« Il reste à dire en
quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois que l'idée précède et
règle l'exécution, c'est industrie. Et encore est-il vrai que l'œuvre souvent,
même dans l'industrie, redresse l'idée en ce sens que l'artisan trouve mieux
qu'il n'avait pensé dès qu'il essaye ; en cela il est artiste, mais par
éclairs. Toujours est-il que la représentation d'une idée dans une chose, je
dis même d'une idée bien définie comme le dessin d'une maison, est une œuvre mécanique seulement, en ce sens qu'une machine
bien réglée d'abord ferait l'œuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au
travail du peintre de portrait ; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de
toutes les couleurs qu'il emploiera à l'œuvre qu'il commence; l'idée lui vient
à mesure qu'il fait ; il serait même rigoureux de dire que l'idée lui vient
ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son œuvre en
train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste. Il faut que le génie ait
la grâce de la nature et s'étonne lui-même. Un beau vers n'est pas d'abord en
projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue
se montre belle au sculpteur à mesure qu'il la fait ; et le portrait naît sous
le pinceau. La musique est ici le meilleur témoin, parce qu’il n’y a pas alors
de différence entre imaginer et faire (…) Le génie ne se connaît que dans
l’œuvre peinte, écrite ou chantée. Ainsi la règle du Beau n'apparaît que dans
l'œuvre et y reste prise, en sorte
qu'elle ne peut servir jamais, d'aucune manière, à faire une autre œuvre. »
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes,
qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas
indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié
dans son ensemble.
Questions :
1) Dégagez l’idée principale du texte et les étapes de
l’argumentation.
2) Expliquez :
- « Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s’étonne
lui-même. »
- « La règle du Beau n’apparaît que dans l’œuvre
et y reste prise en sorte qu’elle ne peut servir jamais, d’aucune manière, à
faire une autre œuvre. »
3)
Apprend-t-on à
être un artiste ?
Lorsque un artisan se
porte vers une matière première comme le menuisier avec le bois, c’est toujours
préalablement doté de l’idée de ce qu’il a pour tâche d’en extraire : il a
déjà dans son esprit l’idée du meuble qu’il va sculpter dans la fibre. Un
artiste, au contraire, vit cette confrontation avec la texture sans aucun
préalable, comme s’il s’agissait pour lui de faire surgir du bois, de l’argile,
des mots ou des couleurs ce qui ne s’impose de rien d‘autre que de cet instant
donné. Peut-être réaliserons-nous plus facilement cette distinction si nous
interrogeons simplement la nature de notre rapport avec une œuvre d’art et un
objet technique. Devant un ustensile, nous sommes dans la continuité d’une
certaine relation au monde et au temps. Quelque chose de cet objet me conforte
dans cette idée selon laquelle je suis au monde pour en faire quelque chose,
pour l’accaparer, pour le faire mien, pour le rendre plus habitable,
« pour vivre mieux ou pour être plus ».
C’est un peu comme si
chaque instant s’imposait à nous de la même façon qu’une place forte dont nous
aurions, en tant qu’assaillant, à trouver le meilleur angle d’attaque. L’objet
technique se révèle alors à notre perception avec l’évidence de la meilleure
« perspective de prise ». Il vient à point nommé pour nous sortir de
l’embarras de la défaite, de l’éventuelle reconnaissance de notre désaffection,
de notre désoeuvrement existentiel. Finalement le propre de l’objet technique est de me donner « une
contenance », c’est-à-dire de me gratifier, le temps de l’activité
qu’il me propose, du « gîte » réconfortant de la posture adéquate
impliquée par l’ergonomie de sa plasticité.
Il suffit que chacun de
nous songe à ce sentiment plus ou moins intense de supériorité qu’il éprouve
lorsque un objet technique le requiert : portable, ordinateur, tablette,
briquet, etc, par rapport à une autre personne inoccupée, les bras ballants.
Nous plaignons cette personne de n’avoir ostensiblement rien à répondre à la
pesanteur sociétale de cette question : « qu’est-ce que tu
fais ? ». De quelle pesanteur est-il ici question ? De
l’impossibilité inhérente au statut même d’être humain d’être sans agir, d’exister sans « faire quelque chose de sa
vie ». L’absence d’activité n’est pas seulement gênante en tant
qu’elle engendre l’ennui mais, plus profondément et de façon plus insidieuse,
parce qu’elle génère de la honte.
