Introduction (longue) - Macbeth, Kafka et Hannah Arendt
Macbeth est une pièce de Shakespeare publiée en 1623. Le roi Macbeth apprend le suicide de son épouse au terme d’une succession de crimes qu’ils ont fomentés et commis ensemble. Il déclame alors cette tirade dont la fin est restée fameuse et s’est inscrite dans la culture occidentale comme l’expression la plus radicale d’une possibilité, que l’histoire humaine n’ait aucun sens:
« Seyton : La reine, monseigneur ! Elle est morte.
Macbeth: elle aurait du mourir plus tard. Le moment serait toujours venu de dire ce mot là. Demain, puis demain, puis demain glisse à petits pas de jour en jour jusqu’à la dernière syllabe du registre des temps. Et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous le chemin de la mort poudreuse. Eteins toi! Eteins toi court flambeau! La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus, c’est une histoire dite par un idiot pleine de fracas et de furie et qui ne signifie rien. »
Le moment serait toujours venu de dire ce mot là. Macbeth compare la mort à un mot que l’on dit, évidemment le dernier. Vivre, c' est procrastiner l’heure de sa mort, c’est quasiment une donnée biologique (apoptose), mais nous croyons que dans cette remise à plus tard se construit quelque chose et c’est en cela que nous avons tort. Nous sommes convaincus que quelque chose se constitue, se construit au fil de notre existence et qu’ainsi la succession des jours n’est pas une pure et simple accumulation de blocs qui ne ferait que se choquer au hasard. Que notre vie ne s’écoule pas simplement comme ce rapprochement continuel avec l’instant ultime de mourir, c’est bien ce dans quoi nous investissons tous nos efforts, ce pour quoi nous avons des enfants, des métiers, des amis, des choses à faire (alors même que nous savons bien qu’elles se déferont, qu’elles s’useront, que les liens se relâcheront, que les enfants partiront, que nos forces déclineront, etc.). Demain et demain et demain….Macbeth ici détruit déjà, dés le début cette croyance car toute vie est une pure accumulation de « demains ».
C’est comme si la nécessité d’en finir avec son passé en faisant se succéder les demains nous projetaient dans une sorte de paranoïa, d’angoisse existentielle, continue et suffisamment perverse, entêtante pour que nous fassions le mal pur, ce que Macbeth et son épouse ont commis. Il est toujours temps de dire sa mort parce que, de toute façon, le registre des temps a une dernière syllabe. On a toujours le temps de mourir parce que rien d’autre ne se fait dans la vie que la mort, Autrement dit, si le temps est toujours venu de mourir c’est que l’on a pas vraiment le temps de vivre.
C’est à ce moment qu’apparaît l’image du flambeau. Nous pouvons toujours nous réjouir de ce que nous avons accompli, ce qui fut fait hier ne nous guide que vers la mort. Le coeur même de cette injonction du passé à le dépasser n’est finalement que la mort. Il n’est donc finalement pas un instant présent que nous vivions dont ne puissions dire qu’il vient trop tôt pour que nous y mourrions et trop tard pour que nous nous satisfassions d’y vivre. Puisque nous ne considérons le passé que pour le dépasser (puisque il n’est plus) et le futur que pour le retenir (parce qu’il contient notre mort), nous sommes condamnés à ruminer de la non-action, et cela s’appelle penser: « se souvenir et craindre ». L’image du flambeau rend compte de la capacité qu’à l’homme de se rendre compte de ce qui effectivement s’effectue dans ces deux mouvements contraires et de cela même qui explique que cela le ronge, le détruit, le rend fou (et méchant). L’homme est cet animal qui vit le fait d’être dans le temps comme une torture parce qu’à un certain degré il est lucide sur tout ce que sa position d’animal souvenant et anticipant revêt de drame, de non sens, d’absurdité pure.
