Dans la
première partie de sa conférence, Michel Foucault décrivait le corps comme un
« boulet », comme une malédiction qui nous condamnerait à nous
incarner matériellement dans un morceau d’espace figé et quasi inerte. L’âme
était alors définie comme « l’anticorps » du corps, la réaction
presque immunitaire de notre être à l’égard de cet ancrage au lieu. Nous étions
donc, en tant que corps, contraints à la visibilité et limités dans l’espace.
Notre corps, dans le miroir, a des contours. Mais dans cette deuxième partie
qui prend totalement le contre-pied de la précédente, Michel Foucault,
interrogeant la perception, constate que les choses ne sont pas aussi simples
notamment parce que nous ne pouvons pas faire l’expérience d’une réalité sans
que s’effectuent des interactions très complexes entre l’extérieur et
l’intérieur. Comment le soleil peut-il en même temps pénétrer à l’intérieur de
mon corps en m’éblouissant tout en étant à l’extérieur de moi ? Y-a-t-il
quoi que ce soit des sensations que j’éprouve qui soit correctement rendu dans
la simplicité d’un rapport de corps à corps avec les éléments, les choses ou
les personnes ? Je ne fais pas l’expérience du soleil en tant que corps
rencontrant « le corps » du soleil. Celui-ci est chaleur, lumière,
onde et je ne pourrai pas éprouver sa présence si celle-ci ne se manifestait
pas d’abord (et peut-être seulement) en tant que source d’énergie émettrice
dont je capte le rayonnement. Je ne suis
donc pas limité par mon corps, j’entre, grâce à lui, avec le soleil dans ce
que l’on pourrait appeler littéralement un rapport de forces plutôt que dans la
mise en présence de chose à chose. Mais ce rapport de forces désigne moins une
opposition qu’une composition, comme si la rencontre dessinait le périmètre
indécis d’une zone ou d’un champ et non le face à face entre deux plasticités
distinctes et délimitées. Le soleil ne se manifesterait pas à moi comme cet
élément extérieur si sa puissance d’éblouissement via mes nerfs optiques ne
fulgurait pas dans ma tête. Je ne reconnais le dehors qu’au fil de l’affect
qu’il produit dans le dedans. Dés lors que nous comprenons, en entrant dans une
pièce, qu’un feu de bois consiste aussi dans sa chaleur, nous saisissons aussi
qu’il n’est pas seulement dans la cheminée. Ce qui fait l’intérêt d’un poêle à
bois, c’est justement que le feu, en un sens, se trouve moins
« dans » le poêle qu’en dehors de lui, diffusé dans la totalité de la
pièce par le potentiel d’accumulation thermique de sa masse. Visuellement
situé, le feu n’est pas thermiquement localisable. Où est-il ?
C’est
principalement sur le paradoxe du visible et de l’invisible que Michel Foucault
fonde la puissance utopique du corps car nous sommes aussi visuellement
« chosifiables » que fuyant au gré d’un jeu de perspectives par le
biais duquel mon corps senti se différencie et se dérobe à l’inscription
spatiale de mon corps vu. Cette plasticité physique si évidente, si offerte au
regard de l’autre, cette impossibilité dans laquelle je me trouve d’échapper à
la vision extérieure de quelqu’un, voilà qu’elle trouve sa limite dans le
rapport intime que chacun de nous entretient avec son propre corps car il
existe de nombreuses parties de mon corps que je ne peux voir qu’au prix de
nombreux subterfuges voire de suppositions. Il est extrêmement étrange que nous
nous fassions de notre corps une image principalement visuelle quand nous
pensons au fait que le temps que nous passons à nous voir (même si nous sommes
suffisamment narcissiques pour passer du temps devant notre miroir) est
extrêmement court proportionnellement à la durée pendant laquelle nous nous
sentons « être » notre corps. Essayons de nous représenter un monde
sans miroir, sans reflet, sans « effet retour » entre ce qui voit et
ce qui est vu, un monde sans réflexion. Il ne nous viendrait même pas à
l’esprit de nous demander de quoi « nous avons l’air ». Notre seule
préoccupation serait probablement de nous installer dans le corps senti comme
dans une habitation dont l’extériorité serait inexistante, non efficiente. Loin
d’être impossible, la vie sociale y gagnerait probablement en terme de
bien-être (ce n’est pas du tout ce qui intéresse Foucault ici).
