n’est pas question de s’en contenter. Les projets qui verront le jour à partir de ma tuberculose la nieront en un sens et dans la mesure où ils le peuvent. Que puis-je à partir de cette condition qui est mienne, qui touche mon existence, mais à laquelle je ne me résous jamais totalement. Je l’assume, ce qui veut dire que je la dépasse par des projets qui la prennent en compte parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Je peux même « vouloir » cette maladie mais précisément vouloir n’est pas exactement accepter ou consentir parce que ces derniers termes font signe d’un coup d’arrêt alors que la volonté est dynamique, déjà tournée vers un ailleurs sur ce qui peut à partir de la tuberculose dépasser la tuberculose.
En d’autres termes, la philosophie Stoïcienne est très soucieuse de définir une liberté qui se limite à la puissance du sujet, qui se referme en lui. Prisonnier dans le taureau de Phalaris, le stoïcien accepte la torture et démêle « calmement » ce qui dépend de lui et ce qui n’en dépend pas. Que ferait le sujet Sartrien dans le taureau? Rien de semblable: être libre suppose que l’on assume la situation pour la dépasser: différentes attitudes face à la torture et à la mort prochaine sont envisageables. Le sujet est totalement libre pour choisir l’une d’elles et la revendiquer, en assumer la responsabilité mais il ne saurait être question de consentir au destin de la situation donnée. Finalement les deux prisonniers mourraient sans aucun doute mais autant le stoïcien mourrait en acceptant ce qui lui arrive, autant le Sartrien mourrait en s’efforçant de dépasser et finalement de nier ce qui lui arrive. La liberté stoïcienne se referme dans un sujet qui constitue une « citadelle intérieure » alors que le sujet Sartrien est toujours déjà extérieur à lui-même, toujours en partance vers ce nouvel être qu’il a à être eu égard à de nouvelles situations. On pourrait dire sans mauvais jeu de mot (le taureau de Phalaris était placé au-dessus d’un foyer) que le sujet Sartrien a toujours « un être sur le feu », un être à assumer dans le futur comme un vecteur fléché qui ne consisterait que dans le mouvement de sortir de soi. Condamné à mourir dans le taureau, il n’en serait pas moins condamné à mourir libre en concevant le projet d’une certaine attitude face à la mort, mais cette attitude ne suffirait pas en elle-même à définir une essence quelconque. Je consiste dans ce dépassement incessant de ce que j’étais vers ce que j’ai à être et c’est ça « l’existence comme projet »
b) L’existence comme projet
a) La responsabilité comme problème
Être atteint d’une maladie chronique est un drame qu’il nous est difficile de vivre autrement que comme une fatalité. Nous sommes écrasés par ce coup du sort, foudroyés par cet éclair qui réduit à néant nos projets, nos perspectives d’avenir, nos espoirs. C’est comme si mon emprise sur mon futur se trouvait brutalement amputée d’une part considérable de possibilités. Je ne suis plus libre de courir, de marcher, de pratiquer telle ou telle activité. Puisque le pouvoir de décision que je peux exercer sur mon futur est amoindri et qu’il l’est à cause d’un évènement qui ne dépend pas de moi, je ne peux pas me considérer comme responsable de ce que je n’ai pas choisi. Nous assumons nos choix quand nous en sommes les initiateurs. Mais que signifie réellement assumer la responsabilité d’un acte, d’un choix, d’une décision? Cela veut dire que nous nous « affirmons » comme la cause première et déterminante de cette action, laquelle n’aurait jamais vu le jour sans cette initiative, ce « passage à l’acte » au fil duquel ce que j’envisageai comme projet est devenu réalité. Être responsable signifie donc que si l’on remonte la chaîne de causalité qui a abouti à tel ou tel évènement, on trouvera finalement mon intention et qu’à ce titre j’ai à endosser les conséquences d’une volonté qui s’est déterminée d’une certaine façon.
Dans cet enchevêtrement de causalités naturelles, sociales, politiques, technologiques qui tisse le fil de notre réalité, il serait donc possible de dégager des enchaînements dont les causes premières seraient des volontés humaines, des sujets. Des problèmes de responsabilité se posent lorsque des conséquences que nous n’avons pas voulues prolongent des actions qui au contraire sont le produit de notre intention. Nous disons alors: « je n’ai pas voulu ça » précisément pour suggérer que ce fil reliant les causes aux conséquences nous a échappé et que nous ne sommes pas responsables de ce qui s’est passé à cause de nous mais indépendamment de notre volonté. Comment notre volonté peut-elle s’insinuer dans ce réseau complexe et emmêlé de causalités multiples qui tricotent les mailles du réel et dessiner ainsi des lignes de faits dont on pourrait par la suite lui assigner l’entière responsabilité? N’est-il pas un peu facile une fois que l’on a provoqué telle action de se retrancher de toutes ses conséquences ruineuses sous prétexte que nous poursuivions un autre but en les précipitant? La notion même de responsabilité est problématique et elle est totalement corrélée à celle de liberté: si je dispose d’assez de liberté pour être l’initiateur volontaire d’une action, je deviens responsable de ses suites, puisque elle n’aurait jamais vu le jour sans moi. Par conséquent, quand je ne suis pas le facteur déclenchant de l’acte, je suis dégagé de toute responsabilité. Or, je n’ai pas voulu la maladie qui me frappe, je suis donc déchargé de toute responsabilité à son endroit ainsi qu’à l’égard de toutes les suites de ma maladie. Cela est arrivé sans mon consentement, ce qui s’ensuit est donc indépendant de ma volonté et je n’ai rien à assumer de ce qui découle directement ou pas de ce drame.
Nous mesurons bien les problèmes philosophiques qui résultent d’une telle prise de position: comment pourrais-je vivre ma vie en considérant qu’elle n’est pas à ma charge depuis que je suis malade? Comment peut-on concevoir que ce qui nous arrive nous broie, nous réduise à néant, nous transforme en réceptacle purement inerte encaissant ainsi des faits comme une tablette de cire qui se verrait marquée à vie de l’empreinte du stylet? « C’était écrit » ou « c’est le destin » entendons nous parfois, comme une invitation à nous résigner et à subir le cours du monde. Nous nous considérons alors « maudits ». La tuberculose est une « malédiction » qui détruit ma liberté et ma responsabilité.
b) La liberté d’indifférence (Descartes)
En réalité cette interprétation de la maladie repose, d’une part, sur une erreur de jugement et, d’autre part, sur une mauvaise foi visant à se trouver des excuses pour se défausser à l’évidence fondamentale de notre responsabilité existentielle et structurelle. Il n’est finalement question dans le texte que de la première, la seconde se déduira plutôt du troisième moment de ce passage. Quand estimons-nous être privés de liberté? Quand nous ne sommes plus maître du cours de notre vie. Cela veut dire qu’il ne devrait pas exister la moindre différence entre ce que nous voulons et ce que nous vivons. La liberté, en fait, ce serait la vie désirée, le rêve accompli, l’idéal réalisé. Nous ne ferions alors que réaliser notre choix dans l’abondance de possibilités infinies qui nous serait toutes offertes. Notre liberté n’aurait même pas à se faire, à se concrétiser dans l’efficience d’un choix douloureux et limité. Si nous réduisons notre liberté à un simple défaut de quantité de possibles, nous passons complètement à côté de ce qui la définit comme « réelle ». Tant que nous définissons la liberté comme ce vertige qui peut nous saisir au seuil d’une multitude de possibilités, nous nous trompons sur sa nature, nous la concevons à tort comme le ressenti d’une absence de contrainte. Rien ne me limite. Tout est possible. Je suis libre quand je suis étourdi par le vertige de toutes les possibilités offertes, quand aucune donnée ou autorité extérieure ne vient limiter mon choix ou m’imposer un choix. La preuve même que ce délire existe nous est confirmée par l’absurdité de cette affirmation que l’on entend parfois: « j’ai pas demandé à vivre ». Comment et surtout d’où aurions-nous pu le demander puisque nous n’existions pas encore. Comment pourrais-je demander à exister avant d’exister, donc avant que cette demande soit finalement rendue caduque et invalidée par le fait donné de mon existence? A quoi pensons-nous vraiment quand nous formulons une telle bêtise? A une liberté totale, aérienne, évanescente, immatérielle.
