(Cet article a été entièrement rédigé dans la perspective de l'épreuve du bac blanc qui aura lieu le 18/01. C'est peu de dire à quel point nous en conseillons donc la lecture)
La persona est reliée au désir de se sentir reconnu et accepté au sein d’une famille, d’un groupe, d’un collectif, d’une profession. Il nous faut « donner des gages », faire « patte blanche » pour montrer à ce collectif que nous sommes des leurs, que nous partageons leurs valeurs, leurs idéaux, leurs normes. Reconnaissance et normativité sont les facteurs essentiels de ce processus auquel aucune, aucun de nous ne peut échapper, ne serait-ce que parce que cette dissociation entre celle ou celui « qu’on se sent être" et celle et celui ou celui « que l’on a à être » s’effectue très tôt, dés notre immersion dans une famille, laquelle ne fait que poser les premiers jalons d’un processus social qui finalement ne nous lâchera jamais jusqu’à ce que nous n’ayons plus à incarner aux yeux des autres un certain personnage (pour certaines et certains, ce moment là n'arrive jamais)
Cela manifeste assez clairement que nous avons toutes et tous « à composer » avec le regard des autres. Jung souhaitait, en inventant ce terme avertir ces patients contre une identification trop forte à la persona. Si je laisse ce « personnage » prendre constamment les devants, y compris dans le rapport que j’entretiens avec moi, alors cela signifie que je me condamne moi-même à vivre continuellement hors de moi, dans une méconnaissance totale de ce que je suis, de ce que je désire, de ce en quoi je crois "vraiment". Je choisis, non pas les amis avec qui je me sens vraiment en accord, mais celles et ceux qui sont les mieux « côtés » aux yeux du groupe auquel je veux m’intégrer, je ne choisis pas vraiment ce que je veux faire mais le métier jouissant de la plus grande valeur d’estime aux yeux de celles et ceux auxquels je dois me « rallier ». Bref constamment c’est comme si un autre que moi me contraignait à agir comme une copie conforme des attentes de mon entourage familial et social.
Mais avant d’aller plus loin dans cette mise en perspective de l’art par rapport à la persona, il convient de donner à cette notion tout son sens, en insistant notamment sur le fait qu’il n’est envisageable pour aucune personne socialisée de se passer de "ce clone", pour la bonne raison qu’il apparaît bien plus tôt qu’on ne pense. Insistons notamment sur le fait que Jung n’appelle aucunement ses patients à détruire leur persona, mais seulement à ne pas la laisser occuper à elle seule tout le champ du rapport à soi. Le danger est de se prendre pour sa persona comme un acteur qui ne pourrait plus se détacher de son rôle, mais certainement pas de le réduire à néant. La persona est une donnée indissociable de la vie en société, autrement dit du zôon politikon ("animal politique") tel que le décrit à très juste raison Aristote: « l’homme est un animal naturellement politique (social) ». Voir sa persona, discerner clairement ce qui, en nous, vient vraiment de nous et ce qui vient de la persona, c’est tout ce que l’on peut souhaiter et c’est déjà conséquent, énorme. D’ailleurs, la persona n’est-elle pas un « jeu ». Qui dit vraiment que l’on peut exister sans jouer? En quoi consiste vraiment cette authenticité d’un moi sans persona, si elle existe?
Comment la persona peut-elle s’imposer si facilement à nous? Tout simplement parce qu’elle a toujours été là avant, dans ce processus d’identification imaginaire à soi-même du stade du miroir. Il convient donc finalement que nous cessions d’adhérer à cette idée selon laquelle la persona se serait originellement immiscée entre un soi authentique et un soi social pour convenir que se prendre pour soi, c’est déjà de la persona. Dans la démarche par laquelle nous nous assimilons à nous-mêmes il y a déjà de la médiation par l’autre par l’image par le reflet. Se prendre pour soi-même, c’est déjà passer par l’expérience d'être autre. Autrui n’est pas une autre personne, c’est le mode d’identification que nous empruntons tous pour être une personne. Il n’est donc pas étonnant que nous soyons aussi dépendant du jugement et de l’appréciation des autres puisque être autre c’est exactement l’expérience au terme de laquelle nous nous assimilons à nous-mêmes.