On pourrait dire ça plus simplement: tout être humain craint son avenir et fuit son passé. Le premier mouvement implique qu’il fasse à la fois acte d’anticipation et de retenue et le second qu’il se souvienne et se détache du passé. L’image de la lumière peut se concevoir comme ce qui projette et se « rétro-jette ». Elle est un phénomène de halo qui consiste moins dans ce qu’elle est en soi que dans ce qu’elle rend possible: la visibilité. Et c’est bien dans cette image que se situe le message le plus dramatique de cette tirade. Il nous arrive de croire à l’histoire comme à une voie droite toujours claire, illuminée, praticable (le progrès) quand la vérité est que nous errons à tâtons entre les jets de lumière déclinantes de ces deux foyers opposés. En d’autres termes, ce n’est pas l’espace éclairé et brillant d’une voie triomphale qui s’ouvre temporellement à l’homme, mais deux lueurs hésitantes qui ne font que projeter sur un théâtre improbable, une scène courte rédigée par un fou.
Mais alors que faisons-nous? Nous jouons, nous nous pavanons, nous faisons semblant, nous noyons le poisson de cette dernière syllabe, de ce dernier mot en jouant sur cette scène temporairement éclairée par nos hiers la comédie d’une vie qui « s’y croit », qui fait semblant de croire que l’histoire qu’il joue a un sens mais qui sait très bien qu’elle n’en a aucun. Macbeth et sa femme ont fait semblant de croire à la comédie du pouvoir. Lui va mourir et elle s’est déjà tuée. Il faut éteindre le flambeau de cette mascarade, de cette simulation qu’est la vie. La mort de Lady Macbeth est point par point l’exact contraire de celle d’Antigone. Autant l’héroïne de tragédie grecque donne du sens à sa vie par sa mort, autant Lady Macbeth poursuit et confirme par sa mort l’absolu non-sens de vivre.
« Il a deux antagonistes : le premier le pousse de derrière, depuis l’origine. Le second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Certes, le premier le soutient dans son combat contre le second car il veut le pousser en avant et de même le second le soutient dans son combat contre le premier, car il le pousse en arrière. Mais il n’en est ainsi que théoriquement. Car il n’y a pas seulement les deux antagonistes en présence mais aussi, encore lui-même, et qui connaît réellement ses intentions ? Son rêve, cependant, est qu’une fois, dans un moment d’inadvertance – et il y faudrait assurément une nuit plus sombre qu’il n’y en eut jamais – il quitte d’un saut la ligne de combat et soit élevé, à cause de son expérience du combat, à la position d’arbitre sur ses antagonistes dans leur combat l’un contre l’autre. »
Ces deux mises en perspective de l’être humain dans le temps ont ce point commun de le désigner comme un être accaparé, broyé par ces deux mouvements que sont l’anticipation et le souvenir. L’homme a besoin du passé pour se diriger vers le lendemain mais l’appel du futur ne lui permet pas de tirer avantage du présent (procrastination). Finalement le drame de l’homme réside dans le fait qu’il ne peut pas avoir le temps dans le temps mais il ne peut pas non plus trouver du temps en dehors du temps. Comment avoir le temps si on n’est pas dedans mais si on est dedans, comment se dégager une plage de temps dans laquelle nous pourrions trouver le bon moment pour vivre ou mourir?
Peut-être mesurons-nous maintenant à quel point ces deux citations dont le sujet est commun (la situation de l’homme dans le temps) apportent des réponses tout à fait opposées à la question de l’issue, de la solution qui se dessine pour l’homme pris dans cette souricière temporelle. Autant pour Hannah Arendt, c’est précisément dans les conditions imposées par cet étau que l’homme peut penser et donc rationaliser son existence, autant pour Macbeth, cette convergence des rayons de lumière projetés par le futur et rétro-projetés par le passé ne font qu’éclairer provisoirement une scène dans laquelle se déroule une scène absurde écrite par un auteur dément. Par conséquent, si Hannah Arendt utilise la parabole de Kafka afin de souligner l’urgence de penser l’histoire et de penser dans les circonstances historiques qui sont les nôtres, Shakespeare, au contraire, évoque, par la voix de Macbeth, une possibilité tragique, au sens pur du terme, à savoir moins la thèse d’une histoire tragique de l’homme (laquelle honnêtement tient du simple constat) mais plutôt du Tragique de l’histoire humaine, de son absolu non-sens.
Dans cette scène fugace, éphémère, la vie humaine « fait son show » mais il s’agit d’un numéro d’acteur pathétique jouant une scène démente écrite par un aliéné mental.