En même temps, il convient de bien comprendre les raisons d’une conception aussi erronée de la liberté, car, aussi engoncée qu’elle soit dans l’erreur, elle repose néanmoins sur une idée juste: il y a bien quelque chose de la liberté qui ne connaît pas de limites mais cette « chose » aussi infinie soit-elle ne peut s’effectuer qu’en situation. Pour bien comprendre de quoi il est ici question, il faut probablement remonter à la définition de la liberté formulée par Descartes dans la 4e méditation: « Il n’y a que la seule volonté, que j’expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu. Car encore qu’elle soit incomparablement plus grande dans Dieu, que dans moi, soit à raison de la connaissance et de la puissance, qui s’y trouvant jointes la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l’objet, d’autant qu’elle se porte et s’étend infiniment à plus de choses; elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la considère formellement et précisément en elle-même. Car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne pas la faire, ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou pour nier, poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne. »
L’erreur du sens commun apparaît grâce à Descartes dans toute sa clarté: elle consiste à interpréter quantitativement un « principe ». La liberté ne désigne pas le caractère infini des possibilités du choix mais l’exercice non contraint du choix. Elle ne désigne pas l’illimité des choix possibles mais l’acte de choisir, le dépassement constant de ce qui nous est donné par cette marge de manoeuvre qui nous est toujours laissée dans ce qui est donné et où peut « infiniment librement » jouer l’action de notre libre initiative. Je ne choisis pas d’être tuberculeux, mais je choisis d’être tel ou tel tuberculeux. (L’erreur démasquée)
c) Le démon de la perversité (Edgar Allan Poe)
Quelque chose de la tuberculose précipite le choix, fait tomber des possibilités anciennes, réduit le bouquet des capacités dont je disposais. Mais si j’en déduis fallacieusement que je ne suis plus libre à cause de ces horizons qui maintenant ne font plus partie de mon futur, cela signifie qu’être libre se définit non pas par un acte mais par un possible: demeurer ainsi au seuil de toutes les possibilités offertes et ne pas en choisir une seule. C’est une erreur de pure logique: tout choix suppose évidemment un renoncement, et si l’on s’obstine à considérer que ce renoncement réduit notre liberté alors on ne choisit pas, de telle sorte que finalement c’est au nom même de la liberté que l’on s’interdit absurdement d’être libre. La liberté consiste bel et bien à avoir moins de possibles à sa disposition mais à n’avoir été contraint par rien dans le choix du possible pour lequel on s’est déterminé. Descartes donne un nom à cette pseudo liberté qui n’en est pas une: »la liberté d’indifférence: « De façon que cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré de liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu’une perfection dans la volonté; car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent. »
Nous avons tous éprouvé ce vertige de la liberté d’indifférence. C’est comme si nous sombrions dans cet égarement de penser qu’il est un bien de n’avoir aucune raison de choisir ceci plutôt que cela parce que d’une certaine manière nous jouirions des deux possibles en ne nous sentant pas tenu d’en préférer l’un à l’autre. Au seuil de l’agir, nous envisageons par la pensée chacune des possibilités en nous délectant de notre indécision parce qu’elle nous laisse libre de passer indifféremment de telle à telle option. « Ah que ce serait bien de ne pas avoir à choisir! Que ce serait bien de ne pas être libre! ». C’est bien le démon de la perversité d’Edgar Poe qui s’active dans cette procrastination:
« Nous avons devant nous une tâche qu'il nous faut accomplir rapidement. Nous savons que tarder, c'est notre ruine. La plus importante crise de notre vie réclame avec la voix impérative d'une trompette l'action et l'énergie immédiates. Nous brûlons, nous sommes consumés de l'impatience de nous mettre à l'ouvrage; l’avant-goût d'un glorieux résultat met toute notre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit attaquée aujourd’hui, - et cependant nous la renvoyons à demain; - et pourquoi ? Il n'y a pas d'explication, si ce n’est que nous sentons que cela est pervers; - servons-nous du mot sans comprendre le principe. Demain arrive, et en même temps, une plus impatiente anxiété de faire notre devoir; mais avec ce surcroît d'anxiété arrive aussi un désir ardent, anonyme, de différer encore, - désir positivement terrible, parce que sa nature est impénétrable. Plus le temps fuit, plus le désir gagne de force. Il n'y a plus qu'une heure pour l'action, cette heure est à nous. Nous tremblons par la violence du conflit qui s'agite en nous, - de la bataille entre le positif et l'indéfini, entre la substance et l'ombre. Mais, si la lutte en est venue à ce point, c’est l'ombre qui l'emporte, - nous nous débattons en vain. L'horloge sonne, et c'est le glas de notre bonheur. C’est en même temps pour l'ombre qui nous a si longtemps terrorisés le chant réveille-matin, la diane du coq victorieuse des fantômes. Elle s'envole, - elle disparaît, - nous sommes libres. La vieille énergie revient. Nous travaillerons maintenant. Hélas! Il est trop tard. »
C’est finalement d’un seul et même mouvement que nous réalisons l’erreur dans laquelle consiste la vision du sens commun dénoncé par Jean-Paul Sartre et que nous sommes en mesure de donner au démon de la perversité d’Edgar Poe un sens philosophique plus clair. Nous restons au seuil de l’acte parce qu’il nous fait perdre ce que nous pensons être notre liberté. Ne pas agir, ne pas faire ce travail, c’est rester au carrefour de toutes les versions possibles de ce travail, c’est jouir de tous les univers multiples au sein desquels nous pourrions accomplir notre tâche comme ça ici, autrement ailleurs, et ainsi de suite, errer dans ce miroitement d’univers virtuels dans le tourbillon duquel rien jamais ne sera fait et tout restera « envisageable ».
La référence à ce vertige des possibles tel qu’il se manifeste dans la procrastination pointée par Edgar Poe nous permet de comprendre à l’égard de quelle condition, nous pensons être « diminué » par la maladie: c’est une condition possible, plus encore c’est la condition donnée de jouir de tous les possibles, condition elle-même possible. Du coup, c’’est comme si la tuberculose nous faisait entrer dans le réel, ou, en termes Sartriens: « dans la situation ». Ces choses que je ne peux plus faire tuberculeux, c’est comme ne pas pouvoir faire du tennis en extérieur parce qu’il pleut:: elles ne sont que l’occasion offerte pour moi de dépasser une situation donnée pour générer des projets nouveaux.
Ce sentiment de la limite se conçoit par conséquent à tort comme une négation de « l’illimité » des possibles de cette conception de la liberté. L’utilisation des italiques fait signe de cette mauvaise interprétation de ce qui devrait être interprété comme la condition même de ma vraie liberté. « Négativement », « diminué » sont simplement des façons de voir, de prendre des évènements que l’on gagnerait à concevoir sous un autre angle. On fait semblant de croire que la liberté se mesure à l’aune du nombre de possibles, pour pouvoir se décharger des responsabilités inhérentes à la liberté. Cette maladie n’aurait pas « dû » m’arriver: nous raisonnons à partir d’une certaine image idéale de soi déconnectée de la réalité, comme si exister pouvait se faire hors de l’existence même. Finalement dans notre esprit, l’essence précède encore l’existence. Il ne saurait appartenir à mon essence d’être tuberculeux, c’est un accident de parcours que je ne saurais faire participer d’aucun biais à la substance de mon être. Mais si l’existence précède l’essence, alors il ne saurait exister d’autres versions de moi-même distinctes de celle qui se constitue, se modèle à partir des accidents mêmes de la vie. Je suis ce qui m’arrive, je suis cette tuberculose qui m’affecte et me diminue.