Mais c’est
comme si les codes de notre vie socialisée avaient choisi exactement la voie
contraire et nous n’allons jamais chez le coiffeur sans attendre qu’il nous
montre dans « le reflet du reflet » cette partie de notre nuque que
nous ne pourrions jamais apercevoir sans lui. Nous qui ne sommes vus qu’en tant
que corps ne voyons jamais notre corps car même au moyen de ses ruses, ce n’est
jamais qu’à des perspectives fixes et partielles et inversées que j’ai affaire.
Nous n’avons aucune représentation juste du phénomène visuel dans lequel nous
consistons. Nous ne savons pas comment nous nous incarnons dans une plasticité
optique dans le monde.
Il existe
un manga : « le livre du vent » du dessinateur japonais Jiro Tanigushi
dans lequel un samouraï utilise une technique consistant à se placer toujours
par rapport à son adversaire dans un angle tel que ce dernier ne peut jamais
l’atteindre au cours du combat mais il se trouve confronté un jour à un
opposant suffisamment intelligent et « décidé » pour trouver la seule
parade à ce jeu de perspectives : elle consiste simplement à atteindre
l’ennemi au ventre en enfonçant préalablement sa lame dans le sien : se
tuer pour tuer, toucher le corps de l’autre en traversant l’espace habité par
le sien en poussant à l’extrême un jeu de glissement des postures qui réduit
tout à la perspective, comme si notre corps était une direction, un vecteur de
translation dont notre sabre ne fait que suivre le sens avant d’être
« notre corps ». Le samouraï se servait précisément de la visibilité du
corps de l’autre pour se rendre invisible à ses yeux et invulnérable à ses
coups mais son opposant a déjoué ses plans en frappant sans voir, sans le
moindre égard pour le corps visible de son adversaire ni pour le corps senti
qui est le sien. C’est comme si le combat transcendait le corps à corps, comme
si seuls comptaient les vecteurs de mouvement et les lignes de perspective.
C’est d’ailleurs l’âme même de l’art du sabre au Japon dans lequel tout dans
les mouvements du corps du combattant se met au service de la ligne et de la
vitesse de sa lame.
On pourrait
dire que cet exemple est une illustration extrême et particulièrement efficace
de la phrase de Michel Foucault : « il se laisse traverser sans
résistance par toutes mes intentions ». L’adversaire utilise précisément
mon corps « topique » mais il ne réalise pas la puissance utopique par
le biais de laquelle il se met au service de mon vouloir. Mais nous aurions
tort ici d’interpréter ce mouvement comme sacrifice du corps à l’âme, au
« mental » car une telle vision présuppose la distinction des deux.
Ce que Michel Foucault explore, au contraire, dans cette deuxième partie de sa
conférence, c’est précisément l’utopie du corps, c’est-à-dire sa capacité à
n’être plus situable mais le repère autour duquel tout se situe. Autrement dit
le corps devient le point insituable à partir duquel tout est situé, jusqu’à la
fixité des corps morts mettant fin au combat.
Ce point
est vraiment crucial pour saisir exactement ce que signifie le corps utopique.