Peut-être pourrait-on, en un sens, reprendre au pied de la lettre, cette référence à la folie, à la démence, et l’appliquer à la parabole de Kafka, car quoi de plus inepte, absurde que cette représentation d’un « il » coincé entre des adversaires dont l’un le pousse et l’autre le retient? Comment ne pas y voir, comme Hannah Arendt, une description de l’être humain dans le temps, coincé entre un passé qui ne demande qu’à être oublié (vers le futur) et un futur qu’à retenir (le passé)? Mais il y a, dans l’extrait, de Kafka une étrange porte de sortie, une improbable issue à laquelle « il faudrait une nuit plus sombre qu’il n’y en eut jamais. » De fait, nous rêvons la nuit, en dormant, et Hannah Arendt voit dans cette fable surréaliste du rêve d’un « il » coincé entre deux adversaires (notons d’ailleurs l’inadvertance de ce moment: l’inadvertance étymologiquement est le contraire de l’adversité) la naissance de ce que c’est que « penser ». Et si la capacité humaine de penser était ce rêve là? Rêve qui, donc, naîtrait en l’homme dans l’effet de tenaille du temps?
La mise en perspective de ces deux extraits revêt alors tout son sens, et nous permet de réaliser à quel point c’est exactement en lieu et place de ce que Macbeth décrit comme une pièce de théâtre absurde que Kafka, si l’on adhère à l’interprétation de Hannah Arendt situe la pensée. Que nous soyons dans le temps est pour Shakespeare cela même qui fait perdre tout sens à l’existence humaine alors qu’au contraire pour Hannah Arendt, c’est justement dans cet étau que l’homme pense, c’est donc parce que sa situation est absurde que penser paradoxalement prend corps et conséquemment « sens ». Penser, c’est le rêve humain de ne plus avoir qu’à arbitrer le combat du futur contre le passé. Dans la préface de son livre « la crise de la culture », Hannah Arendt justifie cette interprétation: comment expliquer autrement, en effet, la philosophie platonicienne pour laquelle penser décrit le fil de cette réminiscence au gré de laquelle le philosophe revit l’expérience atemporelle de l’intuition des Idées pures, celle qu’il avait éprouvée quand il n’était qu’une âme dans une dimension « hors temps », hors corruption, hors « mortalité »?
Nous devons accompagner Hannah Arendt et la suite de son travail d’interprétation de la parabole Kafkaïenne car son propos (et ce n’est pas un hasard si cette fable est citée dans la préface de son livre) est précisément de situer concrètement l’ouvrage de la pensée dans le temps. Elle apporte en effet deux modifications d’importance dans le schéma de Kafka en parlant cette fois ci en son nom. Selon elle, il convient d’abord de corriger le caractère rectiligne de cette adversité temporelle entre passé et futur. Ce n’est pas sur une ligne horizontale que les deux forces s’affrontent mais par rapport à une déviation qui crée un angle d’incidence. Pourquoi? Parce que le temps linéaire et physique n’est pas le temps brisé et discontinu de l’histoire fait de moment de crise, de guerres et de paix, de périodes plus stables. Le temps de l’histoire n’est pas celui où les évènements s’enchaînent régulièrement mais sont restitués différemment par les perceptions, témoignages et les récits des hommes. Sur cette ligne brisée, fragmentée, les forces du passé et du futur se heurtent donc « de biais ».
Récapitulons: Macbeth et sa femme forment un couple machiavélique qui n’a reculé devant aucune infamie pour arriver au pouvoir. La violence est donc déjà dans les personnages. Apprenant le suicide de sa femme, Macbeth l’intègre à un mécanisme de désespoir qui est déjà opérationnel en lui (il suffit de remarquer le peu de réaction que cela suscite en lui) et ce mécanisme a partie liée avec le temps, avec ce que c’est pour tout homme que de vivre dans le temps, soit glisser la pente de ces demains qui n’apportent rien que la dernière syllabe tout en étant guidé par les lueurs des flambeaux d’hier, lesquels éclairent notre mort à venir. Dans cet intervalle, la vie humaine joue une comédie absurde écrite par un auteur dément.
