Avant de revenir sur tous les points et les références évoqués afin de répondre à la question, il convient de se poser d'abord les questions suivantes: "D'où vient le pouvoir? D'où vient la puissance?" La puissance vient de la nature. Le pouvoir vient du langage:
Une fois comprise cette origine du langage, il reste à savoir comment elle opère notamment au travers de ce code de sa législation qu'est la langue:
« Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif : ordo veut dire à la fois répartition et commination. Dans notre langue française (ce sont là des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d'abord en sujet, avant d'énoncer l'action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n'est que la conséquence et la consécution de ce que je suis ; de la même manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l'autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspens affectif ou social m'est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d'aliénation. Parler, et à plus forte raison discourir, ce n'est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c'est assujettir : toute la langue est une règle de subordination généralisée.
« L’homme
réel est né d’une femme, vérité simple mais de grande conséquence et
qui n’est jamais assez attentivement considérée. Tout homme fut
enveloppé d’abord dans le tissu humain, et aussitôt après dans les bras
humains ; il n’a point d’expérience qui précède cette expérience de
l’humain, tel est son premier monde, non pas monde de choses, mais monde
humain, monde de signes, d’où sa frêle existence dépend. Ne demandez
donc point comment un homme forme ses premières idées ; il les reçoit
avec les signes et le premier éveil de sa pensée est certainement, sans
aucun doute, pour comprendre un signe (…) tout homme a connu des signes
avant de connaître des choses. Disons même plus ; disons qu’il a usé des
signes avant de les comprendre. L’enfant pleure et crie sans vouloir
d’abord signifier ; mais il est aussitôt compris par sa mère.
(…)
C’est en essayant les signes qu’il arrive aux idées ; et il est compris
bien avant de comprendre ; c’est-à-dire qu’il parle avant de penser. »Une fois comprise cette origine du langage, il reste à savoir comment elle opère notamment au travers de ce code de sa législation qu'est la langue:
« Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif : ordo veut dire à la fois répartition et commination. Dans notre langue française (ce sont là des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d'abord en sujet, avant d'énoncer l'action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n'est que la conséquence et la consécution de ce que je suis ; de la même manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l'autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspens affectif ou social m'est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d'aliénation. Parler, et à plus forte raison discourir, ce n'est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c'est assujettir : toute la langue est une règle de subordination généralisée.
Dès qu'elle est proférée, fût-ce dans l'intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d'un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l'autorité de l'assertion, la grégarité de la répétition. D'une part la langue est immédiatement assertive (affirmative) : la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n'est jamais que le supplément de la langue, ou ce par quoi, telle une supplique, j'essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D'autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n'existent que pour autant qu'ils sont reconnus, c'est à dire pour autant qu'ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu'en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j'énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j'affirme, j'assène ce que je répète.
Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l'on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c'est un huis clos. A nous, il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue, qu'à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part : littérature. »
Roland Barthes
Par conséquent, dés lors qu’un pouvoir réforme la langue, c’est comme si le pouvoir politique s’insinuait à l’intérieur de chaque personne au coeur du processus par le biais duquel nous en venons à nous dire quelque chose à nous-mêmes. Quoi que je vive, c’est par la langue que je rapporte à moi-même que je l’ai vécu. Agir sur la langue qui est déjà en elle-même un instrument de pouvoir et de sélection dans le rapport que nous entretenons avec le réel c’est doubler le pouvoir politique d’une capacité d’insinuation sans équivalent dans la relation que j’entretiens avec moi-même. « La pensée dit Platon c’est le dialogue de l’âme avec elle-même » Réduire la forme linguistique de ce dialogue, c’est priver les hommes de la capacité de penser ce qu’ils vivent, de se rendre compte de la finesse et de la subtilité de leurs sensations, du changement des états et des situations.
Le philosophe Henri Bergson exprime pareillement cette dénaturation du réel par le prisme des mots:
« Nous tendons instinctivement à solidifier nos impressions, pour les exprimer par le langage. De là vient que nous confondons le sentiment même, qui est dans un perpétuel devenir, avec son objet extérieur permanent, et surtout avec le mot qui exprime cet objet (…)
Mais en réalité il n’y a ni sensations identiques, ni goûts multiples ; car sensations et goûts m’apparaissent comme des choses dés que je les isole et que je les nomme, et il n’y a guère dans l’âme humaines que des progrès. Ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et que, si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui en est cause, à travers le mot qui la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. »
Le philosophe Henri Bergson exprime pareillement cette dénaturation du réel par le prisme des mots:
« Nous tendons instinctivement à solidifier nos impressions, pour les exprimer par le langage. De là vient que nous confondons le sentiment même, qui est dans un perpétuel devenir, avec son objet extérieur permanent, et surtout avec le mot qui exprime cet objet (…)
Mais en réalité il n’y a ni sensations identiques, ni goûts multiples ; car sensations et goûts m’apparaissent comme des choses dés que je les isole et que je les nomme, et il n’y a guère dans l’âme humaines que des progrès. Ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et que, si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui en est cause, à travers le mot qui la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. »
Big Brother vise donc non seulement à rendre impossible la seule idée de révolution ou de changement de politique dans le processus même par lequel elle pourrait venir à l’esprit mais aussi à rendre inopérant le rapport de l’homme avec une réalité qui ne serait pas politique, sociétale, artificielle. Il faut couper l’être humain de tout enracinement à une réalité qui ne serait pas ordonnée politiquement. Big Brother c’est l’annulation du naturel au profit de l’artificiel. C’est le léviathan de Hobbes poussé à des extrémités totalitaires incommensurables. En d’autres termes, il s’agit pour cette dictature de couper le cordon ombilical de l’homme avec « mère Nature » et de lui substituer un grand « frère », un « Big brother ».
Et c’est précisément sur ce point que prend sens la toute dernière phrase de Winston: « D’une façon ou d’une autre, vous échouerez. Tôt ou tard, ils verront qui vous êtes et vous déchireront. La vie vous vaincra. Il y a quelque chose dans l’univers, je ne sais quoi, un esprit, un principe que vous n’abattrez jamais. »
Toute la question qu’il faut nous poser est celle du rôle de la parole dans la prophétie de Winston. La comprenons nous bien d’abord? Winston évoque l’univers, la vie, un principe comme si aussi puissant que soit le pouvoir totalitaire de Big Brother, il s’attaquait en même temps à quelque chose qu’il ne pouvait pas vaincre: la nature au sens Spinoziste du terme, c’est-à-dire ce qui est en train de naître, étymologiquement. Big Brother peut bien s’efforcer d’imposer son pouvoir à tout ce qui est (la nature naturée)il ne peut faire en sorte que la puissance naturelle par le biais de laquelle est tout ce qui est « est » (la nature naturante) ne soit pas, ne serait-ce que parce qu’il en est, comme tout le monde, le produit. Mais quelle est cette activité qui en nous restitue cette puissance de la nature naturante? L’art ou tout ce que Roland Barthes appelle: « littérature »:
« Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part : littérature. »
Par conséquent, nous avons la réponse à notre question: Que faut-il que soit la parole pour combattre la main mise d’un pouvoir totalitaire sur la langue? Artistique, poétique et « tricheuse ».
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