Mais que diminue-t-elle vraiment en fin de compte? Où se trouverait cette définition pure, intacte, sauvegardée des avatars de la vie? Nulle part, selon Sartre. Etre ce n’est pas être soi c’est avoir à l’être dans le flux des circonstances favorables ou défavorables de la vie. La liberté fait donc partie intégrante de ce mouvement dans lequel nous consistons: ex-sistere. Nous ne sommes pas prédéfinis. Nous avons à nous constituer au fil de nos existences à partir de tous les accidents de notre existence. « L’homme, dit Sartre, n’est rien d’autre que son projet », il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie. C’est cela, le sens profond de « l’existence précède l’essence ». Rien ne saurait donc être plus faux voire malhonnête que l’affirmation « je n’ai pas mérité ça », ou « ce qui m’arrive est injuste ». Nous pensons que des actes ou des sentiments auraient suffi à faire de nous une fois pour toutes « une bonne personne », ou bien que nous sommes ceci ou cela, mais c’est faux. Chaque nouvelle expérience, chaque instant que j’ai à vivre renouvelle la donne et reconditionne mes projets, ma liberté. Nous sommes ce que nous faisons de ce qui nous fait. Me voilà tuberculeux, que fais-je de cette tuberculose?
2) La liberté comme dépassement de la situation
a) Image mécanique et liberté dynamique
Nous comprenons mieux ainsi l’usage du terme: « mécanique ». Cette fausse liberté constituée de tous les possibles s’applique à l’homme dont l’essence précéderait l’existence, mais comme c’est l’inverse qui est vrai, la liberté désigne exactement ce qui fait que de nous tout incessamment reste à faire, à dessiner, au fil d’un dépassement des situations qui nous sont imposées. Cette image ne prend pas en compte que nous consistons dans ce flux de recomposition de possibilités incessant. C’est presque une réalité organique, et non mécanique. Oui, si l’homme était une machine, l’essence précéderait son existence, ses actes se détermineraient par rapport aux capacités inhérentes à l’être que l’« on » aurait conçu précédemment, préalablement, comme il fait partie intégrante d’un aspirateur d’aspirer la poussière parce que c’est comme ça, en vue de cela qu’on l’a fabriqué. Mais que l’homme soit libre induit qu’il n’est pas préfabriqué. Il doit donner à sa vie le sens de ses actes, le sens même de ce dépassement de « ce qui lui arrive » vers « ce qu’il a à faire de ce qui lui arrive ».
Se dessine ainsi une ligne de démarcation claire entre un dehors: ce qui nous arrive et un dedans (très relatif: il ne saurait être question ici d’une sphère intime de l’individu), ce qu’il nous reste à faire et à être à partir de ce qui nous arrive. C’est aussi dans ce moment du texte que la référence à la philosophie des Stoïciens est à la fois la plus forte et la plus problématique. Jean-Paul Sartre partage indiscutablement avec eux cette assomption, cette responsabilisation du sujet à partir de ce qu’il subit de plein fouet, mais pour autant, il ne saurait être ici question pour lui d’une liberté intérieure, ni d’une acceptation aussi affirmée du destin.
Dans ses pensées, Le stoïcien marc-Aurèle écrit: « De même que la nature universelle a communiqué à chacun de ses êtres raisonnables ses autres pouvoirs, de même aussi, nous avons reçu d’elle celui-ci: de la même manière qu’elle retourne en sa faveur, réinsère dans l’ordre du destin, transforme en une partie d’elle-même, tout ce qui barre son chemin et lui résiste, de la mème manière le vivant raisonnable peut faire de tout ce qui lui fait obstacle sa matière et en tirer parti, quel que soit le but vers lequel porte son intention. »
C’est exactement cette capacité à transformer les obstacles en moyens, à retourner les coups du sort en situations à dépasser qui définit dans les mêmes termes la liberté Sartrienne. Toutefois, Sartre n’est aucunement soucieux de placer cette liberté dans le cadre d’une obédience, ou d’une intégration à un projet naturel universel. Cette capacité définit l’homme et lui seul. « L’existentialisme est un humanisme ». D’autre part, les stoïciens sont soucieux de refermer cette liberté dans le cadre limité de la puissance intérieure du sujet. C’est peut-être toute la différence entre assumer et consentir. Le stoïcien accepte ce qui est donné, Jean-Paul Sartre ne le prend en compte que pour le nier. Il s’agit bien d’assumer la tuberculose mais il n’est pas question de s’en contenter. Les projets qui verront le jour à partir de ma tuberculose la nieront en un sens et dans la mesure où ils le peuvent. Que puis-je à partir de cette condition qui est mienne, qui touche mon existence, mais à laquelle je ne me résous jamais totalement. Je l’assume, ce qui veut dire que je la dépasse par des projets qui la prennent en compte parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Je peux même « vouloir » cette maladie mais précisément vouloir n’est pas exactement accepter ou consentir parce que ces derniers termes font signe d’un coup d’arrêt alors que la volonté est dynamique, déjà tournée vers un ailleurs sur ce qui peut à partir de la tuberculose dépasser la tuberculose.
En d’autres termes, la philosophie Stoïcienne est très soucieuse de définir une liberté qui se limite à la puissance du sujet, qui se referme en lui. Prisonnier dans le taureau de Phalaris, le stoïcien accepte la torture et démêle « calmement » ce qui dépend de lui et ce qui n’en dépend pas. Que ferait le sujet Sartrien dans le taureau? Rien de semblable: être libre suppose que l’on assume la situation pour la dépasser: différentes attitudes face à la torture et à la mort prochaine sont envisageables. Le sujet est totalement libre pour choisir l’une d’elles et la revendiquer, en assumer la responsabilité mais il ne saurait être question de consentir au destin de la situation donnée. Finalement les deux prisonniers mourraient sans aucun doute mais autant le stoïcien mourrait en acceptant ce qui lui arrive, autant le Sartrien mourrait en s’efforçant de dépasser et finalement de nier ce qui lui arrive. La liberté stoïcienne se referme dans un sujet qui constitue une « citadelle intérieure » alors que le sujet Sartrien est toujours déjà extérieur à lui-même, toujours en partance vers ce nouvel être qu’il a à être eu égard à de nouvelles situations. On pourrait dire sans mauvais jeu de mot (le taureau de Phalaris était placé au-dessus d’un foyer) que le sujet Sartrien a toujours « un être sur le feu », un être à assumer dans le futur comme un vecteur fléché qui ne consisterait que dans le mouvement de sortir de soi. Condamné à mourir dans le taureau, il n’en serait pas moins condamné à mourir libre en concevant le projet d’une certaine attitude face à la mort, mais cette attitude ne suffirait pas en elle-même à définir une essence quelconque. Je consiste dans ce dépassement incessant de ce que j’étais vers ce que j’ai à être et c’est ça « l’existence comme projet »
b) L’existence comme projet
Ce que ne prend pas en compte une conception de la liberté qui renoncerait à elle-même en invoquant la tuberculose comme excuse, c’est finalement l’impossibilité ontologique de l’homme à se figer dans le préjugé de son essence, de sa substance. L’homme n’est rien, il consiste dans le dépassement incessant des conditions qui lui sont données, du caractère qu’on lui affecte, de la classe sociale à laquelle il appartient. Il « ex-siste », il insinue dans les rouages très serrés du déterminisme, des possibilités nouvelles, éventuellement déraisonnables mais sur le fond desquelles un autre choix se dessine et se précipite. Le malade peut nier sa maladie, il peut « se cramponner » inutilement à ses anciennes possibilités, ou faire comme s’il ne s’en rendait pas compte. Chaque nouveau présent fait apparaître une situation nouvelle à l’égard de laquelle surgissent à leur tour de nouvelles possibilités.
Sartre pointe ici un effet d’illusion qui vient de ce que nous envisageons toujours logiquement la possibilité d’un futur à partir d’un présent, comme si à partir de l’instant que nous vivons nous lancions un grappin vers un moment futur que nous finirons par atteindre en nous hissant jusqu’à lui grâce au grappin, Mais en réalité le futur auquel nous pensons nous arrimer grâce à cette corde que l’on pourrait baptiser finalement « projet » n’est pas plus fixe que le présent à partir duquel nous l’avons lancée, pire encore: il se divise au fur et à mesure que le présent change en plusieurs possibilités. Nous pensions nous fixer à un futur et voilà que nous réalisons que nous nous dispersés dans plusieurs conditionnels. Il va falloir choisir notre voie d’accès comme un alpiniste qui réaliserait à chaque prise que l’ascension qu’il avait projeté au départ est plus complexe qu’il pensait parce qu’en fait la configuration du rocher ne cesse de changer ou qu’elle se révèle autre à ce qu’il avait envisagé. Lui qui voyait son ascension comme un trajet, une ligne passant de telle à telle prise réalise que chaque instant de l’ascension change cette ascension et qu’il doit réévaluer ses options à chaque fois.