Le combattant du corps topique ne se contente pas de réduire le corps de
l’autre à sa localisation, il a également conscience de ce que l’on pourrait
appeler le rayon d’action, le périmètre de nuisance du corps de l’adversaire,
le degré de rotation de ses épaules, de ses hanches, la capacité de déplacement
de ses jambes, etc. Cela signifie que cette localisation du corps topique va de
pair avec une vision organique de ce qu’il « peut ». Organe vient du
grec organon qui signifie « instrument ». Lorsque nous assimilons un
corps à l’assemblage de ses organes, nous réduisons chaque organe à une
fonction : ceci sert à cela, etc. Etymologiquement, organon est de la même
famille que « ergon » : travail et energeia : force en
action. Or, dérivant de cette même origine, nous trouvons le terme « orgia »
qui désigne l’orgie, le corps « orgiaque » c’est-à-dire « le
corps exultant », le corps pris dans la transe du culte voué à Dyonisios.
Il importe ici de bien comprendre à quel point c’est à cause d’un mouvement de
« péjoration antipaïenne » que ce corps est immédiatement assimilé
aux excès de la luxure.
Le corps orgiaque, après tout,
c’est, au contraire, le corps vécu, senti en deçà de son découpage fonctionnel,
de son appréhension diagnostique, et c’est ce qui produit dans toutes les
civilisations le corps dansant, des rites dionysiaques aux transes chamaniques
en passant par les derviches tourneurs. Si nous essayons de dénouer ce nœud de filiations
étymologiques, nous trouvons donc d’abord les termes ergon, energeia : travail, force en action qui
se divisent en deux directions dont chacune décrit deux conceptions du
corps : le corps organique et ce que
l’on pourrait appeler le corps orgiaque, à condition de le débarrasser de
tout ce que cette expression revêt dans notre civilisation judéo-chrétienne, de
référence à des excès de jouissance. Finalement le corps organique est un corps
topique, situable, divisible et fonctionnel, le corps orgiaque est utopique,
invisible, indivisible et gratuit. Mais il convient de réaliser à quel point
ces deux conceptions sont absolument inconciliables : notre corps n’est
pas organique et orgiaque car il va
de soi, même pour une personne qui adhère à la conception orgiaque du corps que
son cœur assure la fonction de pompe sanguine dans son corps, simplement il ne
se réduit pas à cela « en dernière instance », tout simplement parce
qu’il est indissociable de tous les autres organes lesquels, en fin de compte,
sont toujours animés par un courant d’énergie vitale (qui suit des hausses et
des baisses de régime). La vérité du corps orgiaque consiste à libérer toute la
puissance vitale dont il est capable, sachant qu’il n’existe pas de seuil vraiment
déterminable à l’émission de cette puissance. « On ne sait pas ce que peut
un corps », dit Spinoza. Le corps organique, au contraire, ne vise qu’à
« survivre », à assurer le bon fonctionnement d’un corps en
« bonne santé », étant entendu que tel organe sert à ceci, tel autre
sert à cela, etc.
On comprend
ainsi que le samouraï qui s’enfonce sa propre lame dans le ventre pour
atteindre son adversaire ne sacrifie pas son corps à son intention (l’âme),
mais réalise au contraire le fait que son corps s’effectue, se réalise dans
l’intention, et encore convient-il de dépasser cette notion d’intention vers
celle d’énergie, d’ « ergon ». Aller au bout de ce qu’est un
combat le conduit à aller au bout de ce que c’est qu’un corps : une force
en action, une adhésion inconditionnelle à la situation : le duel. On peut
bien sûr interpréter ce geste comme une réaction d’amour-propre : gagner
le duel, vaincre à tout prix, donner à son ego une dimension héroïque mais on
en restera alors à une conception dualiste du corps transcendé par une âme (on
se venge de la faiblesse d’être un corps en le châtiant par le dévouement à la
cause qui est « tuer »). On passera alors complètement à côté de
l’indépassable puissance du geste, de sa « sobriété, de l’exactitude du
« corps orgiaque », laquelle consiste à adopter le point de vue le
plus littéral, le plus plat, le plus indiscutablement « présent » de
la scène.