« Je n’ai rien fait
aujourd’hui. N’avez-vous pas vécu, demande Montaigne, n’est-ce pas la plus
fondamentale mais aussi la plus illustre de vos occupations ? » Le
philosophe français « s’essaie » ici précisément à nous décomplexer
de cette culpabilité profonde du « non agir ». Se pourrait-il en
effet que derrière cette contenance de l’homme occupé et de la chose à faire
par quoi on écrase de son mépris l’oisif et le désoeuvré se dissimule un vide
existentiel profond ? Nous « vivons » et de cette existence, il
nous semble urgent de « faire quelque chose », comme si tout n’était
pas déjà fait. Qu’en serait-il si « le travail » que nous ne
considérons qu’en tant qu’activité sociale, extérieure, salariée et utile à la
constitution artificielle d’un fonctionnement de groupe (entreprise ou état) ne
prévalait en réalité qu’à titre « biologique », c’est-à-dire si tous
ces efforts que nous produisons pour faire quelque chose de notre vie étaient finalement vains ou du moins seconds par
rapport à la seule véritable activité par laquelle ce n’est jamais que la vie qui travaille, et elle ne travaille qu’à
demeurer. Il reviendrait alors à chacun de nous de reconnaître que l’objet
technique ne nous donne une contenance qu’afin de dissimuler, autant qu’il le
peut, l’absence tragique de contenu.
Il convient d’interroger
vraiment ce sentiment de honte à l’égard du désoeuvrement, cette peur panique
que nous éprouvons à l’idée d’avoir l’air de « n’avoir rien à
faire ». Quelque chose de cet impératif perpétuel d’agitation est trop
démonstratif, trop étalé, trop systématique pour ne pas dissimuler un trouble.
La contenance que nous donne tout ustensile est comme un blanc seing, une sorte
de passe droit qui nous permet de jouir aux yeux des autres d’une forme de
reconnaissance et d’acceptation. On se rallie à la communauté des hommes en
s’inscrivant par sa gestuelle, par son activité salariée, par sa connaissance
des dernières innovations technologiques dans une conception temporelle du
« progrès ». Par ce dernier terme, il importe de comprendre non
seulement l’idée d’un développement des techniques ou d’une évolution des modes
de vie mais aussi, sur un fond plus existentiel, la notion d’activité, ce que
les grecs appelaient « l’agôn ». Ce terme désignait dans la Grèce
Antique un concours artistique ou sportif organisé à l’occasion de fêtes
religieuses. Il vient lui-même du verbe « agein » qui
signifie : « pousser un troupeau, conduire ». En un sens,
on pourrait dire qu’il traduit finalement l’acte
d’aller de l’avant, de pousser vers l’avant, pousser devant soi, provoquer.
L’âgon rajoute à « l’agein » la notion de compétition. L’idée qu’il y
ait dans le fait donné de vivre quelque chose à prendre en main, à décider, à
affirmer de soi, quelque chose dans quoi il importe d’insuffler la volonté
personnelle d’un « je », voilà qui peut, en un sens, qualifier
« l’âgon ».
L’être humain n’a de cesse
de créer ce fond de temporalité humaine par l’entremise duquel l’existence se
module au gré de ses occupations comme si le temps ne passait qu’au rythme de
ce devenir humain qu’est l’évolution de la technique. L’âgon ne désigne pas
seulement le mouvement par lequel l’homme agit mais plutôt l’idée selon
laquelle il le fait sur le fond d’une temporalité par le biais de laquelle
l’instant à venir apporte nécessairement plus que celui qui est présent (c’est
une sorte de lutte pour exister mais surtout pour se faire reconnaître des
autres comme étant le meilleur). L’âgon coïncide avec une conception de la
durée qui est celle de chronos, temps mesurable et successif. Mais il existe
une autre conception du temps qui tient de l’aîon, terme grec que la philosophe
Gilles Deleuze caractérise comme
« durée non mesurable dans le devenir de laquelle l’instant manque
toujours à sa propre place ». Il faudrait, pour comprendre cette
différence, pouvoir distinguer le temps que notre corps passe à faire une
action, temps successif, mesurable (temps assignable à quelqu’un qui fait
quelque chose – temps de l’horloge) et la durée dans laquelle rien jamais ne se
fait jamais ailleurs ni autrement que dans le mouvement de devenir autre chose
que ce qu’il est. Devenir ce n’est pas le propre d’un être, c’est le propre du
fait d’être.
L’aîon, c’est cette
dimension dans laquelle tout ce qui se passe se passe, c’est le
« potentiel d’advenir » (par opposition à un potentiel d’avenir).