C’est un peut comme un joueur qui pensait être engagé dans une partie de cartes dans laquelle on garde le même jeu et qui se rend compte qu’en fait on renouvelle la donne à chaque tour. Si nous restons polarisés sur les possibilités qui nous sont retirées à cause d’une nouvelle situation , c’est précisément parce que nous l’avons choisi, parce que nous ne sommes pas parvenus à réaliser exactement les conséquences de cette nouvelle donne et les nouvelles possibilités qui naissent à partir d’elle, probablement parce qu’elles ne sont pas agréables. Aussi écrasé qu’il puisse apparaître dans cet enchaînement de rouages que constitue la réalité, l’homme n’y est pas broyé, entraîné comme un élément inerte. Sa liberté insinue du jeu dans les rouages du déterminisme social, naturel. En un sens il fait ce qu’il veut parce qu’il est capable de se représenter les différentes possibilités offertes et de choisir. Toute action pour lui, reste un choix, parce que contrairement à un ustensile, il n’est fait pour rien. C’est ça le « libre arbitre », la décision de l’individu dans un panel de possibles toujours disponible, ouvrable.
Les possibilités sont non seulement remplacées mais aussi renouvelées. Ce passage suit continuellement une structure binaire: « dehors / dedans », « il est vrai de dire mais il est vrai de dire aussi… » « ce qui est de lui, ce qui n’est pas de lui » « à l’intérieur de laquelle… à l’extérieur de laquelle… » dans cette structure duelle, on ne peut s’empêcher de penser à la pensée stoïcienne et plus encore à ce passage d’Epictète:
« Il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépend pas de nous. Dépendent de nous l'opinion, la tendance, le désir, l'aversion, en un mot toutes nos œuvres propres ; ne dépendent pas de nous le corps, la richesse, les témoignages de considération, les hautes charges, en un mot toutes les choses qui ne sont pas nos œuvres propres. Les choses qui dépendent de nous sont naturellement libres, sans empêchement, sans entrave ; celles qui ne dépendent pas de nous sont fragiles, serves, facilement empêchées, propres à autrui. Rappelle-toi donc ceci : si tu prends pour libres les choses naturellement serves, pour propres à toi-même les choses propres à autrui, tu connaîtras l'entrave, l'affliction, le trouble, tu accuseras dieux et hommes ; mais si tu prends pour tien seulement ce qui est tien, pour propre à autrui ce qui est, de fait, propre à autrui, personne ne te contraindra jamais ni ne t'empêchera, tu n'adresseras à personne accusation ni reproche, ni ne feras absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n'auras pas d'ennemi ; car tu ne souffriras aucun dommage. Toi donc qui poursuis de si grands biens, rappelle-toi qu'il faut, pour les saisir, te remuer sans compter, renoncer complètement à certaines choses, et en différer d'autres pour le moment. Si, à ces biens, tu veux joindre la puissance et la richesse, tu risques d'abord de manquer même celles-ci, pour avoir poursuivi ceux-là, et de toute façon tu manqueras assurément les biens qui seuls procurent liberté et bonheur. Aussi, à propos de toute idée pénible, prends soin de dire aussitôt : « Tu es une idée, et non pas exactement ce que tu représentes. » Ensuite, examine-la, éprouve-la, examine-la selon les règles que tu possèdes, et surtout selon la première, à savoir : concerne-t-elle les choses qui dépendent de nous ou celles qui ne dépendent pas de nous ? Et si elle concerne l'une des choses qui ne dépendent pas de nous, que la réponse soit prête : « Voilà qui n'est rien pour moi. » »
Nous avons vu que la liberté existentialiste se différenciait de la liberté stoïcienne en deux points: elle n’accepte pas la situation de la même façon que le stoïcien se soumet à ce qui arrive (il y a une forme de révérence quasi religieuse au présent dans le stoïcisme qui fait totalement défaut à l’existentialisme Sartrien) et d’autre part elle ne dessine pas autant que les stoïciens une "intériorité ». Toutefois la comparaison avec le manuel d’Epictète pointe indiscutablement quelque chose de cette marge de manoeuvre, de ce jeu dans les rouages que l’homme peut toujours insinuer dans les chaines de causalité des faits. De la même façon qu’Epictète dessine et redessine inlassablement cette ligne de démarcation entre ce qui dépend du sujet et ce qui n’en dépend pas, Jean-Paul Sartre distingue ce qui s’impose de l’extérieur: la maladie et ce qui se crée comme une intériorité propre au sujet à l’occasion de cet impact avec un évènement qui vient de l’extérieur: la condition de malade qu’il lui faut assumer parce que son attitude est à redéfinir et qu’elle ne peut l’être que de l’intérieur du sujet lui-même. Ce qui ne dépend pas de moi pour Epictète, c’est le corps, la richesse, les honneurs, la reconnaissance des autres, ce qui dépend de moi, c’est le jugement, l’attitude, le désir ou la crainte. Il y a toujours possibilité de délimiter une zone de liberté dans l’émergence d’évènements imposés. Mais ce qui importe plus encore au Stoïcien c’est de ne jamais confondre les deux zones. Pourquoi?
c) Libre et sans excuses
Parce que l’on se perdra alors dans cette erreur de jugement qui consiste à exercer sa puissance dans un domaine où elle n’a pas lieu d’être: celui des choses qui ne dépendent pas de nous et qu’en un sens, on « choisira » alors de ne pas être libre. Sur ce point le stoïcisme d’Epictète rejoint exactement l’existentialisme de Sartre, et c’est bien la structure binaire de cette deuxième partie qui l’illustre à la perfection. Si nous remontons à l’origine quasi métaphysique de la notion de choix, nous aboutissons à cette alternative originelle: je peux choisir de choisir ou choisir de ne pas choisir. Quand j’adhère à l’illusion de ma non liberté à cause des évènements qui ne viennent pas de moi, je ne me rends pas compte que je choisis d’exercer mon libre-arbitre dans un domaine dont il est structurellement exclu, mais c’est moi qui le choisis, en réalité, et c’est donc moi qui doit endosser la responsabilité de ce choix, lequel évidemment consiste à choisir de ne pas choisir. Il n’existe pas d’évènement à propos duquel nous ne puissions dessiner une zone de liberté, une question d’attitude à choisir, à déterminer, mais en même temps il n’est pas question de choisir les évènements eux mêmes. Autrement dit: le fait qu’un évènement me touche crée immédiatement une attitude à vouloir par rapport à cet évènement, une zone de puissance et une zone d’impuissance. Je dois vouloir l’évènement en ce sens qu’il y a dans cet évènement pour moi un nouvel être à assumer, à devenir. Je dois vouloir ce que cet évènement va faire émerger comme nouvelle possibilité de vouloir. Vouloir c’est moins vouloir quelque chose que vouloir à partir de quelque chose, puisque chaque nouvel évènement renouvelle les possibilité offertes à partir de lui. Ce que je veux c’est vouloir, et vouloir se redessine à chaque nouvel évènement qui me touche sans que je l’ai voulu en lui-même. Ce que je veux c’est le nouveau projet d’être moi qui se profile à l’horizon de chaque événement à venir, y compris les plus dramatiques.
Sur ce point il y a bien un alignement entre les thèses des Stoïciens et celles des existentialistes. Mais deux éléments cruciaux séparent néanmoins les deux philosophies:
Sartre inscrit le déni de l’évènement comme attitude possible à l’égard de l’évènement alors que les Stoïciens considèrent qu’une telle attitude n’a pas lieu d’être. Sartre est soucieux d’étendre le spectre de toutes les possibilités pour mieux justifier l’entière responsabilité du choix et l’importance du choix. Il ne s’agit pas seulement pour eux d’être assez raisonnables pour séparer les deux zones (ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas) mais aussi pour écarter toute attitude absurde ou promise à l’échec.