Dans le
film de Zack Snyder « 300 », on voit ainsi un spartiate s’enfoncer
volontairement dans le ventre la lance qu’un soldat perse vient de lui ficher
dans le ventre, pour l’atteindre et le tuer à son tour. L’esprit du film est
sans discussion possible la célébration de l’action héroïque de la bataille des
Thermopyles, mais on peut faire de cette scène une toute autre lecture :
en minorant ce que la tonalité du film ne fait que majorer. Le spartiate, loin
de commettre une action légendaire, fait « ce qu’il peut ». Etant
entendu que la règle du combat à mort est celle de la situation présente, il
s’agit de combattre, c’est-à-dire de s’incarner dans la vérité pure de
l’instant qui consiste dans l’effectuation littérale d’un simple
infinitif : lutter. Tout n’est plus
affaire que de mouvements, de rythmes, de lignes, de vecteurs et de vitesses.
Que « peut » le combattant touché par la lance de son ennemi ?
L’atteindre et le tuer à son tour. Le corps organique blessé à mort par le
javelot est tué si l’organe touché est vital, mais on pourrait rajouter
« en principe », car nous entrons alors dans le jeu infiniment subtil
des différences intensives par le biais duquel tel corps de telle personne va
s’écrouler et pas tel autre, jeu qui ne peut plus prendre en compte le corps
organique. Et pourtant rien n’est plus réel, observable, efficient que ce jeu
là. Mais le seul corps qui s’y impose comme présent est le corps orgiaque,
précisément parce qu’il est toujours et seulement « le corps
présent ». Il est certains médecins qui ne prennent en compte dans leur
approche diagnostique du patient que le corps topique (organique) sans se
rendre compte que c’est alors précisément un corps absent qu’il traite.
Evidemment, prendre en charge le corps orgiaque du patient réclamerait
probablement des « compétences » qui sortirait de leur formation
(s’agit-il vraiment de compétences d’ailleurs et pas plutôt d’empathie ?).
Il est
suggéré, dans le film, que c’est la vengeance qui anime le geste du spartiate
mais peut-être convient-il justement de s’extraire de cette vision personnelle.
C’est beaucoup plus simple que cela : au cœur même du réel, nous ne sommes
plus mis en présence que de variations intensives de durée. Quoi qu’il arrive,
c’est toujours une texture évènementielle qui suit son cours au fil des
« situations ». On peut isoler une situation d’un point de vue
topologique en évoquant les corps en présence, les enjeux, les causes, etc.
Mais aussi loin que l’on aille dans cette perspective, on ne saisira jamais la
réalité stricte, exacte de l’événement. Nous n’avons pas affaire à la
plasticité distante de corps séparés mais à l’efficience continue d’une seule
et même donne existentielle qui s’effectue au gré de forces de contraction
variables. Nos corps ne font jamais que se donner dans l’instant la consistance
requise par des actions impersonnelles, tout simplement parce que ces actes ne
sont eux-mêmes que les variables de contraction d’un seul verbe dont infinitif
est celui de notre éternel présent : « Etre ».
La
vengeance de ce spartiate n’est après tout que la seule possibilité requise par
l’absolue nécessité de donner de la consistance au verbe « être »
maintenant, étant entendu que rien jamais ne peut être autre chose que cela
mais toujours au gré de variables de consistance différentes. Tout ce que nous
jugeons « grand » mémorable et assignable à des personnes dont nous
faisons des héros est en réalité « infime », fuyant, dynamique et
anonyme. Pour que cet instant « prenne corps », il fallait que le
corps orgiaque du spartiate se sublime dans le combat, mais en réalité il s’est
moins sublimé que laissé porter par ce qu’induisait la pure logique des
évènements pour s’incarner dans la plasticité d’un instant. Il se peut
qu’abandonnant tout désir personnel, toute volonté désignée, tout intérêt, nous
sentions poindre en nous la nécessité la plus neutre, brute et la plus
irrépressible d’un instant de vie à s’incarner dans la chair d’une texture
visuelle, on pourrait dire « d’une fibre optique », mais en un sens
très particulier. L’évidence d’un corps animé, orgiaque, c’est-à-dire
consistant exclusivement dans l’émission d’une énergie vitale fait corps avec
la venue au monde d’un univers dont il faut bien convenir qu’il est moins une
« chose » qu’un acte, qu’un infinitif. Cela signifie que si nous
descendons au plus profond de la motivation du samouraï de Tanigushi, nous
trouvons, dans son plus simple appareil, la nécessité pour l’être « de se
faire chair », ou, en d’autres termes, l’évidence de cet
« agir » aussi irrécusable qu’incompréhensible par le biais duquel
« il y a » le monde. « Le monde est tout ce qui a lieu » -
Wittgenstein. Il n’y a que de l’incarnation, et « il y a » :
c’est encore de l’incarnation, c’est-à-dire du corps.