d) « Qui ne signifie rien »
Nous sommes donc en présence de trois interprétations ou mises en perspective de l’homme dans le temps, de l’homme dans l’histoire (pour Macbeth et Hannah Arendt) et de ce qu’engendre cette inscription de l’être humain dans une temporalité historique: folie (Macbeth) rêve d’éternité (Kafka) ou pensée (Arendt). La violence est une donnée incontournable de cette inscription. Pour Macbeth, parce qu’exister est absurde et que l’aliéné mental qui écrit l’histoire ne peut pas rédiger autre sens qu’un non sens. Pour Kafka, parce que l’adversité entre les deux opposants est donnée dés le départ. Pour Hannah Arendt, c’est plus intéressant, mais ce n’est pas vraiment exprimé dans son interprétation de la parabole de Kafka. La barbarie est, selon elle, de la non-pensée. Tant que l’homme peut maintenir cette capacité à penser dans le conflit qui oppose le souvenir et l’attente et qui naît de notre position d’écrasement entre le passé et le futur, quelque chose de l’humanité demeure. Le danger ne réside pas tant finalement dans les évènements que dans notre incapacité à engendrer de la pensée à leur endroit mais aussi à leur occasion. Ce qui doit primer dans notre compréhension de sa référence au parallélogramme des forces, c’est que l’homme ne pense que dans l’histoire, qu’ à partir de ce choc du souvenir et de l’attente où quelque chose de l’action se structure. Penser, c’est penser l’histoire et penser à partir d’elle, et c’est ainsi que nous pouvons expliquer ses travaux sur la banalité du mal. Il faut penser Auschwitz parce qu’autrement nous ne ferons qu’entériner, valider, voire encourager l’inhumanité de cette période historique. Penser la démence de cette période est plus difficile parce que les faits semblent atteindre un niveau de violence, de factualité brute qui rend impossible leur recouvrement par une pensée. Mais il faut le faire parce que ne pas penser Auschwitz revient à laisser s’étendre et se diffuser comme une épidémie sous-jacente, indétectable ce virus de la non-pensée que fut Auschwitz.
Dans cette image de la pièce courte et insensée, il se trouve que Macbeth enferme dans un seul et même sac toutes les tragédies et les guerres déjà faites mais aussi les horreurs et les génocides à venir. Quiconque vit dans le temps avec lucidité se rend compte que rien de tout cela ne va vraiment quelque part, si ce n’est la mort mais même les récits que nous nous racontons pour faire passer cette pilule là ne signifient rien. Nous percevons bien l’effet de double lame de cette atroce tirade.
L’affirmation par Hannah Arendt d’une direction de pensée (diagonale du parallélogramme des forces) qui se dessine dans l’impact même de ce choc que sont les deux antagonistes de Kafka (passé et futur) manifeste au contraire une puissance humaine de donner du sens à ce qui n’en a pas. L’intérêt que nous portons à l’homme suppose d’abord que nous quittions le plan du temps seulement physique pour nous placer dans la dimension du temps historique, du temps vécu, raconté par l’homme au travers du récit qu’il fait de son passé, puis que nous dessinions cette trajectoire de la pensée au coeur de ce marasme de la temporalité historique.
Aussi opposée que soit donc la perspective de Hannah Arendt à celle de Shakespeare (elle pose le sens là où lui ne décrit que non sens) elle n’en pointe pas moins qu’elle la dimension essentielle du langage puisque de fait il n’existe pas de pensée sans langage.
Comment se fait-il que même fou, Macbeth parle? Comment se fait-il que parlant il évoque la folie d’un humain qui joue une pièce? Comment se fait-il que cet écrivain-démiurge , dans sa folie, fasse une pièce? Le couple folie/langage est à tous les étages de la mise en abime de cette tirade.
Il nous faut donc interroger non seulement cet ancrage de l’être humain dans un temps historique où ne se disent que violence et absurdité mais aussi précisément ce fondement linguistique, testimonial, auto-parodique par l’entremise duquel l’homme se raconte à lui-même l’histoire de sa propre folie, « ne signifiant rien ». Dans la prose historique du monde, la violence de l’être humain s’explique-t-elle par le fait qu’il n’est il qu’un signifiant vide un « flatus vocis » (un infime souffle de voix) ?