D’où la deuxième distinction qui consiste dans l’assimilation totale de la liberté et du bonheur chez les Stoïciens alors que Sartre congédie purement et simplement la notion de bien-être. Les stoïciens adhèrent en effet à la notion de Souverain Bien, c’est-à-dire à la corrélation entre ce qui est bien et ce qui est bon, entre ce qui est vertueux et ce qui est agréable. Le meilleur moyen d’être bien (heureux), c’est de faire le bien et inversement. Cette notion est quasiment ignorée de la plupart des philosophies contemporaines de celles de Jean-Paul Sartre.
On mesure ainsi tout ce que la philosophie de Sartre doit aux stoïciens, consciemment ou pas et tout ce qui les distingue. La conception de la liberté défendue par Hannah Arendt prend exactement le contre-pied de celle d’Epictète parce qu’elle définit la liberté dans les termes grecs de ce qui donna naissance à la politique, à l’esprit même de la polis, de la cité, soit la capacité d’intervenir par la parole et par l’action dans le monde, de faire naître l’idée même d’un agir politique dans un monde naturel, d’imposer au déterminisme de la nature, le libre jeu de l’initiative humaine dans un contexte socialisé: celui de la cité. Là où Epictète dit « je », Hannah Arendt dit « nous, citoyens ». Là où Epictète parle d’intériorité, Hannah Arendt parle d’extériorité. Là où les stoïciens recommandent l’acceptation du monde tel qu’il est, Hannah Arendt situe l’aptitude de l’homme à faire commencer une aventure: celle de l’histoire des hommes.
On voit bien que Jean-Paul Sartre ne se situe pas du tout dans la même perspective qu’Hannah Arendt, ne serait-ce que parce qu’il parle en tant que philosophe alors qu’Hannah Arendt s’est toujours présentée en tant qu’historienne et politologue. Aussi soucieux soit-il de définir le cadre d’une philosophie de l’engagement, Sartre ne se résout pas à assimiler totalement la liberté à l’action politique.
Sartre inscrit le déni de l’évènement comme attitude possible à l’égard de l’évènement alors que les Stoïciens considèrent qu’une telle attitude n’a pas lieu d’être. Sartre est soucieux d’étendre le spectre de toutes les possibilités pour mieux justifier l’entière responsabilité du choix et l’importance du choix. Il ne s’agit pas seulement pour eux d’être assez raisonnables pour séparer les deux zones (ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas) mais aussi pour écarter toute attitude absurde ou promise à l’échec.
D’où la deuxième distinction qui consiste dans l’assimilation totale de la liberté et du bonheur chez les Stoïciens alors que Sartre congédie purement et simplement la notion de bien-être. Les stoïciens adhèrent en effet à la notion de Souverain Bien, c’est-à-dire à la corrélation entre ce qui est bien et ce qui est bon, entre ce qui est vertueux et ce qui est agréable. Le meilleur moyen d’être bien (heureux), c’est de faire le bien et inversement. Cette notion est quasiment ignorée de la plupart des philosophies contemporaines de celles de Jean-Paul Sartre.
On mesure ainsi tout ce que la philosophie de Sartre doit aux stoïciens, consciemment ou pas et tout ce qui les distingue. La conception de la liberté défendue par Hannah Arendt prend exactement le contre-pied de celle d’Epictète parce qu’elle définit la liberté dans les termes grecs de ce qui donna naissance à la politique, à l’esprit même de la polis, de la cité, soit la capacité d’intervenir par la parole et par l’action dans le monde, de faire naître l’idée même d’un agir politique dans un monde naturel, d’imposer au déterminisme de la nature, le libre jeu de l’initiative humaine dans un contexte socialisé: celui de la cité. Là où Epictète dit « je », Hannah Arendt dit « nous, citoyens ». Là où Epictète parle d’intériorité, Hannah Arendt parle d’extériorité. Là où les stoïciens recommandent l’acceptation du monde tel qu’il est, Hannah Arendt situe l’aptitude de l’homme à faire commencer une aventure: celle de l’histoire des hommes.
On voit bien que Jean-Paul Sartre ne se situe pas du tout dans la même perspective qu’Hannah Arendt, ne serait-ce que parce qu’il parle en tant que philosophe alors qu’Hannah Arendt s’est toujours présentée en tant qu’historienne et politologue. Aussi soucieux soit-il de définir le cadre d’une philosophie de l’engagement, Sartre ne se résout pas à assimiler totalement la liberté à l’action politique.
Finalement le philosophe français accorde une importance fondamentale à l’interprétation, et la filiation à Descartes qu’il reconnaît implicitement dans ce passage suffit à marquer clairement son opposition à la liberté définie par Hannah Arendt:
« Bien plus qu’il ne paraît « se faire », l’homme semble « être fait » par le climat et la terre, la race et la classe, la langue, l’histoire de la collectivité dont il fait partie, l’hérédité, les circonstances individuelles de son enfance, les habitudes acquises, les grands et les petits événements de sa vie.
Cet argument n’a jamais profondément troublé les partisans de la liberté humaine : Descartes, le premier, reconnaissait à la fois que la volonté est infinie et qu’il faut « tâcher à nous vaincre plutôt que la fortune ». C’est qu’il convient ici de faire des distinctions ; beaucoup des faits énoncés par les déterministes ne sauraient être pris en considération. Le coefficient d’adversité des choses, en particulier, ne saurait être un argument contre notre liberté, car c’est par nous, c’est-à-dire par la position préalable d’une fin, que surgit ce coefficient d’adversité. Tel rocher qui manifeste une résistance profonde si je veux le déplacer sera, au contraire, une aide précieuse si je veux l’escalader pour contempler le paysage. En lui-même – s’il est même possible d’envisager ce qu’il peut être en lui-même – il est neutre, c’est-à-dire qu’il attend d’être éclairé par une fin pour se manifester comme adversaire ou comme auxiliaire. »
Comment articuler en effet l’évidence de nos déterminations et l’affirmation de notre liberté? Comment vouloir ce que je n’ai pas voulu? « Il a à prendre la responsabilité de sa maladie. Reste qu’il n’a pas voulu cette maladie et qu’il doit à présent la vouloir. Ce qui n’est pas de lui c’est la brusque suppression des possibilités. Ce qui est de lui, c’est l’invention immédiate d’un projet nouveau à travers cette suppression. » Il est absolument impossible de comprendre cette articulation si l’on ne réalise à quel point de nouvelles situations créent sans cesse de nouvelles responsabilités nous incitant à de nouveaux projets que nous sommes parfaitement libres de concevoir et entre lesquels nous sommes infiniment libres de choisir. Contre Hannah Arendt, Sartre maintient l’idée de libre-arbitre, c’est-à-dire l’idée d’une liberté métaphysique de l’homme, et non politique. La brusque émergence de la tuberculose dans ma vie a clos le chapitre de mon ancienne volonté mais elle m’installe dans une nouvelle situation dont j’ai à répondre. Pourquoi? Parce que je n’ai aucun point d’ancrage identitaire à partir duquel je puisse répondre de moi si ce n’est celui de cette nouvelle responsabilité à prendre de ce « devenir tuberculeux » qui m’est bel et bien imposé de l’extérieur. C’est dans le mouvement de cette responsabilité que je vais concevoir de nouveaux projets à partir de cette nouvelle situation, laquelle génère donc une nouvelle volonté. Je ne peux pas vouloir à partir d’une autre situation que celle qui m’est imposée maintenant par la réalité mais, en même temps, je ne peux vouloir que dépasser cette situation qui m’est imposée, et cela par les nouveaux projets que rendent possibles cette nouvelle situation.