Il n’est
absolument rien d’existant, rien de possible qui puisse s’effectuer autrement
qu’en s’incarnant dans un « ici », mais en même temps cet
« ici » travaille indistinctement tous les « ailleurs ». Il
n’est d’ « ailleurs » que relativement à un « ici »,
mais cet ailleurs est évidemment lui aussi un autre ici à partir duquel se
redéfinissent d’autres ailleurs et l’on peut en dire autant de tout ce qui se
produit dans ce monde. Nous commençons ainsi de saisir toute la dynamique
paradoxale qui traverse cette conférence. On peut faire mine de croire, dans un
premier temps, que la topie du corps suscite contre elle l’utopie de l’âme, on
commence à réaliser maintenant que ce n’est aucunement une affaire d’espace
cherchant dans un ailleurs les moyens de se dérober au fait d’être un espace.
C’est une seule et même chose de dire que tout est espace et que rien ne l’est
parce qu’il n’est rien du monde qui ne soit traversé d’un autre mouvement que
celui de « devenir espace ». Il n’y a pas d’espace, il y a de la
durée mais cette durée est toujours celle de la trame de l’avoir lieu, de
« l’il y a », c’est-à-dire de l’espace. Nous ne faisons que passer
dans les variables de consistance d’une seule et même évènementialité qui est
celle de « l’il y a ».
Le geste du
Samouraï est, dans tous les sens du terme, « imparable », mais il ne
l’est que parce qu’il se situe dans cette aperception imparable de l’existence
qui, loin de nier le corps, le vit dans l’événement pur et inassignable de sa
plasticité. En tant qu’espace, il s’offre à « la traversée », à
l’exploration, par la lame, de sa consistance. Il n’est pas nié au bénéfice
d’une dimension idéale, spirituelle, supérieure et transcendante. Il est ramené
à sa littéralité immanente : il désigne un certain coefficient de densité
et de résistance au mouvement dans la totalité d’un univers de densités et de
résistance au mouvement.
C’est très
progressivement, voire allusivement, que Foucault interroge ici le corps
orgiaque (précisons que jamais Foucault n’a utilisé cette expression). Dans
cette conférence, son propos n’est pas réellement de le mettre en avant mais
d’en faire signe ou, du moins, de montrer tout ce que le fait d’avoir un corps
sous-tend de complexité, d’histoire, de processus. L’invisibilité est un
fantasme dont nous aurions tendance à penser qu’il a été conçu contre la
visibilité contrainte de notre corps (dans le seigneur des anneaux, cette
invisibilité semble aller de pair avec le pouvoir), mais si nous comprenons
bien tout ce qu’implique la réalité du corps orgiaque, l’invisibilité constitue
la qualité première, brute de tout corps puisque il est fondamentalement et
exclusivement « energeia », force en action. C’est dans l’angle mort,
le point aveugle de « son propre corps » que le samouraï atteint le
corps de son adversaire. La perspective duelle d’une opposition de deux corps
distincts s’annule au profit de la nécessité « monolithique », d’un
seul tenant, plastique, d’incarner l’acte, l’effectuation de la juste prise, du
geste opportun, exact, vertical et gratuit.