Il est d’autres animaux qui se reconnaissent dans le miroir mais les éthologues n’ont pas observé dans les autres espèces des comportements qui soient à ce point dictés par cette expérience imaginaire de soi-même. Cela signifie que les humains constituent un mode spécifique d’être dominé par le semblant par la simulation, par ce jeu d’interactions fondé sur du semblant. Sous cet angle il n’est pas excessif de soutenir que l’humain est un animal spéculaire et qu’à bien des titres cela domine le champ social pour le meilleur comme pour le pire (par exemple il ne fait aucun doute que ce jeu de miroir efficient dés l’origine revêt un rôle fondamental dans la délinquance. La plupart des sociologues et des psychologues pointent en effet la dynamique de groupe dans les comportements délinquants. Personne ne fait le mal parce qu’il le veut mais parce que c’est comme un rite d’initiation, d’intégration à un groupe dont la délinquance est le critère d’acceptation - Finalement c’est la notion même de « bande » ou de « wild bunch » qui est ici définie et expliquée)
Il importe maintenant de revenir à la question de l’art et de ce sentiment d’y retrouver un forme de spontanéité, d’authenticité, de libération d’un moi qui serait parvenu à se défaire de l’annexion de la persona. Comment le justifier? Comment lui donner un contenu authentique une fois que l’on a mis à jour que l’origine de la persona n’est autre que ce processus d’identification à l’image de soi intervenant très tôt dans le développement de l’individu humain (stade du miroir) ?
Faudrait-il convenir que, dans une perspective naïvement chronologique que les tout premiers mois de vie du bébé sont ceux d’une parfaite authenticité et que nous ne sommes nous-mêmes qu’avant le stade du miroir? Ce serait assez tortueux voire tout simplement intenable comme proposition, ne serait-ce que parce que finalement ces premiers mois sont dominés par les pulsions somme toute assez impersonnelles. Autant il semble excessif et caricatural de poser une authenticité dans cette période autant il n’est pas incohérent de remarquer qu’aussi déterminante et structurante (ou déstructurante) que soit la phase de reconnaissance de soi dans le miroir, elle n’envahit pas le cadre entier de champ d’expérience de soi de l’individu.
Nous venons au monde et une fois le stade du miroir réalisé, nous nous identifions à jamais à cette image d’une silhouette vue par les autres, se déplaçant dans l’espace et suivant l’ordre chronologique d’un certain temps (social: le temps bergsonien). Pour autant notre venue au monde s’effectue aussi et finalement toujours au gré d’un « ressenti de soi » qui se situe moins dans le temps ou l’espace que dans la durée. Il ne peut pas ne pas exister en nous une modalité de présence au monde qui n’est pas entièrement parasitée par l’effet social de visibilité aux autres et à soi-même que l’on a appelé la persona.
Jacques Lacan insiste sur la corrélation qu’il est nécessaire de faire entre le stade du miroir et la scission en tout être parlant entre le je de l’énoncé et le je de l’énonciation. Que nous soyons capable de dire « je », ce qui viendra plus tard trouve, selon lui son origine dans cette modalité imaginaire d’identification. Si nous sommes capables de nous dissocier de nous pour parler en notre nom en disant « je » c’est bien que nous avons été marqués très tôt d’une forme de dissociation. Quand je dis « je », il se produit en effet un évènement très bizarre: j’aspire à me situer sur un certain plan que l’on pourrait qualifier de linguistique ou grammatical. Dire je, c’est même confusément, devenir le sujet d’une phrase, la première personne grammaticale d'un énoncé. Mais en même temps, ce son « /je/ » a bien été émis par quelqu’un: « moi », en l’occurrence, ou disons une bouche, un souffle, des cordes vocales, une « aptitude physique à la phonation ».
Restons en là pour l’instant et disons qu’un appareil vocal dit le son « je » mais qu’immédiatement se met en place tout un ordre de sens au regard duquel cet appareil vocal revêt une signification qui consiste à assurer la fonction de sujet dans une phrase. Le problème ici c’est que l’interlocuteur auquel je dis « je » ne peut comprendre ce je autrement qu’en le référant au contexte , c’est-à-dire au fait que c’est moi qui parle. Si l’énoncé est coupé de sa situation, il est absolument impossible de comprendre à quoi correspond ce « je » qui peut s'appliquer au moi de n’importe qui. En d’autres termes, « je » est un signifiant dont le signifié n’est pas un concept général mais le moi qui dans une situation donnée dit « je ».
il convient vraiment de mesurer la complexité de cette situation, ce que recouvre de difficultés et de subtilité cet acte simple de dire Je, à quel point cette parole est éclairante et en même temps totalement obscurcissante. Je dis « je » et en français, je prends corps dans une phrase, dans une grammaire, dans une langue. C’est clair mais en même temps cela ne dit strictement rien de moi, en chair et en os. Ce je est le sujet de l’énoncé et quoi que cet énoncé dise, il le dira dans la clarté du sujet de langue dans un énoncé de langue, valant pour tous les membres de cette communauté linguistique là.