L’argument décisif de Jean-Paul Sartre réside finalement dans la notion même de projet car s’il ne peut exister de projet qu’à partir de la situation réelle, inversement il ne peut exister de réalité que sur le fond d’un projet humain, lequel par son adaptabilité « récupère » toujours la perspective d’une infinie liberté choisissant entre plusieurs possibles. En d’autres termes, il est évident que nous sommes le produit d’une infinité de facteurs: la géographie, la classe sociale, la culture, le milieu dans lequel nous naissons, les données génétiques qui nous sont transmises par nos parents, les mentalités, les habitudes, les traditions, etc. Ces caractéristiques qui nous sont radicalement imposées sans que nous y puissions quoi que ce soit seraient des aliénations si elles ne nous autorisaient pas à concevoir des projets à partir d’elles.
Il est intéressant de constater que Sartre fait ici lui-même référence à Descartes, lequel dans sa troisième maxime de la morale provisoire affirme qu’il faut « toujours tâcher à se vaincre plutôt que la fortune et changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde. » Or cette maxime est sans aucun doute d’inspiration Stoïcienne. Se vaincre plutôt que la fortune signifie clairement que c’est par un travail sur soi plutôt que par un travail sur le monde que l’homme sera à même de jouir d’une liberté authentique c’est-à-dire infinie. Au-delà des différences, c’est bien le fil d’une même intuition qui suit ici son cours des Stoïciens à Descartes, et nous pourrions formuler cette intuition de la façon suivante « aucune détermination extérieure et arbitraire ne contrarie la capacité intérieure dont bénéficie tout homme de choisir librement l’une des options qu’il est libre de concevoir comme projets à partir de ces évènements. »
Prenons l’exemple de Rosa Parks: elle est noire dans un état des EU où sévit une législation ségrégationniste. Le 1er décembre 1955, elle refuse de céder sa place à un blanc dans un bus de Montgomery dans l’Alabama. Elle est condamnée à une amende de 15 dollars. Que veut dire Jean-Paul Sartre quand il affirme qu’il y a des distinctions préalables à faire? Par rapport à cet exemple, il serait intéressant de distinguer la liberté physique et la liberté légale, car la grande intelligence de Rosa Parks et de Martin Luther King a été de se situer d’emblée sur un terrain légal et non physique. Lorsque elle est pénalisée, Rosa Parks ne jouit d’aucune liberté légale de garder sa place quand un blanc la réclame. On peut bien sûr interpréter son choix de rester assise malgré la loi et la condamnation qui suit comme la preuve de l’aliénation de son droit premier, naturel, humain et donc comme la manifestation de sa non liberté mais cette liberté « pure », naturelle n’existe pas légalement. En étant condamnée, elle effectue en fait le premier pas d’une procédure au terme de laquelle, faisant appel, elle finira par obtenir, à l’échelle nationale presque un an plus tard (13 novembre 1956) l’abolition des lois ségrégationnistes.
C’est finalement exactement ce qui apparaît comme la négation pure et physique de sa liberté de s’assoir qui se révèle en réalité le premier moment d’un processus légal qui finira par lui en accorder le droit positif. En termes Sartriens cela pourrait donner se traduire de la façon suivante: par rapport à son projet physique de s’assoir, l’amende qu’elle doit payer est un obstacle. Par rapport à son projet d’obtenir le droit légal de s’assoir pour toutes les personnes noires de cet état, ce moment est la première phase de tout un processus aboutissant à la reconnaissance civique de la liberté des noirs dans un état du sud des EU. C’est finalement en changeant la nature de son désir de s’assoir (de physique il est progressivement devenu légal) plutôt que l’ordre du monde qu’elle a fini par changer l’ordre du monde et par y faire surgir ce qui avant n’était pas: « un droit ».
Il n’existe de projet qu’à partir d’une situation mais il n’y a de situation que sur le fond d’un projet et telle situation aliénante pour tel projet est un support incontournable pour tel autre projet. Nous comprenons ainsi ce que Sartre veut dire par « coefficient d’adversité ». En elles-mêmes, les situations ne sont ni libératrices ni aliénantes, elles « sont », c’est tout. On pourrait dire aussi qu’elles sont parfaitement neutres. La liberté infinie de l’homme n’est pas seulement une question d’éclairage par rapport à ces situations neutres: le rocher, l’amende de Rosa Parks. Elle est l’éclairage même, elle est ce que c’est que d’être humain dans un monde déterminé. Parce qu’en l’homme, l’existence précède l’essence, il est l’art d’insinuer des variables possibles dans la mécanique bien huilée du déterminisme naturel, social ou légal. Il envisage des projets d’existence possibles et constitue ce fond d’écran à partir duquel des évènements purs, neutres peuvent être éclairés différemment. En ce sens, la liberté est d’abord une affaire de perspective, de points de vue. Mais en même temps, cette perspective n’est pas contingente ou hasardeuse. Elle ne peut pas ne pas être. Je ne peux pas ne pas être libre parce que je ne peux pas ne pas être exactement ce « mouvement vers » qui va exercer son infinie liberté en choisissant l’une des possibilités envisageables à partir du fait imposé de telle situation. L’homme insinue de la contingence (ou du choix) dans la nécessité mais il le fait « nécessairement », parce qu’il est de sa nature de n’avoir ni nature, ni « essence » et qu’il s’effectue dans le mouvement même de son projet. Il se projette et projette sur la situation l’éclairage de sa liberté, de l’angle favorable à son existence. C’est pour cela que l’homme est fondamentalement, métaphysiquement liberté (et non seulement politiquement comme le dit Hannah Arendt.
3) La condamnation à être libre
a) Ce n’est pas faute si tout est de ma faute
Le malade n’est pas maudit par le sort ou par la fatalité en ayant attrapé la tuberculose, il est plutôt condamnée par elle à exercer sa liberté. Je ne suis pas libre d’être malade ou pas, mais je suis totalement libre de choisir mon attitude de malade. Ma liberté ne se situe aucunement dans le déterminisme des évènements. Ceux-ci se produisent et je n’y suis pour rien. Par contre la liberté m’impose sans aucune alternative possible de faire miens ces évènements qui m’arrivent, de les assimiler, de les assumer en suivant des modes d’intégration très particuliers. Que faut-il que je fasse des faits qui surgissent dans mon existence pour exercer ma liberté à leur endroit? Que je décline à partir d’eux des options, des possibilités et que j’en choisisse une. Ce n’est pas que ces aléas me « laissent » le choix, c’est plus encore: ils me le donnent. Finalement la liberté est exactement décrite par Jean-Paul Sartre comme un mode de perception.
L’être humain est comme un diffracteur de perspectives possibles. On pourrait presque physiquement situer l’homme comme cette surface sur laquelle un rayon de lumière se réfracte sauf que contrairement à l’eau sur laquelle la lumière ne se réfracte qu’en un seul rayon détourné, l’homme diffracte la puissance d’impact de l’évènement en une myriade de possibilités.
« Mon horizon, ma perspective ma moralité »: ici encore l’usage des italiques doit retenir notre attention. « La » maladie devient mienne en tant qu’horizon, perspective, morale. Ce n’est pas un fait qui impacte mon essence, ma nature, encore moins une identité faite ou achevée. En tant qu’existence, l’homme est structurellement inachevé, comme si l’acte même de son effectuation était en perpétuel chantier: j’ai à me faire en me composant un « ethos » dans la zone de choc et de confrontation avec ce qui m’arrive. Je dois œuvrer en vue de me faire à partir de tout ce qui me fait. Mais qu’est-ce que l’« Ethos »? En grec ce terme désigne la façon d’être, les habitudes, le style d’existence d’une personne. L’être humain est selon Sartre dépourvu d’ « ousia », c’est-à-dire d’essence, et par conséquent la seule direction qui puisse lui permettre de ne pas tomber dans le Khaos (faille, béance, vide) consiste à se constituer un éthos, c’est-à-dire une attitude. C’est bien tout ce qui donne son importance à la notion de morale, telle qu’elle est revendiquée par le titre de l‘oeuvre de Jean-Paul Sartre: « cahiers pour une morale ».