Ce qui
fascine Foucault à ce moment de la conférence est le jeu des contraires,
l’effet de contraste entre ce corps insituable, tout en énergie (orgiaque) et
ce corps situé, tout en matière (organique) : « opaque et
transparent, visible et invisible, vie et chose ». On se souvient
qu’évoquant, dans la première partie, les réactions de l’utopie en tant
qu’ « anticorps » dirigés contre cette maladie d’avoir un corps,
Michel Foucault avait invoqué une trilogie comprenant les contes, les rites funéraires (momies et
masques) et l’âme. Il construit son texte comme une architecture symétrique
dans laquelle les positions se répondent les unes aux autres « trait pour trait ».
C’est pourquoi trois faits culturels sont cités en réponse aux trois
précédents : la mythologie des géants, les masques, tatouages et
maquillages en second lieu et enfin le corps exultant, transi, sublimé dans la
danse. Nous sommes ici au plus près du corps orgiaque. A l’âme comme réaction
défensive de l’être contre le corps, nous substituons maintenant le corps en
transe comme assomption par l’être d’être corps. Le corps fantasmé, ce n’est
pas l’âme, c’est le corps réalisé. Lorsque nous voyons les peintures de Jérôme
Bosch, nous ne regardons pas les figures imaginaires sorties de l’esprit du
peintre mais les figures contorsionnées, torturées, hybrides, nées de ce fait
d’avoir un corps. Ce qu’un artiste « stylise » dans ses œuvres, ce
n’est pas sa pensée, c’est le fait irréductible d’être ce corps.
La
dialectique entre le visible et l’invisible, la matière et l’énergie, l’opacité
et la transparence est-elle assignable au fait que je sois une âme, une
pensée ? Non, répond Foucault, elle l’est au fait que je suis un corps, et
c’est ce dont on se rend compte quand on est ramené autoritairement de ce corps
transcendé par mes intentions à ce corps alourdi, piégé, embourbé, plombé par
ma douleur.
Pour bien
saisir à quel point les trois traits énoncés à ce moment de la conférence
s’opposent terme à terme aux précédents, il importe de faire précisément valoir
leurs distinctions. Autant les contes étaient cités pour faire signe d’un
mouvement de réaction de l’être humain contre le corps, autant la référence aux
géants désigne, à l’inverse, le mouvement positif d’une expansion. Les utopies
sont dans le prolongement du corps et non dans sa négation. Tout ce que l’on
imagine est un délire sur la plasticité corporelle. Ainsi une femme qui se
maquille ne cherche pas seulement à enjoliver son visage, à enrôler les
personnes qu’elle entreprend de séduire, elle rend plus complexe le phénomène
de son visage. On pourrait dire qu’elle le chiffre. Le rimmel donne à son
regard plus de profondeur, moins d’évidence. C’est comme si ces yeux en
s’entourant d’un liseré noir étaient à la fois là devant nos yeux et faisaient
en même temps signe d’un échappement, d’une insaisissabilité, d’une
dérobade : ils ne sont pas « que là ». Ils émettent une
intensité, une expression indéchiffrable. Nous comprenons alors que l’on peut
crypter, chiffrer la présence, faire signe dans son corps et par lui d’une
puissance d’expression qui nous projette dans l’utopie, c’est-à-dire dans
« du possible » par opposition au « réel ».
De fait,
tout visage maquillé, tout tatouage est un peu comme une « invitation au
voyage », comme l’avertissement envoyé par le corps dessiné au
destinataire qu’on en restera pas là. Le corps transfiguré est comme une
passerelle entre deux dimensions : une présente et une autre virtuelle,
sacrée. Le tatouage et le maquillage ne sont dès lors que des invocations, des
« totemisations », des façons pour la personne d’en appeler à des
puissances magiques pour que le « charme » opère, pour qu’un
phénomène de nature plus magnétique que délimitable ou assignable à des sujets
puisse se produire. Pour prendre un exemple connu, on pourrait faire référence
au Hakka de l’équipe de Nouvelle Zélande avant les matchs de rugby. On perçoit
bien que c’est une façon pour ces rugbymen de déplacer le lieu de la
confrontation, de faire naître ici et maintenant l’utopie d’un autre terrain
d’opposition qui n’est pas sans manifester certaines zones d’influence sur
celui-ci mais de façon dérivée. Avant de soumettre leur corps au jeu de
postures imposées par les règles du sport qu’ils vont pratiquer, ils font une
danse et arborent des mimiques dont la fin avouée est de terrifier
l’adversaire. C’est exactement comme si le corps organique, identifiable,
assignable au nom du joueur se laissait ici déborder par la justesse du corps
orgiaque, c’est-à-dire par la seule vraie question : « quelle
énergie suis-je disposé à libérer sur le terrain réel pour gagner
l’affrontement? La réponse est celle du possible, mais au sens du potentiel (« on
ne sait pas ce que peut un corps »). Or le lieu dans lequel ce potentiel
du corps orgiaque sera le plus visible (il faudrait plutôt dire le moins
invisible) est un lieu décalé à l’égard de celui, topique, du périmètre du
terrain, lieu qui ne naîtra que des postures, lieu cérémonial, trouble et
fascinant dans lequel il n’est pas question de se confronter aux corps des
hommes de l’équipe adverse mais de paralyser leur courage, d’intimider leur
force, de déborder leur puissance, d’ébranler leurs convictions. Ce n’est plus
l’espace dans lequel les joueurs bougent qui se trouve ainsi invoqué mais celui qu’ils produisent par le codage
gestuel de leur danse et de leurs expressions. Ils créent de toute pièce le
monde de la menace et de l’angoisse dans le périmètre du jeu. Ils expriment la
possibilité d’un monde haineux, infernal, fou, terrible, dément. Il suffit de
regarder la tension de leur rictus, de leurs yeux exorbités, la force contenue
de leur ancrage au sol et des battements de la paume de leurs mains sur leurs
cuisses pour comprendre qu’ils expriment clairement ce changement de contexte
par le biais duquel ce qui va se passer maintenant n’est pas seulement du
sport. La puissance utopique du corps, c’est exactement ce que met en scène le
hakka.
« Alors
le corps, dans sa matérialité, dans sa chair, serait comme le produit de ses
propres fantasmes. » Foucault en arrive ainsi au dernier fait culturel de
sa trilogie : le corps fantasmé, c’est le corps incarné, c’est le corps
fait chair. Que le christianisme soit une religion du corps incarné, c’est ce
que l’Eucharistie, c’est-à-dire le rite d’assimilation de l’hostie au corps du
Christ et du vin à son sang illustre manifestement. Evidemment de l’intérieur
de cette religion, on évoquerait, au contraire, l’esprit saint incarné, mais ce
qui importe ici dans la perspective de Foucault, c’est au contraire cette
puissance inhérente au corps de fantasmer le fait d’avoir un corps. Il ne
suffit pas que je comprenne, respecte et applique les préceptes issus de la
parole du Christ, encore faut-il que je le mange et que je le boive, que je
l’intègre physiquement à mon corps, autrement dit, que quelque chose dans la
continuité vitale, pour moi, d’être un corps par la nécessité de la nutrition
soit marqué, imprimé, effectué dans la chair du Christ. Le rituel de
l’Eucharistie donne à l’action physique de se nourrir le sens religieux de la
célébration du Christ « en tant que corps ». De même la croix comme
axe du corps du Christ supplicié dessine symboliquement sur le corps du
chrétien qui se signe l’espace sacré de son corps religieux. Nul besoin de
sortir de son corps pour exprimer son engagement spirituel, lequel n’est, en
réalité, qu’un fantasme du corps par le corps.
