samedi 11 mai 2013

"A quoi vise l'art?" - Texte de Henri Bergson


« À quoi vise l’art ? Sinon à nous montrer, dans la nature même et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur (…).Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas - Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais créé, qu’ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu’elles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l’image que les grands peintres nous en ont tracée ? C’est vrai dans une certaine mesure ; mais, s’il en était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines œuvres - celles des maîtres - qu’elles sont vraies ? Où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir (...)
 Remarquons que l’artiste a toujours passé pour un "idéaliste". On entend par là qu’il est moins préoccupé que nous du côté positif et matériel de la vie. C’est, au sens propre, un "distrait". Pourquoi, étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses ? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n’était une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d’agir, nous a amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que, plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler, et que les nécessités de l’action tendent à limiter le champ de la vision. »
                                                                      Henri Bergson



Aucune connaissance de l'oeuvre n'est attendue pour l’épreuve du Baccalauréat. Cela étant dit, elle n’est pas pour autant interdite, et lorsque le travail est à accomplir chez soi (comme c’est le cas pour ce texte), connaître un peu les circonstances et le fond théorique d’où se détache l’extrait en question ne peut pas nuire. Cela permet, au contraire, d’éviter les contre-sens en saisissant mieux dans quelle perspective s’exprime l’auteur.

Le passage à expliquer ici fait partie d’une conférence que Bergson présenta à Oxford le 26 et 27 mai 1911 sur le thème « la perception du changement ». La thèse principale que l’auteur y développe consiste à affirmer que « concevoir est un pis aller quand il n’est pas donné de percevoir ». Tout ce qui consiste en raisonnements, en démonstrations, en spéculations sont des substituts à la perception. Si nous pouvions jouir de l’intuition totale de la réalité, nous n’éprouverions d’aucune façon le besoin de réfléchir, de concevoir des idées, de déduire, de généraliser à partir de cas particuliers pour en déduire des lois pouvant valoir dans toutes les situations apparentées.
Bergson insiste également sur le fait que c’est précisément cet échappement de l’abstraction causé par l’insuffisance de notre perception qui a donné naissance à la Philosophie. A force de combler les insuffisances de nos sens par les abstractions et les raisonnements de notre entendement, nous avons fini par adhérer à cette conception selon laquelle on pouvait expliquer la réalité avec « de pures idées ». Parties de la fonction minorée de « pis-aller », nos facultés de théorisation ont fini par gagner le statut de modèle, voire, comme chez Platon, de réalités plus réelles que le réel sensible. Et c’est ainsi qu’est apparue dans l’histoire de la connaissance du monde l’idée selon laquelle les sensations que nous avons des éléments et des forces de l’univers ne sont que les images, les ombres des seules réalités vraies, lesquelles sont de nature idéale. Le schéma est donc le suivant : nous ne pouvons pas faire l’expérience sensible de toutes les données du réel. Dons nous recourons à la théorisation comme simple palliatif à cette insuffisance mais ce travail de compensation dans lequel consiste la généralisation va, notamment sous l’influence de Platon, renverser complètement « la donne » et alimenter ce que l’on pourrait appeler « la théorie du primat ontologique de la théorie », l’adhésion à cette croyance selon laquelle l’idée est la vérité de la réalité alors qu’elle n’a jamais été autre chose que ce qui supplée à l’insuffisance de nos sens de saisir la totalité de l’expérience du réel. Le remplaçant, c’est-à-dire le théorique a pris la place du titulaire, c’est-à-dire la perception. Il existe selon Platon un monde supra sensible des idées dont notre monde sensible n’est que l’ombre (allégorie de la caverne).
Ce renversement, selon Bergson, décrit exactement ce que nous appelons la philosophie. Cette discipline est née de ce tour de passe-passe platonicien par le biais duquel, sans avoir l’air de rien, nous avons fini par prendre la doublure, le supplétif pour l’original. Or, cela explique aussi le fait que la Philosophie ne s’est jamais autrement développée que sous la forme « des » philosophies, dans la mesure où les concepts, étant le fruit des idées, des spéculations des philosophes, ne peuvent pas ne pas être marqués par un certain arbitraire là où l’expérience sensible, au contraire est incontestable parce qu’immédiate. Nous ne pouvons généraliser à partir des données incomplètes de nos sens qu’en tentant, qu’en supposant à partir d’hypothèses qui, aussi crédibles qu’elles puissent être, ne peuvent pas venir ailleurs que de l’idée d’un entendement, hypothèses susceptibles de s’opposer à celles extraites de l’entendement d’un autre auteur. Ainsi s’opposent sans cesse les thèses et les doctrines des philosophes qui peuvent d’autant moins s’accorder qu’elles ne se situent jamais sur le seul terrain qui pourrait, par l’évidence sensible de son exactitude les mettre d’accord, soit celui du Réel.
Mais ne serait-il pas envisageable de revenir de cette subversion de la réalité par l’abstraction et de sa conséquence immédiate, soit cet éparpillement des philosophies ? Ne pourrait-on pas concevoir que la Philosophie corrige l’effet en trompe-l’œil (au sens presque littéral puisque il s’agit de dépouiller l’œil et les facultés perceptives du primat de leur excellence dans l’acte de connaître) qui lui a donné naissance pour remettre les choses à l’endroit  et donner à l’intuition la place qui lui revient ?
 Bergson s’adresse alors à lui-même une objection : il semble difficile de demander à notre perception de percevoir plus ou mieux que ce qui, de fait, se donne à percevoir. Je peux bien m’efforcer de saisir mieux une chose qui est devant moi mais je ne peux faire apparaître une chose qui ne s’y trouve pas. L’effort de généralisation semble profondément inscrit dans toute tentative de connaissance à cause du caractère nécessairement limité et partiel de toute perception. Peut-être pouvons-nous travailler notre perception de telle sorte que nous finissions par tout percevoir d’une chose mais nous ne parviendrons jamais à tout savoir de toutes les choses. Le passage de l’observation à l’hypothèse de la loi, de la thèse, bref de la généralisation est donc inéluctable.
C’est à ce moment de sa réflexion que Bergson évoque l’Art c’est-à-dire dans un contexte assez déstabilisant pour l’opinion commune dans la mesure où il s’agit de la question de la connaissance. L’art, selon lui, nous prouve qu’il est possible d’accroître l’intensité de nos facultés de perception jusqu’à saisir l’essence la plus raréfiée, la plus « chimiquement pure » de l’existence et du monde tout simplement parce que nous sommes, nous qui ne pratiquons pas un art de façon aussi assidue que l’artiste, trop attachés à la vie pour la saisir, c’est-à-dire trop intéressés à la vie pour réellement la vivre. L’artiste est un homme qui a suffisamment débarrassé son rapport à l’existence de tout intérêt, c’est-à-dire de tout intéressement, du moindre souci de rentabilisation qui nous permet de saisir par son œuvre ce que « ça donne » : la vie telle qu’elle est, telle qu’elle va, sans espoir d’être rétribué par elle d’une quelconque rétribution. L’artiste vit la réalité dans la simple évènementialité de sa présence : « L’œuvre d’art n’est ni achevée, ni inachevée : elle est. Ce qu’elle dit, c’est exclusivement cela, qu’elle est, et rien de plus. En dehors de cela, elle n’est rien. Qui veut lui faire exprimer davantage ne trouve rien, trouve qu’elle n’exprime rien. » - Maurice Blanchot.
L’artiste est donc un homme qui parvient à se maintenir presque miraculeusement dans l’efficience exclusive et instante d’une réalité présente qui ne fait qu’être là et nous sommes décontenancés par l’œuvre parce que rien dans nos modalités humaines de vie ne nous a préparé à percevoir une telle force, une telle qualité de nudité dans l’évidence littérale de ce qui est. Mais comment vivre sans prélever de ce que nous vivons un intérêt, un avantage, un bénéfice ? En réalisant qu’il n’y a aucun intérêt à retirer de ce qui est déjà en soi intéressement, mais encore faut-il déjouer pour cela l’illusion de l’ego : il n’y a aucun intérêt personnel à retirer de ce qui consiste dans une machination parfaitement impersonnelle d’intéressement.

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