L’homme n’a pas d’autre moyen de se doter d’une épaisseur quelconque, d’une consistance existentielle probable que de se déterminer lui-même comme une certaine modalité de déclinaison des faits que nous pourrions qualifier de la façon suivante: « diffraction/ sélection ». Qu’est-ce que l’homme dans le monde? Un principe de conversion des faits en possibilités (diffraction) et de choix entre elles (sélection). Tel est la place déterminée de l’homme, il diffracte et choisit et ne peut faire rien d’autre. Il n’a pas le choix d’avoir le choix parce qu’il est en lui même si peu de chose, si peu une « chose » que la liberté est son seul devenir. Son mode d’existence consiste à ne rien gagner ni conquérir mais à donner du sens à ce qui en soi n’en a pas nécessairement.
b) Reconstruire l’unité d’une vie (la question du Sens)
Je pouvais courir mais me voilà tuberculeux. Je dois vouloir ce que je n’ai pas voulu: choisir mon attitude « tuberculeuse », et ne plus vouloir ce que j’ai voulu: faire du sport. Pourquoi? Parce qu’une vie qui s’épuiserait à regretter ce qu’elle ne peut plus vouloir n’aurait plus aucun sens, aucun avenir. Elle deviendrait absurde et surtout elle aurait choisi de l’être. C’est dans la plus stricte acceptation de l’évènement que se construit l’une des notions les plus idéales de l’existence humaine, celle du sens que l’on donne à sa vie. Il me faut intégrer dans l’unité d’une vie les assauts perpétuels et chaotiques des aléas de l’existence. Un adorateur de l’essence et de l’identité comme « mêmeté » au sens de Paul Ricoeur ne pourrait en aucune manière retrouver son « latin » dans ce rouleau à compresseur de faits, d’empêchements, de hasards qui inlassablement réduit à néant nos projets et confirme parfois notre sentiment que quelqu’un là-haut nous « en veut ».
Cette machine à écrabouiller nos plans que l’on peut appeler le destin ou la fatalité donne ainsi sans cesse du grain à moudre à cette liberté dont on comprend encore mieux le travail: tisser une trame qui puisse accueillir ces aléas et les intégrer dans la perpective d’une vie qui suit son cours « cahin-caha ». En fait, son cours se définit exactement et exclusivement par les cahots de notre existence, lesquels ne sont pas des obstacles disposés sur notre route mais sont « la route ». Il n’est absolument pas possible de donner du sens à l’existence humaine si celle-ci n’est pas libre et cette liberté consiste à pointer non seulement un champ d’action précis dans ce flux continuel de lignes de causalité multiples, mais aussi à les revendiquer, aussi dur que cela puisse sembler. Nous n’avons jamais été plus prés de la notion d’identité narrative au sens développé par Paul Ricoeur.
« J’existe », parce que je pense? Aucunement dirait Sartre qui ne croit pas à la « substance » pensante. Parce que j’ai un moi? Non plus pour les mêmes raisons. Parce que je réussis à faire ce que je veux? Non, pas du tout: la liberté n’est pas la réussite du projet mais la conception des projets et l’acte d’en choisir un. C’est à une conception du libre-arbitre bien précise que nous sommes ici confrontés: j’existe parce que je suis libre de faire miens des évènements non souhaités en définissant dans le choc même de l’impact qu’ils m’ont fait subir un Ethos capable de les intégrer dans une responsabilité et dans un sens commun. Aussi destructeur que soit leur puissance d’impact je me recompose dans l’acte de responsabilisation et de re-mobilisation en vue d’une direction « Une ». Aussi violents que soient les tournants qu’ils imposent à la direction de ma vie, celle-ci reste une vie: Une par la responsabilité que j’en prends, par les possibilités qu’à partir d’eux je dessine, et par la direction que je décide.
c) L’engagement du anti-héros existentialiste
Chaque coup du sort, chaque imprévu ruinant du dehors les projets que j’avais conçus est une incitation à exercer à nouveau ma liberté, ma capacité d’innovation à l’égard de nouvelles possibilités, ma capacité de détermination en en choisissant une. Toujours étrillé, visé par le destin et toujours libre à cause de lui, grâce à lui dans une forme de bénédiction fatale (qui s’oppose point par point à la malédiction du sort. Chacun de nous, pour son malheur, est élu, béni, gracié, « choisi ». A la malédiction de la maladie, s’oppose la bénédiction d’une liberté structurelle qui nous échoit « fatalement ».
L’homme est « sans repos ». Un processus s’active dans son existence sans connaître la moindre pause. Nous vivons les trois huit de l’assomption inextinguible de faits harassants, handicapants, désespérants qu’il nous faut reprendre à notre compte, comme Sisyphe roulant sa pierre. La référence mythologique déjà utilisée par Camus pour illustrer l’absurdité vaut la peine d’être poursuivie avec Sartre dans un autre sens: la pierre c’est la liberté et la morale sartrienne c’est l’engagement. Nous n’avons pas d’autre alternative que de nous engager parce que nous ne pouvons pas laisser rouler la pierre sans avoir à aller la rechercher pour la faire rouler à nouveau et cela sans interruption. Notre absence d’ « ousia » nous condamne à la détermination incessante de notre Ethos et ce aussi bien dans les aléas de notre vie qu’il nous faut assumer que dans les choix politiques auxquels nous sommes confrontés.
La liberté est l’intérieur de la détermination extérieure, tout comme le cuir extérieur d’un gant peut être intérieurement doublé de fourrure ou de soie pour adoucir le contact avec la peau de la main. Nous n’avons nulle part d’autres personnages à incarner que celui qui nous est imposé par les situations que nous subissons de plein fouet et dont il nous faut envisager les possibles, choisir l’un d’eux, assumer l’attitude choisie et ainsi se responsabiliser par rapport à des évènements complètement indépendants de notre volonté, non désirés, éventuellement ruineux. La neutralité n’est pas une option, parce qu’en un sens, elle est purement impossible: je n’ai pas d’autres modalités d’être que celle de l’assomption et de la responsabilisation de situations contraintes, de figures imposées.
C’est toute l’originalité de Jean-Paul Sartre que d’en finir avec la stylisation lyrique, emphatique et philosophique de la liberté triomphante. Ce passage pourrait finalement se concevoir entièrement comme une sorte de réfutation en règle du tableau de Delacroix: « la liberté guidant le peuple ». Elle n’a rien d’une conquête, d’une valeur, ni même d’un devoir. Elle est au contraire, une sorte de « préalable » à l’existence humaine, comme une tunique encombrante et collante dont nous ne pouvons pas nous débarrasser et qui nous impose une gêne, un embarras dans toutes nos actions. Nous ne sommes pas libres de nos mouvements: c’est étrangement cela, la liberté. En d’autres termes, nous ne sommes pas les héros de la liberté. Etre libre, au contraire, c’est être condamné à une forme d’anti-héroïsme. Les personnages de fiction ou des mythologies sont des « caractères ». Leur identité est validée par des exploits qui, une fois pour toutes, leur assignent leur statut de héros. Achille est la force du guerrier absolu, Ulysse est la ruse de l’homme avisé, Hélène est la beauté de la femme Eternelle. Rien, dans l’épopée, ne contredira jamais leur « être ». Tout, à l’inverse, au cours de nos vies, ira à l’encontre de nos projets, de nos jugements, des qualificatifs que telle action d’hier aura péniblement inspiré. Les héros mythologiques « sont » et de ce fait ne jouissent d’aucune liberté, heureusement pour eux. Nous, mortels, ne faisons qu’exister et avons ainsi à rouler la pierre de notre liberté jusqu’au sommet de la colline. Aucune illustration ne saurait être plus éclairante de cette liberté anti-héroïque que le personnage même de Roquentin dans « la nausée », notamment quand il réalise que « tout n’est qu’existence » et que nous n’avons pas d’autre consistance que celle d’être jetés là, en pâture à ce monstre terrible qu’est la liberté même:
« Si l'on m'avait demandé ce que c'était que l'existence, j'aurais répondu de bonne foi que ça n'était rien, tout juste une forme vide qui venait s'ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà: tout d'un coup, c'était là, c'était clair comme le jour: l'existence s'était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c'était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans l'existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s'était évanoui : la diversité des choses, leur individualité n'était qu'une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre - nues, d'une effrayante et obscène nudité. […] J'étais là, immobile et glacé, plongé dans une extase horrible. Mais, au sein même de cette extase quelque chose de neuf venait d'apparaître; je comprenais la Nausée, je la possédais. À vrai dire je ne me formulais pas mes découvertes. Mais je crois qu'à présent, il me serait facile de les mettre en mots. L'essentiel c'est la contingence. Je veux dire que, par définition, l'existence n'est pas la nécessité. Exister, c'est être là, simplement; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or, aucun être nécessaire ne peut expliquer l'existence : la contingence n'est pas un faux semblant, une apparence qu'on peut dissiper; c'est l’absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu'on s'en rende compte, ça vous tourne le coeur et tout se met à flotter"
Jean-Paul Sartre, La Nausée (1938)
Roquentin réalise brutalement la nature exacte de l’existence qui n’est pas une idée, un concept mais le « pur fait d’être là ». Qu’y-a-t-il de commun, au-delà de leur différence de quiddité (ce qu’elles sont) à cette racine, à ces grilles, à ce banc, à cette mouette, etc.? Qu’elles soient là, ici et maintenant. On peut ainsi parler d’eccéité du latin ecce qui signifie « voilà ». Roquentin saisit le sens existentiel de la nausée: les choses et les êtres ne font qu’« être là » mais elles sont « trop » là. L’existence a quelque chose d’obscène parce qu’elle ne consiste que dans le phénomène pur de son eccéité, de son être là. Elle est monstrueuse au sens étymologique: monstrare: indiquer, désigner. C’est ça maintenant!
