Michel
Foucault est né le 15 octobre 1926 à Poitiers. Il mourra, 57 ans plus
tard, à Paris le 25 juin 1984. Gilles Deleuze a consacré un livre à ce
philosophe avec lequel il se lia d’amitié. « Michel
Foucault, dit-il, avait une extrême violence maîtrisée, dominée, devenue
courage. Il tremblait de violence dans certaines manifestations. Il percevait
l’intolérable. Foucault invoque toujours la poussière ou le murmure d’un
combat, et la pensée elle-même lui apparaît comme une machine de guerre. C’est
que, dés que l’on fait un pas hors de ce qui a déjà été pensé, dés que l’on
s’aventure hors du reconnaissable et du rassurant, dés qu’il faut inventer de
nouveaux concepts pour des terres inconnues, les méthodes et les morales
tombent, et penser devient, suivant une formule de Foucault, « un acte
périlleux », une violence qu’on exerce d’abord sur soi-même (…) On
reconnaît volontiers qu’il y a du danger dans les exercices physiques extrêmes,
mais la pensée aussi est un exercice extrême et raréfié. Dés qu’on pense, on
affronte nécessairement une ligne où se jouent la vie et la mort, la raison et
la folie, et cette ligne vous entraîne. On ne peut penser que sur cette ligne
de sorcière, étant dit qu’on n’est pas forcément perdant, qu’on n’est pas
forcément condamné à la folie ou à la mort. Foucault n’a pas cessé d’être
fasciné par cela, ce renversement, cette culbute perpétuelle du proche et du
lointain dans la mort ou la folie. »
On peut
remarquer l’utilisation fréquente par certains journalistes du qualificatif
d’ « inclassable » appliqué à certaines personnalités qui ont
marqué la pratique de leur spécialité d’originalité, mais évidemment cela reste
encore une manière de classer. Michel Foucault est moins un philosophe
« inclassable » que celui qui a sans aucun doute réfléchi avec le
souci « généalogiste » le plus rigoureux à l’inclassable,
c’est-à-dire à ce processus normatif par le biais duquel une inclination, une
différence, une personne étaient jugés comme inclassable par une société
donnée, à une époque donnée. Cette préoccupation était biographiquement
inscrite dans la trajectoire existentielle de Foucault du fait de son extrême
sensibilité et de son homosexualité. Autrement dit, les questions qui
définissent les axes de sa pensée sont exactement celles dont il a, dans son
existence, vécu physiquement la teneur problématique. Il ne s’est pas fixé à
lui-même ses objets d’étude ; ceux ci ne pouvaient être que ceux là tout
simplement parce que vivre dans la peau de Michel Foucault relevait
indubitablement de cette extrême sensibilité à ce qui nous conduit à vivre
notre différence dans la honte et la culpabilité. Et ce mouvement sous la
dynamique duquel s’est constituée entièrement son œuvre suit avec virtuosité et
érudition ce fil de la construction de l’arme la plus efficace de résistance à
l’esprit même de normalisation ainsi qu’à l’insinuation de tous les pouvoirs.
Et cette arme, dont on pourrait dire qu’elle tient beaucoup du marteau dont
Nietzsche faisait déjà l’instrument privilégié du philosophe consiste à démasquer sans prescrire.
C’est la
raison pour laquelle, tout lecteur abordant l’œuvre de Foucault avec l’espoir
d’y trouver des préceptes, des consignes, des indications lui permettant de
vivre mieux ou de vivre bien en ressortira nécessairement déçu. Il n’est pas
vraiment question pour lui de savoir comment il convient de vivre mais de
réaliser à quel point des mécanismes de pouvoir se glissent subrepticement dans
des comportements ou des modalités de subjectivation (la façon dont nous nous
constituons comme sujets) dont nous ne sommes pas conscients. Peut-être
pourrait-on dire qu’à la question de savoir « comment vivre ? »,
il a substitué les termes de ce questionnement infini sur tous les processus
par le biais desquels nous nous prenons et sommes pris pour « quelqu’un »,
nous qui vivons. Penser, c’est
finalement explorer le « sous sol » de l’acte de penser, mettre à
jour les ressorts cachés sous l’efficience desquels nous sommes toujours
conduits à penser comme ceci ou comme cela. Penser vraiment pour Foucault comme
pour Nietzsche, c’est soupçonner qu’on a toujours un mécanisme à mettre à jour
dans la réalisation de cette « constante » historique à la lumière de
laquelle on saisit que l’on a toujours pensé sous l’autorité de…Ce qui se cache
derrière ce « de » est moins une personne ou un groupe de personne
qu’un phénomène que l’on pourrait appeler « le pouvoir ». (Dans le
cours sur la religion : « L’existence humaine a-t-elle du sens sans
religion ? », nous avons vu à quel point l’émergence des religions
marquait dans l’histoire de l’humanité ce passage par le biais duquel les
hommes ont substitué à l’effroi du Numineux la soumission au Pouvoir, comme si
l’efficience d’un rapport de force entre les hommes, aussi brutal et violent
soit-il, les protégeaient de la nécessaire réalisation de leur existence
« nue » au cœur des forces physiques). La philosophie de Michel
Foucault est constamment animée de ce souci qui consiste à relever les
procédures les plus sournoises, les plus insidieuses et les plus dissimulées
sous l’entremise desquelles une forme de pouvoir se glisse toujours dans les
comportements qui nous apparaissent comme étant au contraire les plus donnés,
les plus spontanés.