Votre mère décède et le lendemain votre enfant naît : deux évènements
distincts, opposés, deux événements qu’il est impossible de recevoir dans un
état d’esprit et dans un ressenti identique et pourtant il se sont tous les
deux passés dans ce que l’on pourrait appeler de l’« avoir lieu »,
dans le monde au sens que lui donne Wittgenstein : « le monde
est tout ce qui a lieu. » Faire la véritable expérience du monde, c’est
saisir dans tout événement ce par quoi il ne se distingue en rien d’un autre
événement. C’est l’aîon, et c’est aussi cette dimension de la durée dans
laquelle l’instant manque toujours à sa propre place (part de l’événement qui
ne se laisse pas épuiser par son actualisation), c’est le temps vers lequel
pointe tout œuvre d’art.
Cette durée de l’Aîon est
toute aussi évidente que presque impossible à déceler. Le poète Joe Bousquet a
écrit un vers étrange que l’on ne peut comprendre que du point de vue de
l’Aîon. Blessé gravement pendant la guerre 1914-18, il a dit dans l’un de ses
poèmes : « Ma blessure me
préexistait. Je suis né pour l’incarner ». Pour saisir la profondeur
de cette affirmation, il convient d’inverser la relation que nous instituons
habituellement entre nous et les évènements. Nous considérons toujours, en
effet, que les choses nous arrivent avant de constituer des évènements ou
plutôt que c’est parce qu’elles nous arrivent d’abord qu’elles constituent des
évènements ensuite. Je suis blessé et c’est ce qui explique qu’il se soit
produit l’événement de la blessure. Or la limite d’une telle proposition tient
au fait que la vraie « logique » de l’événement ou plutôt sa
généalogie, sa maturation s’inscrit dans la totalité d’une
micro-évènementialité dans laquelle je n’interviens jamais en tant qu’acteur,
auteur ou cause de quoi que ce soit. Je ne suis, si l’on peut dire, que l’un
des ingrédients de cette alchimie par le biais de laquelle la texture des
évènements « prend » comme on le dit en cuisine d’une émulsion. Pour
suivre le fil de cette image, je ne suis pas la main qui bat les œufs, je suis
dans le bol avec les œufs.
Il s’agit de parvenir à ce
degré d’impersonnalité dans la lecture des évènements par le biais duquel c’est
toujours d’abord en tant qu’événement que les choses se produisent. Mon enfant
ne naît pas d’abord en tant qu’il est « mon » enfant. Ce n’est pas à
moi que cet événement arrive, il arrive préalablement dans son efficience la
plus première et la plus exacte « en tant qu’il arrive » :
« un » enfant naît et ce n’est qu’une certaine interprétation de ce
fait, un angle de vue, que d’affirmer que « je suis père ». De la
même façon « je ne suis blessé » que d’un point de vue
« second » par rapport au fait « qu’il y a » une blessure.
C’est probablement le sens le plus profond de ce que l’on appelle « le
fatum », la fatalité chez les philosophes stoïciens. Joe Bousquet, comme
les stoïciens, ne veut pas dire qu’il était né pour être blessé, ou que sa
blessure était inscrite depuis toute éternité dans sa destinée mais qu’elle est tissée d’abord dans de « la
texture évènementielle » et qu’en tant que telle elle ne peut pas ne pas
se produire dans cette intrication d’incidences qui constitue la matière même
de ce que c’est que « se produire ». Les « choses » ne se
produisent pas parce qu’elle s’entraînent mais parce qu’elles interagissent,
parce qu’elles coïncident.
La plupart des hommes
aiment se dire et se répéter que chaque être humain est unique, ce qui est vrai
mais pas tant dans la mesure où nous serions faits d’une essence, d’une
substance inimitable et rare (comme on le dirait d’un objet de prix), plutôt
parce que la texture évènementielle dans laquelle nous nous incarnons constitue
un tel croisement d’incidences qu’il est impossible qu’il se répète jamais. La
blessure de Joe Bousquet est une coïncidence, mais c’est précisément à cause de
cela que, contrairement au sens habituel que l’on donne à ce terme, ce n’est
précisément pas du hasard. Cela ne pouvait arriver qu’à lui, non pas parce que
c’était « son » destin mais parce que toute une collection de
micro-évènements ont conspiré ensemble à faire advenir le fait qu’une blessure
« soit » et « Joe Bousquet » est le « nom » que
la blessure « incidemment » a choisi pour s’effectuer. Nous nous
prenons pour l’origine du mouvement de la mer alors que nous ne sommes que
l’écume de ses vagues. De loin en loin, des « vies » se constituent à
la crête des occurrences. La certitude que nous avons de vivre des existences
« nôtres » est un détournement par rapport à un niveau premier et
nécessairement impersonnel de ce qui arrive.