Cet effet de saturation d’une réalité qui ne fait qu’être là, qui ne se justifie de rien et ne s’explique nulle part ne peut pas ne pas créer de l’angoisse et c’est exactement pour répondre à cette angoisse que « des gens » ont bâti de toutes pièces l’illusion d’un être nécessaire: Dieu (« un être nécessaire et cause de soi ») Pourquoi? Parce qu’au sens propre, cette exposition d’une existence « nue » et continuelle est indigeste pour l’esprit humain. Il faut que nous lui prêtions une cause, une raison d’être parce que si tout cela n’était que ça, que ce « voici », que cette gratuité pure, que cette présence inexplicable et obscène, alors ce serait trop lourd à porter. Mais c’est bien le cas et la liberté fait également partie de ce fardeau qu’est la brusque révélation de la gratuité pure de ces instants qui ne sont que présence pure de choses, de faits, d’êtres, qui auraient pu être différents mais qui, en ce moment, « sont là », et c’est tout.
En un sens la révélation de Roquentin est simple: nous faisons semblant de partir en quête de l’absolu pour nous dissimuler à nous-mêmes que l’absolu est exactement ce qui nous est toujours déjà donné. L’absolu, c’est l’existence, c’est ce dans quoi nous sommes à titre d’existants, condition que nous partageons avec la consistance pure des choses. Finalement c’est peut-être aussi le sens le plus pur de la notion de situation. Tout est là. Rien n’est dû, tout est donné, dans une sorte « d’orgie d’effectuation », de trop plein de présence. Sartre choisit de décrire sous l’angle de la nausée ce que l’on pourrait peut-être aussi saisir sous l’angle de la grâce, mais ce n’est pas la question ici.
C’est exactement dans la brutalité de cette présence pure, gratuite et factuelle qu’il faut situer l’anti-héroïsme fondamental de l’homme condamné à la liberté, car elle en est le décor, le théâtre, la réalité. L’homme est pris dans cette existence, dans cette « pâte même des choses », et dés lors en effet, on ne voit pas comment la neutralité pourrait être une option puisque nous sommes dans le mouvement même d’une efficience projetée de ce que c’est qu’exister. Nous ne pouvons pas davantage nous retrancher à la responsabilité des situations qui nous incombent qu’à cette pure monstration existentielle qu’est l’eccéïté pure d’un monde qui vient à lui-même sans nécessité, sans justification, sans raison. Il nous reste à donner du sens à cette efficience chaotique, contingente et exhaustive. L’engagement n’est pas un choix, c’est une attitude donnée qui est seule à pouvoir correspondre à la hauteur exacte de notre condition, celle de n’être qu’en situation, comme absolument tout ce qui existe.
Conclusion
A partir de l’exemple de la tuberculose, nous avons donc progressivement mis à jour l’articulation de la determination des situations qui nous sont imposées avec la liberté qu’il nous revient d’exercer à l’endroit même de ces évènements non désirés, à savoir réaliser les possibilités qu’elles ouvrent et assumer la décision de choisir l’une d’elles, de telle sorte qu’être libre et être déterminé ne constituent finalement qu’une seule et même effectuation que l’on peut aborder par deux versants opposés. Ainsi la liberté n’a rien d’une conquête, d’une valeur ou d’une dignité. Elle est la condition qui s’impose d’une situation. On pourrait même dire qu’elle est un fait humain. Dans une autre de ces oeuvres, Sartre essaie de prouver que « l’existentialisme est un humanisme », c’est-à-dire que cette liberté qui, moins qu’un don, définit une forme de fatalité humaine, situe la place de l’homme dans le monde, étant entendu que cette place, aussi difficile à assumer soit-elle, reste une condition particulière, reconnaissable et que l’on peut lui assigner une morale, un « avoir-à-être ». Il s’agit bien là, donc de réhabiliter la notion de « sujet » après les dommages qu’elle a subi de la part des trois philosophes du soupçon: Marx, Nietzsche et Freud. Aussi cohérente que soit la thèse de Jean-Paul Sartre, elle a néanmoins du mal à résister aux défis qui nous attendent aujourd’hui et peut-être consiste-t-elle en réalité dans les derniers soubresauts d’un anthropocentrisme philosophique voué à disparaître comme Foucault l’a exprimé dans une formulation sans appel:
« De nos jours, et Nietzsche là encore indique de loin le point d’inflexion, ce n’est pas tellement l’absence ou la mort de Dieu qui est affirmée mais la fin de l’homme. »
Extrait d'une interview de Michel Foucault concernant la mort de l'homme:
"Si on écarte les formes faciles de l'humanisme que représentent Teilhard et Camus, le problème de Sartre apparaît comme tout à fait différent. En gros, on peut dire ceci : l'humanisme, l'anthropologie et la pensée dialectique ont partie liée. Ce qui ignore l'homme, c'est la raison analytique contemporaine qu'on a vue naître avec Russell, qui apparaît chez Lévi-Strauss et les linguistes. Cette raison analytique est incompatible avec l'humanisme, alors que la dialectique, elle, appelle accessoirement l'humanisme.
Elle l'appelle pour plusieurs raisons : parce qu'elle est une philosophie de l'histoire, parce qu'elle est une philosophie de la pratique humaine, parce qu'elle est une philosophie de l'aliénation et de la réconciliation. Pour toutes ces raisons et parce qu'elle est toujours, au fond, une philosophie du retour à soi-même, la dialectique promet en quelque sorte à l'être humain qu'il deviendra un homme authentique et vrai. Elle promet l'homme à l'homme et, dans cette mesure, elle n'est pas dissociable d'une morale humaniste. En ce sens, les grands responsables de l'humanisme contemporain, ce sont évidemment Hegel et Marx.
Or il me semble qu'en écrivant la Critique de la raison dialectique, Sartre a en quelque sorte mis un point final, il a refermé la parenthèse sur tout cet épisode de notre culture qui commence avec Hegel. Il a fait tout ce qu'il a pu pour intégrer la culture contemporaine, c'est-à-dire les acquisitions de la psychanalyse, de l'économie politique, de l'histoire, de la sociologie, à la dialectique. Mais il est caractéristique qu'il ne pouvait pas ne pas laisser tomber tout ce qui relève de la raison analytique et qui fait profondément partie de la culture contemporaine : logique, théorie de l'information, linguistique, formalisme. La Critique de la raison dialectique, c'est le magnifique et pathétique effort d'un homme du XIXe siècle pour penser le XXe siècle. En ce sens, Sartre est le dernier hégélien, et je dirai même le dernier marxiste."
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