Il y a aussi le sujet de l’énonciation, celui du « dire je » qui est un peu plus physique mais en même temps pas complètement: c’est ce « je » qui est l’auteur de l’énonciation, de l’acte d’énoncer. En tant que sujet d’énonciation, ce je là fait finalement le choix d’être supplanté par le je de l’énoncé (qui correspond finalement complètement à la persona). Le je de l’énonciation est un sujet qui vit et subit la nécessité de devenir le je de l’énoncé.
Mais on pourrait peut-être évoquer en plus de la dissociation lacanienne le sujet du vouloir dire du je de l’énonciation est celui-ci est profondément mystérieux, parce qu’il est nécessairement là, qu' il est finalement le déclencheur du je de l’énonciation et de l’énoncé mais qu’en même temps, il est totalement voilé, caché comme le point de fuite de ces deux « je » qui lui succèdent. Il est cette instance qui décide de dire je, mais dans une sorte d'anticipation qui pour l'heure n'a pas encore franchi le seuil de l'énonciation.
Il existe donc trois « je » ici: le je de l’énoncé, le je de l’énonciation et le je du vouloir dire de l’énonciation. Le plus clair est le je de l’énoncé mais en même temps il est le plus superficiel, le plus désincarné, le plus grammatical. Le plus obscur est le je du vouloir dire de l’énonciation, parce qu’il est finalement « ce vide », ce point auquel on ne fait référence qu’au regard d’une situation donnée mais qui sana cela ne représente rien ni personne en propre.
Il nous faut maintenant relier ces deux perspectives: de la même façon que nous avons le sentiment que la persona étouffe, freine, dénature en nous quelque chose de plus brut, de plus authentique, de plus spontané quelque chose qui ne demande qu’à se libérer de cette simulation aliénant, de ce pantin soumis aux impératifs de toute vie en société, le sujet du vouloir dire de l’énonciation n’attend en nous que de pouvoir se défaire de cet auto-portrait lisse du je de l’énoncé qui en toute occasion est comme le sujet sans aspérités d’actions claires, données, publiques, mais en même temps fausses et superficielles.
En quoi consisterait l'acte de libérer en nous ce potentiel d’une parole authentique qui ne serait ni phagocytée par la persona, ni dénaturée, banalisée par le conformisme grammatical du je de l’énoncé? La réponse est assez simple et elle tient dans la poésie, dans la littérature, bref dans la recherche d’une expression de soi qui parvienne à rendre compte de notre « être au monde » sans être étouffé par les effets de conformisme de l’être aux autres. Cette originalité d’une prise de parole vraie est possible mais elle suppose une originalité et une défiance sans cesse en exercice contre les façons habituelles d’être et de parler, contre la persona et la langue.
Reprenons clairement les différents éléments envisagés: le stade du miroir, le je de l’énoncé et de l’énonciation et celui du « vouloir dire" de l’énonciation. Situons les par rapport à la question de la création littéraire. Nous avons tous déjà éprouvé le sentiment que quelque chose des conventions, des rites et des lois s’exerçant en société contraignaient ou étouffaient en nous une « fibre » plus authentique, plus spontanée. En même temps, dés qu’il s’agit de qualifier cette spontanéité, nous sommes souvent en panne de mots et surtout nous risquons de tomber dans une critique un peu facile, un peu gratuitement contestataire du vivre-ensemble ou des contraintes de la vie collective. Quiconque réfléchit un tant soit peu s’aperçoit qu’en un sens, tout ce que nous sommes et désirons naît de cette socialisation. Et que, sans elle, nous ne sommes rien, réduits à des pulsions impersonnelles et primaires.
