« À quoi vise l’art ? Sinon à nous montrer, dans la nature même et dans
l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas
explicitement nos sens et notre conscience? Le poète et le romancier qui
expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces; ils ne
seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un
certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous
parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient
être représentées en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles
telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où
elle se révélera. Le poète est ce révélateur (…).Les grands peintres sont des
hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui
deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que
ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas
- Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais créé, qu’ils nous ont livré des produits
de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu’elles nous
plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers
l’image que les grands peintres nous en ont tracée ? C’est vrai dans une
certaine mesure ; mais, s’il en était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous
de certaines œuvres - celles des maîtres - qu’elles sont vraies ? Où serait la
différence entre le grand art et la pure fantaisie ? Approfondissons ce que
nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les
acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce
qu’ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir (...)
Remarquons que l’artiste a
toujours passé pour un "idéaliste". On entend par là qu’il est moins
préoccupé que nous du côté positif et matériel de la vie. C’est, au sens
propre, un "distrait". Pourquoi, étant plus détaché de la réalité,
arrive-t-il à y voir plus de choses ? On ne le comprendrait pas, si la vision
que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n’était une
vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d’agir,
nous a amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que,
plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler,
et que les nécessités de l’action tendent à limiter le champ de la vision. »
Henri Bergson
Le passage à expliquer ici
fait partie d’une conférence que Bergson présenta à Oxford le 26 et 27 mai 1911
sur le thème « la perception du changement ». La thèse principale que
l’auteur y développe consiste à affirmer que « concevoir est un pis aller
quand il n’est pas donné de percevoir ». Tout ce qui consiste en
raisonnements, en démonstrations, en spéculations sont des substituts à la
perception. Si nous pouvions jouir de l’intuition totale de la réalité, nous
n’éprouverions d’aucune façon le besoin de réfléchir, de concevoir des idées,
de déduire, de généraliser à partir de cas particuliers pour en déduire des
lois pouvant valoir dans toutes les situations apparentées.
Bergson insiste également
sur le fait que c’est précisément cet échappement de l’abstraction causé par
l’insuffisance de notre perception qui a donné naissance à la Philosophie. A
force de combler les insuffisances de nos sens par les abstractions et les
raisonnements de notre entendement, nous avons fini par adhérer à cette
conception selon laquelle on pouvait expliquer la réalité avec « de pures
idées ». Parties de la fonction minorée de « pis-aller », nos
facultés de théorisation ont fini par gagner le statut de modèle, voire, comme
chez Platon, de réalités plus réelles que le réel sensible. Et c’est ainsi
qu’est apparue dans l’histoire de la connaissance du monde l’idée selon
laquelle les sensations que nous avons des éléments et des forces de l’univers
ne sont que les images, les ombres des seules réalités vraies, lesquelles sont
de nature idéale. Le schéma est donc le suivant : nous ne pouvons pas
faire l’expérience sensible de toutes les données du réel. Dons nous recourons
à la théorisation comme simple palliatif à cette insuffisance mais ce travail
de compensation dans lequel consiste la généralisation va, notamment sous
l’influence de Platon, renverser complètement « la donne » et
alimenter ce que l’on pourrait appeler « la théorie du primat ontologique
de la théorie », l’adhésion à cette croyance selon laquelle l’idée est la vérité de la réalité
alors qu’elle n’a jamais été autre chose que ce qui supplée à l’insuffisance de nos sens de saisir la totalité de
l’expérience du réel. Le remplaçant,
c’est-à-dire le théorique a pris la place du titulaire, c’est-à-dire la
perception. Il existe selon Platon un monde supra sensible des idées dont
notre monde sensible n’est que l’ombre (allégorie de la caverne).