Nous avons toujours
tendance à personnaliser les évènements, à les appréhender sous l’angle de ceux
qui les vivent. C’est ainsi que l’Iliade est l’histoire de héros. Ce faisant
nous nous situons en-deçà de la grandeur de l’œuvre laquelle consiste
finalement dans des flux d’intensification de durées, c’est-à-dire dans l’aîon.
L’histoire qui relie Patrocle, Achille et Hector ne suit authentiquement qu’une seule trame qui est celle de la montée
en puissance de la vengeance. Comme une musique suit dans sa continuité des
mouvements plus ou moins rapides ou lents, l’Iliade se déploie au gré de
densités d’atmosphère plus ou moins fortes. Et c’est exactement sous cet angle
qu’Homère était un aède, plus qu’un poète, c’est-à-dire qu’il célèbre des
modulations de cristallisation d’évènements plus qu’il n’invente de toutes
pièces les aléas d’une action. Nous croyons qu’il se passe des choses alors que
« les choses », en interagissant les unes sur les autres, constituent
la trame dans la dynamique de laquelle tout ce qui est « passe ».
L’homme n’a rien à faire
dans l’aîon parce qu’il s’y éprouve comme fait de tout ce qui se fait. Prêtons
attention à tout ce qui en nous manifeste l’efficience d’affects : la
joie, la peine, la haine, l’amour, etc, car loin de révéler des sentiments qui
seraient « nôtres », il sont la trame même de cette texture évènementielle
par le biais de laquelle des évènements sont en train de nous utiliser pour
advenir. Rien de plus étranger finalement, rien de plus froid, rien de plus
réel et rien de plus paradoxalement impersonnel que ce tissu d’émotions dont
nous ne sommes que les vecteurs de transmission. Quiconque prête vraiment
attention à ces mouvements se met en phase avec la vraie texture de la réalité.
La mort d’Hector ce n’est pas du tout ce qu’a voulu Achille, contrairement à ce
qu’il croit, c’est au contraire la fatalité contre laquelle il n’a rien pu
faire.
On retrouve ici l’une des
phrases les plus énigmatiques de Maurice Blanchot : « Tant que
je dis : « je suis malheureux », je suis trop près de moi, trop
près de mon malheur pour que ce malheur devienne vraiment le mien. »
L’idée de Blanchot consiste à affirmer que tant que je
dirai : « je suis malheureux », je ne serai pas parvenu à
ce niveau juste, brut, pur, efficient de l’événement à hauteur duquel il
« est », de façon pure, neutre. Pour que le malheur s’impose à moi
tel qu’il est, dans sa vérité, pour que je me le prenne de plein fouet dans la
figure, dans la fulgurance de son émergence authentique, il convient justement
pourrait-on dire, qu’« être malheureux soit » d’abord et que le fait
que ce soit moi qui suis malheureux vienne ensuite comme de l’anecdotique. Être
malheureux, par exemple, c’est ce que l’on vit vraiment quand on ne le vit pas
pour soi, mais en soi, quand on réalise qu’être malheureux est un peu comme un
oiseau (de malheur) qui s’est simplement posé sur notre branche, parce qu’il en
avait besoin pour être ce qu’il est. Il fallait qu’il y ait de la vengeance, et
c’est exactement tout ce en quoi consiste Hector, Patrocle, Achille : des
prétextes, des occasions, des conducteurs d’affects pour que quelque chose
comme cette folle intensité de vengeance puisse être émise. Il faudrait
quantifier la trame de l’Iliade, la convertir en courbes intensives.
Peut-être avons-nous du
mal à accepter l’idée de cette totale étrangeté d’états d’âme que nous
éprouvons pourtant avec un sentiment d’intimité si intense mais si l’on y
réfléchit, on réalisera en même temps que quelque chose de cette étrangeté, de
cette nature impersonnelle de nos émotions nous permet de lever le mystère des
ces affinités entre nos ressentis, nos affects et les paysages, les éléments ou
encore les conditions météorologiques. Nous ne sommes pas gais quand il y a du
soleil parce que le soleil nous donnerait de la joie mais parce que l’intensité
lumineuse du soleil est de la même texture que l’intensité rayonnante de ma
joie, et d’ailleurs quand on applique vraiment son attention à ce sentiment, on
perçoit que ce n’est pas seulement de la joie.
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