Les observations de Jacques Lacan se révèle donc fondamentales et précieuses. Cette dépendance à l’égard du regard d’autrui, cette prédisposition à la socialisation et cette incapacité radicale à se constituer soi-même sans se dissocier de soi-même et se plier à l’apparence que nous devons revêtir aux yeux des autres viennent d’une phase de notre évolution infantile. La capacité à dire « je » ou « moi » qui nous semble si naturelle ne l’est pas du tout et s’effectue au gré de cette reconnaissance de soi dans le reflet du miroir ce qui entraine toute une chaîne de conséquences dans lesquelles nous pointons avec précision tout ce qui fait que nous sommes tels que nous sommes en société. Il convient de nous poser plus spécifiquement la question de l’écriture. Le lien évident qui relie la persona et le stade du miroir manifeste à quel point il n’est pas du tout prouvé ni démontrable que nous ne consistions pas entièrement dans ce phénomène de reflet, et d’ailleurs pour Jacques Lacan lui-même, il est totalement illusoire de soutenir que nous puissions consister en autre chose que dans ce moi construit, dédoublé, fendu et donc voué à l’inauthenticité. L’individu humain selon lui réside structurellement dans cet effet de semblance. Etre humain c’est faire semblant d’être quelqu’un et consacrer sa vie entière à faire bonne figure.
Se pourrait-il que contrairement à ce qu’affirme Jacques Lacan, une vie authentique soit accessible aux êtres humains et qu’elle décrive en fait cela même que nous désirons par le terme d’œuvre artistique? Rien ne serait plus convaincant pour répondre positivement à cette question que de reprendre les termes mêmes de Jacques Lacan et de parvenir à pointer dans l’efficience même de leur pertinence conceptuelle, cette possibilité de la vie « vraie ». Mais comment lui faire droit sans tomber dans l’inexactitude de la vie militante révoltée, nourrie finalement de cela même qu’elle prétend combattre? Où trouver cette pleine et entière positivité d’attitude dont la fibre nourricière portrait en elle le secret de toute créativité artistique?
Dans la possibilité de retrouver par l’écriture quelque chose du corps senti, quelque chose de non repérable, de non spéculaire, de non reflètable. Il ne fait aucun doute que le style de Virginia Woolf est très proche de cette littérature dont on pourrait dire qu’elle se résume dans une ligne d’affects, de ressentis dans l’exposition desquels la place du sujet est constamment en suspens. Les flux de conscience des personnages sont restitués dans une telle brutalité qu’il n’est plus vraiment de point de perspective extérieure, objective ou du moins qu’ils sont toujours dépassés, comme rendus à leur propre stérilité par une écriture qui se situe toujours en prise avec l’effectuation pure de l’affect (saturer les atomes). Le propre de l’œuvre de ces écrivains consiste à suivre le fil d’une impossibilité radicale à se « regarder le nombril », à se regarder écrire, à se déployer au gré d’une quelconque auto-complaisance.
Mais pourquoi la parole et la langue sont-elles aussi adverses, irréconciliables? Parce qu’autant la parole est ouverte, libre, physique, événementielle, autant la langue est fermée, totalitaire, conceptuelle (mentale) et systématique, programmatique. La langue est, en effet, un système qui ne fonctionne qu’en circuit fermé et dans lequel les signes c’est-à-dire les liens entre les signifiants (trace acoustique: phonème et graphème) et les signifiés (concepts) fonctionnent au gré d’une structure en échos, de renvoi de sens, de « vouloir dire ». Aucun mot ne peut vouloir dire quoi que ce soit autrement qu’au sein de cette structure. Cela signifie que ce n’est pas la réalité qui donne du sens à un mot (ce n’est pas le chat réel qui donne à chat sa signification) mais c’est le mot et son rapport avec d’autres mots comme miauler ou chien ou griffes, etc, qui donne son sens à ce que nous percevons quand nous rencontrons un chat réel.
Puisque notre pensée est entièrement structurée par notre langue, cela signifie que penser est en soi un acte de fermeture au réel pur, à l’évènement, à la vie brute, de « chair et d’os ». Penser, en tant que nous ne pensons qu’avec des mots de notre langue, c’est se fermer à la vie. Le propre de l’homme s’il n’était que pensée, homo sapiens, serait de ne rien pouvoir comprendre, connaître, et surtout expérimenter de la vie. Nous serions des handicapés de la vie même (et de fait, c’est bien ce que nous sommes: « pas entièrement vivants »: le propre de l’homme dans sa distinction avec les animaux, c’est d’être aussi, comme le dit Martin Heidegger, "faits pour la mort ", c’est-à-dire la non-vie. Il y a en l’homme quelque chose d’un destin funeste, comme le prouve largement notre histoire, dans cette empreinte de la langue sur notre pensée. Nous ne sommes pas que vivants).