Partie 1: Langue, parole et témoignage
La comparaison entre le temps et le fil d’un discours ou la trame d’une narration est si manifeste dans la tirade de Macbeth qu’il nous faut l’interroger. Pourquoi Shakespeare n’envisage-t-il finalement à aucun moment de cette réplique la possibilité d’une réalité non dite, d’un évènement dont la texture événementielle échapperait au registre du temps? Que l’homme parle, c’est aussi ce qui le rend absolument incapable de vivre quoi que ce soit hors de ce découpage culturel par le biais duquel toutes nos sensations, perceptions, émotions, pensées sont structurées par notre langue maternelle. De Saussure à Giorgio Agamben en passant par Benveniste, tous les philosophes ayant fait de la langue l’un des objets de leur étude ont pointé la distinction entre la langue et la parole (chez Benveniste, c’est la distinction entre la sémiotique et la sémantique).
Parler, c’est exprimer un énoncé de langue. Dans cette évidence déjà se trouve contenu et résumé tout le problème humain, tout le drame à l’intérieur duquel être existentiellement et historiquement humain consiste, car si parler est un acte, produire un énoncé de langue, c’est combiner les éléments d’un ensemble au gré d’une systématique fermée, c’est faire une opération. Toute langue est une totalité, ce qui signifie que rien en elle ne peut valoir isolément. Toute langue est une rationalité qui ne peut fonctionner qu’en circuit fermé. C’est ce que la double articulation décrite notamment par André Martinet permet de comprendre. Quelque soit l’énoncé que je comprends, c’est d’abord parce qu’il est composé de mots (monèmes: plus petites unités de sens), chacun d’eux revêtant une fonction dans la phrase qui lui vient de sa fonction dans la langue (sujets, verbe, complément, etc.) Mais je le comprends aussi parce que cette phrase est une séquence sonore composée de phonèmes (plus petites unités de son). Or chaque phonème n’est compréhensible qu’en tant qu’il se distingue d’autres phonèmes possibles dont le destinataire du message aurait également compris le sens s’ils avaient été prononcés. Comme tout dans la langue réside finalement dans l’aptitude du locuteur à combiner des unités sonores pour créer des unités de sens, tout sujet de langue a déjà potentiellement en lui la totalité des variations de sens possibles. Il les a « potentiellement ». On n’apprend pas un à un les mots, on combine indéfiniment les sons et cela ouvre toutes les variables de sens, mais à l’intérieur d’un système qui est celui de la langue. On peut tout dire, mais à condition de ne faire que le dire c’est-à-dire de ne l’émettre que dans une langue UNE, totalisante, systématique.
En d’autres termes, l’être humain est le seul à articuler dans son langage la langue et la parole, le logos et la phoné, mais c’est aussi cela qui fait de lui un homme violent car ces deux composantes ne peuvent cohabiter pacifiquement. Pourquoi? Parce que deux intentions dynamisent chacune d’elles: le vouloir dire de la langue et le vouloir dire de la parole. Le premier veut tout systématiser, le second veut tout actualiser. Le problème de l’homme par conséquent n’est pas du tout qu’il ne peut pas tout dire à cause de l’efficace généralisatrice, banalisatrice et systématisante de la langue mais plutôt qu’il ne peut tout simplement pas dire à partir de la langue. Il n’y a pas d’indicible pur mais il y a dans la langue l’efficience même d’une totale impossibilité de "dire".
Peut-être cette observation là est-elle trop évidente pour pouvoir être re-marquée dans ce que « nous », les générations postérieures à la Shoah savons des camps concentrationnaires. L’une des moins mauvaises explications de ce drame pourrait bien consister dans l’écrasement de la parole vivante par tout ce que la pure notion de langue dans ce qu’elle recèle de radicalement formel, systématique et clos sur sur soi (concentrationnaire) induit de mort. Le cauchemar d’une gestion centralisée, rationalisée, systématisée, décrétée des populations: c’est cela que dit Auschwitz et les efforts (certes louables) de commémoration, d’incitation à l’indignation, au devoir de mémoire (tout-à-fait nécessaire, il est vrai) ne font que créer une onde de réalisation très basse de la nature même de ce dysfonctionnement (lequel est l’occurrence est peut-être au contraire, une sorte de raréfaction de la notion même de fonctionnement, une réduction du fonctionnement à un état chimiquement pur de ce que « fonctionner » est: un camp de destruction systématique d’une population, c’est-à-dire le paroxysme même de la biopolitique (insinuation et gestion du pouvoir dans la vie biologique des citoyens) comme le soutient Giorgio Agamben dans la préface de son oeuvre « Homo sacer ».
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