Ce renversement, selon
Bergson, décrit exactement ce que nous appelons la philosophie. Cette
discipline est née de ce tour de passe-passe platonicien par le biais duquel,
sans avoir l’air de rien, nous avons fini par prendre la doublure, le supplétif
pour l’original. Or, cela explique aussi le fait que la Philosophie ne s’est
jamais autrement développée que sous la forme « des » philosophies,
dans la mesure où les concepts, étant le fruit des idées, des spéculations des
philosophes, ne peuvent pas ne pas être marqués par un certain arbitraire là où
l’expérience sensible, au contraire est incontestable parce qu’immédiate. Nous
ne pouvons généraliser à partir des données incomplètes de nos sens qu’en
tentant, qu’en supposant à partir d’hypothèses qui, aussi crédibles qu’elles
puissent être, ne peuvent pas venir ailleurs que de l’idée d’un entendement, hypothèses susceptibles de s’opposer à celles
extraites de l’entendement d’un autre auteur. Ainsi s’opposent sans cesse les
thèses et les doctrines des philosophes qui peuvent d’autant moins s’accorder
qu’elles ne se situent jamais sur le seul terrain qui pourrait, par l’évidence
sensible de son exactitude les mettre d’accord, soit celui du Réel.
Mais ne serait-il pas
envisageable de revenir de cette subversion de la réalité par l’abstraction et
de sa conséquence immédiate, soit cet éparpillement des philosophies ? Ne
pourrait-on pas concevoir que la Philosophie corrige l’effet en trompe-l’œil
(au sens presque littéral puisque il s’agit de dépouiller l’œil et les facultés
perceptives du primat de leur excellence dans l’acte de connaître) qui lui a
donné naissance pour remettre les choses à l’endroit et donner à l’intuition la place qui lui
revient ?
Bergson s’adresse
alors à lui-même une objection : il semble difficile de demander à notre
perception de percevoir plus ou mieux que ce qui, de fait, se donne à
percevoir. Je peux bien m’efforcer de saisir mieux une chose qui est devant moi
mais je ne peux faire apparaître une chose qui ne s’y trouve pas. L’effort de
généralisation semble profondément inscrit dans toute tentative de connaissance
à cause du caractère nécessairement limité et partiel de toute perception.
Peut-être pouvons-nous travailler notre perception de telle sorte que nous
finissions par tout percevoir d’une chose mais nous ne parviendrons jamais à
tout savoir de toutes les choses. Le passage de l’observation à l’hypothèse de
la loi, de la thèse, bref de la généralisation est donc inéluctable.
C’est à ce moment de sa
réflexion que Bergson évoque l’Art c’est-à-dire dans un contexte assez déstabilisant
pour l’opinion commune dans la mesure où il s’agit de la question de la
connaissance. L’art, selon lui, nous prouve qu’il est possible d’accroître
l’intensité de nos facultés de perception jusqu’à saisir l’essence la plus
raréfiée, la plus « chimiquement pure » de l’existence et du monde
tout simplement parce que nous sommes, nous qui ne pratiquons pas un art de
façon aussi assidue que l’artiste, trop attachés à la vie pour la saisir,
c’est-à-dire trop intéressés à la vie pour réellement la vivre. L’artiste est
un homme qui a suffisamment débarrassé son rapport à l’existence de tout
intérêt, c’est-à-dire de tout intéressement, du moindre souci de
rentabilisation qui nous permet de saisir par son œuvre ce que « ça
donne » : la vie telle qu’elle est, telle qu’elle va, sans espoir
d’être rétribué par elle d’une quelconque rétribution. L’artiste vit la réalité
dans la simple évènementialité de sa présence : « L’œuvre d’art n’est ni achevée, ni inachevée : elle
est. Ce qu’elle dit, c’est exclusivement cela, qu’elle est, et rien de plus. En
dehors de cela, elle n’est rien. Qui veut lui faire exprimer davantage ne
trouve rien, trouve qu’elle n’exprime rien. » - Maurice Blanchot.
L’artiste est donc un homme qui parvient à se
maintenir presque miraculeusement dans l’efficience exclusive et instante d’une
réalité présente qui ne fait qu’être là et nous sommes décontenancés par
l’œuvre parce que rien dans nos modalités humaines de vie ne nous a préparé à
percevoir une telle force, une telle qualité de nudité dans l’évidence
littérale de ce qui est. Mais comment vivre sans prélever de ce que nous vivons
un intérêt, un avantage, un bénéfice ? En réalisant qu’il n’y a aucun
intérêt à retirer de ce qui est déjà en soi intéressement, mais encore faut-il
déjouer pour cela l’illusion de l’ego : il n’y a aucun intérêt personnel à
retirer de ce qui consiste dans une machination parfaitement impersonnelle d’intéressement.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire