Mon corps
semble être la chose du monde la plus évidente, la plus simple qui soit ;
pourtant, à bien y regarder, que sais-je de mon corps (pour le peu que j’en
vois directement ou indirectement par le biais du miroir) ? Puis-je
résumer mon corps à sa forme et à sa matière, à cette « poussière qui
retournera à la poussière » ? Dans la douleur ou la jouissance, mon
corps souffrant ou jouissant n’est-il pas tout autant un désir, un
frisson ? Et cette tension invisible ne pourrait-on la qualifier de
spirituelle ? Si je ne peux échapper à mon corps, comme assigné(e) à
résidence, comme en détention, mon corps m’échappe en partie or ces zones
d’ombre n’en sont pas moins mon corps. C’est ce paradoxe que Foucault
explore dans cette conférence sur Le
corps utopique : le corps est tout à la fois matériel et spirituel,
inerte et vivant, intérieur et extérieur, ici et ailleurs. C’est par la mise en
tension de ces concepts antithétiques que le problème foucaldien peut émerger.
L’on saisit la portée du problème dès lors que l’on prête attention au titre de
la conférence. En effet, qu’est-ce qu’une utopie ? Si le langage courant
emploie à juste titre ce terme pour qualifier un rêve ou un fantasme, l’u-topie
signifie étymologiquement ‘‘ce qui n’existe en aucun lieu’’, ‘‘ce qui n’est
nulle part’’. Ainsi, parler d’un corps utopique, ce n’est pas seulement parler
des fantasmes et des complexes physiques (certes c’est cela aussi !), mais
cela revient à envisager combien le corps n’est littéralement ‘‘nulle part’’.
Si l’on me
demande où je suis, que répondrai-je ? Par un effet gigogne, je pourrai
dire très objectivement selon les circonstances que je suis sur Terre, en
France, dans ma région, dans ma ville, chez moi, derrière mon bureau, et enfin
dans mon corps. Mon corps est donc le premier de tous les lieux, le plus
intime, celui en-deçà duquel je ne peux plus trouver d’autres lieux. Plus
encore, le fait que je me situe dans mon corps resterait vrai quand bien même
je ne serais plus sur Terre : il s’agit d’un invariant objectif, et l’on
pourrait dire que mon corps est le « lieu absolu », ce que Foucault
appelle une topie (qui vient de topos
en grec signifiant : le lieu). Cela se manifeste avec une telle évidence
qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de répondre effectivement :
« je suis dans mon corps » ; quoique infailliblement juste,
cette réponse n’est pas pertinente en pratique car c’est une tautologie (cela
dit ce que l’on sait déjà), voire un ‘‘lieu commun’’. Du reste, à qui me demande
où je suis, je pourrais finalement avoir la facétie de répondre :
« Ici ! ». Il y aurait exactement la même absurdité en pratique
à répondre « ici » que « dans mon corps » car l’un et
l’autre s’impliquent essentiellement ; je ne saurais jamais être ailleurs
que ici car ici n’a de sens que relativement au corps, donc au lieu, à partir
duquel je l’énonce. Or, que le dialogue « Où es-tu ? –
Ici ! » soit absurde quant au contenu objectif de la réponse, il n’en
demeure pas moins que nous en usons presque quotidiennement et avec un certain
succès car l’interlocuteur ne cherche pas à situer ici comme sur une carte IGN, mais suit plus simplement l’émission
du son pour me trouver. Ce n’est plus un espace objectif qui prime, mais
l’espace dessiné par mon corps : l’espace où il se manifeste dans un ici.
Or il
faut encore remarquer que si le corps crée l’ici, c’est qu’il est tout en même temps créateur de l’ailleurs puisque ici signifie en réalité pas ailleurs. Ici n’est qu’une restriction opérée dans le champ des ailleurs. Ainsi l’ailleurs, par définition le lieu de l’utopie fantasmée, est
finalement impliqué par la réalité : c’est sur fond d’utopie que je
découvre en négatif mon lieu. La réalité de l’espace est ce qui relie l’ici de mon corps à l’ailleurs de mon corps, ses désirs, ses
projets, ses regrets, etc. En effet, mon corps, en tant qu’intériorité vécue,
est dans l’infinité des ailleurs –
pensons aux têtes en l’air, aux personnes dans la Lune, à ceux qui sont au 36ème
dessous, aux bipolaires, aux excentriques, à tous ceux enfin qui sont ‘‘dans
leur monde’’, etc. – et seule la manifestation extérieure (parole, geste,
présence, etc.) m’ancre dans un ici.
Puisque
l’espace est ce qui relie l’ici et l’ailleurs, il n’y aurait pas d’espace
sans ce corps à la fois intérieur et extérieur, qui délimite l’ici et l’ailleurs. « Le corps est le point zéro du monde », dit
Foucault, c’est-à-dire qu’il n’est pas encore dans l’espace, mais qu’il crée
l’espace, comme l’origine d’une abscisse et d’une ordonnée n’est pas encore à
elle seule dans le repère mais permet au repère d’exister. Or si le corps n’est
pas encore dans l’espace c’est qu’il n’est pas seulement ici et ailleurs mais
d’abord et avant tout nulle part. Le
corps est utopique, en amont de tous les lieux, de tous les possibles et de
toute réalité, il est une expérience infinie, un vécu sans image, sans contour,
une énigme sans repère. Il est vie et désir. Ainsi, dans la dimension première
et utopique du corps, je ne suis pas dans
mon corps, mais à mon corps, ce
dernier n’étant pas une coquille faite d’organes et de membres, mais une
activité, un désir de faire monde.
Reprenons
l’exemple fourni par Foucault de l’enfant qui certes a un corps, mais n’a pas
encore conscience de l’image de son corps. Le corps a donc deux facettes, il
est principe vital et matière. En tant que matière, il occupe un espace, en
tant que principe vital, il est créateur de son propre espace.
La difficulté tient au fait que le
français ne comporte qu’un mot pour parler du corps là où d’autres langues
européennes, pour s’en tenir à elles, en ont au moins deux. Par exemple, on
trouve en anglais body et corpse (ce dernier désignant plus
spécifiquement le corps comme amas organique, comme cadavre), de même qu’en
allemand, on trouve Leib (mot dérivé
de leben : vivre) et Körper. Le latin corpus a donc donné dans les langues européennes le modèle
sémantique pour désigner le corps inerte (corps, corpse, Körper), mais le
français ne s’est pas doté d’un autre terme pour désigner le corps dans son
activité même, d’où les ambiguïtés rencontrées précédemment.
Et si les
utopies des géants, des magiciens, des morts voués à l’éternité, etc. sont la
négation du corps matériel fini (dans l’utopie, on peut pousser toujours plus
loin les limites du corps matériel), c’est qu’elles ne nient que l’image du
corps et non sa réalité. Dans la mesure où le corps est utopique, dans la
mesure où il n’est nulle part, il est
nécessairement créateur d’utopies, de fantasmes : n’étant nulle part, il ne saurait être ni ici ni ailleurs, mais il doit être à la fois ici et ailleurs ;
plus exactement, le corps est ce qui, ici,
renvoie à un ailleurs : le corps
est donc infini, le corps est désir (même si le terme ne figure pas dans la
conférence).
Reste une
dernière difficulté. En effet, comment comprendre que le corps en réalité
utopique se manifeste comme un lieu (topie) ? En d’autres termes, d’où
vient que le corps par essence insaisissable se fige dans une image, dans une
représentation ? Pour Foucault, c’est la dynamique même de l’utopie qui
crée l’image figée du corps. En effet, il existe des utopies relatives (géants
et lilliputiens, l’âme envisagée comme un corps subtil et éternel, le tatouage,
etc.) qui ne font que déplacer les limites du corps, mais dans lesquelles je
peux encore à la limite me projeter (plutôt que d’utopies, on pourrait presque
parler d’hétérotopies, de lieux autres). Ces hétérotopies ne figent pas le
corps, mais alimentent au contraire ses fantasmes. Seulement, il existe
également des utopies absolues (le cadavre, le miroir) car je ne peux envisager
un seul instant être mon cadavre (c’est une contradiction) ni être l’image du
miroir. C’est cette image radicalement utopique (on pourrait presque parler
d’anti-topie, de lieu impossible) qui pourtant me circonscrit, me donne forme
(miroir) et matière (cadavre). J’apprends ce qu’est mon corps par ce qui ne
saurait être mon corps, par un insurmontable ailleurs. Voilà pourquoi je me sens prisonnier de mon
corps matériel : quoique irrémédiablement mien, il m’est étranger. Penser
le corps comme topie, c’est donc finalement une utopie radicale puisque le
corps ne saurait être un lieu. Le tout est de bien saisir que le concept
d’utopie comporte trois sens dans la conférence que Foucault ne cherche pas
toujours à clarifier :
1)
lorsqu’il parle du corps utopique, il parle du corps en tant
qu’il n’est nulle part puisque en amont de tout espace. C’est l’utopie
réelle du corps.
2)
lorsqu’il dit que le corps est créateur d’utopies, il parle
de fantasmes, de possibles, de réalités alternatives, que nous qualifierions
volontiers d’hétérotopies. C’est l’utopie du corps possible ou fantasmé.
3)
enfin, lorsqu’il parle de l’utopie du miroir ou du cadavre,
il parle non pas de ce qui n’a pas de lieu (utopie au sens strict), mais de ce
qui logiquement ne peut pas être un lieu. Nous nommerions volontiers cette
dernière forme d’utopie : anti-topie, afin d’éviter toute confusion. C’est
l’utopie du corps impossible ou illusoire.
Toute la
difficulté de cette conférence tient finalement à sa dialectique :
c’est-à-dire que Foucault débute son propos par l’affirmation d’une thèse qu’il
va dépasser par la suite. Il est donc primordial de bien situer dans le texte
global le passage que vous aurez à expliquer, sans quoi vous risquez de faire
un contre-sens. On pourrait détailler la démarche de Foucault comme suit :
1)
Le corps est topie (je ne peux lui échapper) [§1 et 2]
2)
On cherche à s’en défaire par des utopies (fantastique, âme,
royaume des morts…) [§3 à 5]
3)
Mais le corps même est une utopie (une terre inconnue et en
partie inconnaissable) [§6 et 7]
4)
Le corps est même l’acteur de toutes les utopies (corps de
fantasmes, de désirs…) [§8 et 9]
5)
Le corps est utopique (il n’est nulle part et conditionne
l’espace) [§10]
6)
Par conséquent, s’il est vrai que le corps est topie, c’est
le fait d’une utopie absolue (le cadavre, le miroir, l’amour) [§11 à 12]
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