Il existe
bien sûr, dans tous les offices de toutes les religions, des accessoires de cette
mise en espace du corps sacré : le vêtement, les ornements, le calice et
les suspensoirs, etc. Mais, même privé de ce decorum, le pratiquant n’est
jamais à court dans l’installation de l’espace utopique de sa foi. On pourrait
parler d’une sorte d’ « ergonomie du fidèle » dont la gestuelle
fait signe de la nature même de sa croyance : on ne s’agenouille pas
devant Dieu sans faire signe de l’écrasement de sa puissance et sans installer
ainsi dans la seule plasticité de sa posture l’espace de la transcendance.
« Le
corps, dira Michel Foucault, un peu plus loin, est le point zéro du
monde ». On peut rétroactivement utiliser cette formulation pour rendre
compte de cette annulation de l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur car
dès lors que l’on comprend que le corps loin d’être dans l’espace ne cesse d’en créer à chaque instant de nouveaux, on
saisit aussi pourquoi la dissociation entre le dedans et le dehors n’a plus
cours. Ce n’est pas que le fidèle, par exemple, en s’agenouillant, exprime à l’extérieur
de lui, la dimension de sa foi intérieure, c’est plutôt qu’on n’existe plus en
tant que corps sans donner corps à ce dont notre corps fait signe, étant entendu que c’est ça un corps :
un incessant « faire signe de », un « vouloir dire ».
Signifier n’est pas une fonction que nous rajoutons à notre corps, c’est tout ce en quoi le fait d’être un
corps consiste. Si la danse est un spectacle aussi fascinant c’est
précisément parce que nous assistons au gré des attitudes du danseur à une
incessante redistribution des repères autour desquels se structurent
inlassablement de nouveaux espaces. De même le magicien n’accomplit jamais son
tour sans faire des passes magnétiques qui vise moins évidemment à nous faire
croire que c’est le geste qui crée la disparition du lapin (nous ne sommes pas
totalement crétins) mais à faire signe de la possibilité d’un espace autre dans
lequel on pourrait faire disparaître les lapins (nous sommes moins crétins que
crédules, au sens de « sujets de croyance », corps « fantasmant
fantasmés »).
Il est un
film dans lequel certains plans sont particulièrement à même d’illustrer cette
annulation de l’extérieur et de l’intérieur dans l’actualité d’une posture du
corps ou d’une mimique du visage, c’est « Shining » de Stanley
Kubrick (mais on peut aussi penser à quelques gros plans de visage dans
certaines œuvres d’Eisenstein « Ivan le terrible » notamment). Deux
des personnages principaux de ce film ont rapidement des « visions »
au détour des couloirs de cet hôtel isolé et désert. Mais aussi terrifiantes
que soient certaines de ces projections, elles n’atteignent jamais le potentiel
angoissant du visage plein cadre de Jack Nicholson sculptant sur ses traits la démence. Un espace de
l’horreur pure se décline davantage dans une configuration faciale que dans le
déchainement d’une action « gore », tout simplement parce que c’est
dans une texture structurellement signifiante que la possibilité d’un monde
sensé se délite, se fissure et laisse entrevoir sur le corps l’éventualité
d’une folie incarnée, d’un corps désuni, d’une réalité insensée.
Le propre
du corps, du fait de sa nature fondamentalement signifiante, c’est de déplacer
des lieux, d’opérer toujours des décalages par le biais desquels ici nous ne
sommes jamais seulement ici (pensons au Hakka). Le corps crée dans le monde des
interstices de mondes qui sont des mondes. Il n’est rien d’un monde qui soit
finalement autre chose que ce qui dans un monde se laisse entrevoir d’un autre.
Il ne faut pas reculer devant cette vision fascinante et kaléidoscopique de
dimensions qui s’intercalent les unes dans les autres au gré d’un jeu de
défilement de perspectives proprement incessant. Mais, en même temps, c’est
peut-être davantage d’hétérotopies que d’utopies au sens fort dont il est ici
question. Peut-être pourrait-on, pour être plus précis, distinguer dans le
terme utopie ce qui tient de la fiction (imaginaire), de l’ailleurs (le
possible) et du néant (l’impossible).
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