Mais nous sommes également dotés de la parole (et nous pouvons dans une certaine mesure ajouter l’écriture, en tant que la décision d’écrire est une forme très spécifique de prise de parole). La parole et l’écriture sont comme des rappels à la vie pure, émanant de cette vie elle-même. C’est une intention de prendre la parole qui ne peut pas trouver sa source ailleurs que dans la vie même, même si ce qui sera dit sera entièrement banalisé par l’influence généralisatrice et close sur elle-même de la langue. C’est ici toute la difficulté de cette distinction que de saisir à quel point ces deux notions sont opposées, adverses, incompatibles et en même temps étrangement à quel point l’homme ne les dissocie jamais totalement. Pourquoi? Parce que nous prenons toujours l’initiative de parler et d’écrire (parole) pour dire quelque chose de sensé de signifiant (langue). Je ne peux pas parler (parole) sans dire (langue) et je ne peux pas non plus dire (langue) sans parler (parole). Mais en même temps la parole et la langue ne cesse de dénaturer l’influence l'une de l’autre. Elles s’entredéchirent dans tout énoncé linguistique parce que ce je dis (langue) ne sera jamais à la hauteur de mon intention de parler (parole) et parce que ma parole insinuera toujours de la contingence et du trouble dans la pure logique (logos) de mon message rigoureusement codé par ma langue. La parole contredit la logique de la langue et la langue étouffe la vie pure, improgrammable, nouvelle de ma parole.
Les écrivains explorent avec une incroyable ténacité et une puissance d’invention insoupçonnée tous les moyens possibles de résister au totalitarisme inhérent à la langue en y insinuant le plus possible de liberté, d’évènementiel, de parole, d’initiative, de brouillage grammatical, d’obscurité sémantique, de ruse syntaxique. Il n’est pas question pour la littérature d’envoyer du sens mais d’insinuer de la vie.
Ceci dit, et nous rejoignons ici les conditions concrètes d’existence des écrivains, il est aussi difficile de combattre la langue que de résister à la persona, au reflet spéculaire et, en un sens, c’est un combat perdu d’avance. Comment faire? Lutter quand même mais sans ostentation, sans brandir l’étendard de la révolte mais plutôt dans la clandestinité Kafkaïenne dans laquelle écrire consiste en soi. La littérature est une prise de parole ou d’écriture au sein laquelle le vouloir-dire de la parole essaie de brouiller le message du vouloir-dire rigide, logique et mortifère de la langue.
Les écrivains, et, par ce terme, il ne faut pas seulement entendre les écrivains de professions ou les auteurs connus mais bien toute personne ressentant précisément cet étouffement de la vie authentique par le clone du miroir ou par l’effet de clôture sur soi et de mort, ou par la réduction au silence de la langue seront toujours en contradiction avec une société de personas au sein laquelle il n’est guère question que d’apparence, de renommée, d’image de marque, de valeur d’estime, de signes extérieurs de richesse ou de réussite sociale.
Nous vivons aujourd’hui une époque incroyablement bruyante et en même temps étrangement silencieuse. Le triomphe des réseaux sociaux et l’hégémonie d’une économie mondialiste libérale sont exclusivement fondés sur des effets de persona, d’image, de mise en valeur spéculaire du moi, mais en même temps, les prises de paroles médiatiques sont pauvres et inauthentiques, exclusivement mobilisés qu’elles sont par le souci de soigner sa persona aux yeux des autres. Quelque chose de la morbidité de la langue semble ruiner toute prise de parole authentique. Ce que nous vivons c’est l’apogée du stade du miroir, et l’avénement de ce que Nietzsche appelé le dernier des hommes, comprenons: « Narcisse ». Ce tapage est donc du point de vue de la parole authentique étrangement silencieux. Que faire? Retrouver le vrai silence, celui sur le fond duquel une parole humaine peut s’effectuer. Si nous renonçons à lutter contre la sédimentation et l’influence mortifère de la persona et de la langue, alors le dernier des hommes l’emportera définitivement et il n’y aura plus aucune issue pour l’humanité. C’est par la prise de parole poétique et par l’art que l’homme peut seulement garder et se nourrir d’un contact authentique avec la vie vraie. Si cette lutte passe par un certain désintérêt à l’égard des affaires humaines et par une attention redoublée au monde, à la vie, à l’existence, ce n’est pas grave, et il nous appartient de cultiver ce lien à la vie même sans en faire étalage. Cette vie authentique est profonde et l’on ne peut y puiser de l’inspiration sans conserver en nous comme un trésor la richesse de cette clandestinité inhérente à toute pratique d’un art.
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