On pourrait
être désarçonné, voire critique à l’égard du caractère exclusivement négatif,
dénonciateur de cette dynamique de travail et reprocher à Foucault de ne jamais nous représenter
« le positif » de cette négativité, le « modèle » auquel
ressemblerait une humanité libérée du pouvoir, c’est-à-dire d’elle-même, mais
qu’on y réfléchisse un peu : comment pourrait-il éviter de devenir
exactement tout ce à quoi il s’oppose s’il se laissait aller, si peu que ce
soit, à « préconiser », à défendre une thèse ? Affirmer,
n’est-ce pas nécessairement « prescrire » ?
Foucault,
comme de nombreux penseurs de la même époque : Lacan, Barthes, Deleuze,
est bien trop conscient de la fonction autoritaire, systématique, voire
totalitaire des mots (« la langue est fasciste » - Roland Barthes)
pour tomber dans le piège de l’idéologie. C’est peut-être quand on s’engage par
ses discours, par son militantisme doctrinal, qu’on ne prend, en réalité, aucun
risque, parce qu’on reste toujours sous le couvert de la capacité inhérente à
toute prise de position par le langage de ne s’exprimer que par des mots
d’ordre.
A ce faux
risque (celui d’une pensée faussement rebelle que l’on pourrait assimiler
aujourd’hui aux prises de parole de Michel Onfray, celles d’une pensée pauvre
qui croit déranger alors qu’elle ne dérange rien ni personne) s’oppose un vrai
qui est celui-là même qu’indique Deleuze évoquant la pensée de Foucault: celui
de la mort et de la folie. Si nous ne nous situons pas quand nous pensons à la
pointe de notre ignorance, comme dit Deleuze, nous ne faisons que penser à
partir de ce que nous connaissons déjà, ce qui ne nous fera découvrir que du
« déjà pensé ». Penser vraiment, c’est risquer la folie, pousser le
scepticisme jusqu’à ne jamais tomber dans la facilité d’admettre quelque chose.
Très représentative est à cet égard la polémique qui opposa Jacques Derrida et
Michel Foucault au sujet de la phrase de Descartes dans la première Méditation
Métaphysique. Il ne s’agit pas ici de revenir sur le fond de cette querelle
mais seulement d’évoquer son motif.
Faisant référence à ces « insensés »
qui se prennent pour le roi, Descartes écrit : « Mais quoi ce sont des fous, et je ne serai pas moins extravagant
si je me réglais sur leur exemple. » Par la suite, il invoquera le
rêve pour expliquer qu’on ne peut jamais être assez assuré de ne pas rêver pour
jouir de la certitude d’être ce que nous avons l’impression d’être ou de faire.
Jacques Derrida, insiste donc, à juste raison, sur le fait que,
philosophiquement, dans le suivi du raisonnement de la première méditation,
Descartes utilise le songe comme argument par le biais duquel finalement nous
ne sommes pas en position de nous distinguer du fou qui se prend pour ce qu’il n’est
pas. Mais Foucault jette sur cette phrase ce que l’on pourrait appeler un
regard de généalogiste, au sens Nietzschéen du terme : de quoi est-elle
historiquement porteuse ? Dans l’efficience de quel devenir sociétal
s’inscrit-elle ? Et la réponse est, comme toute la philosophie de
Foucault, violente, puisque c’est exactement tout le processus d’exclusion et
d’enfermement de l’aliéné qui, dans cette affirmation, dans ce
« cri », se voit en quelque sorte entériné, justifié, apte,
légalement viable.
Ce qui, en
dernière analyse, peut donner raison à Foucault, c’est le fait qu’il s’agit
bien pour Descartes (mais nous le saurons qu’au fur et à mesure que les
méditations s’enchaînent) de distinguer et de fonder la décision de « raisonnablement » douter par quoi
se « certifie » à elle-même l’existence d’un « je pense »
par opposition au délire du dément qui n’existe que relativement, aléatoirement
dans la mesure où il ne se sait pas exister en tant que « je ». Qu’il
faille aller voir du côté des autistes pour progresser dans la détermination de
ce que penser « est », du criminel pour comprendre ce qu’est
l’existence socialisée, c’est évidemment ce que tous les philosophes héritiers
de Descartes ne peuvent admettre, alors que c’est totalement la voie dans
laquelle s’engage la pensée de Foucault.
Penser ne consiste pas, comme le fait Kant à délimiter le périmètre à
l’intérieur duquel on peut penser à l’exclusion de celui dans lequel on ne le
peut pas, mais, au contraire, à se situer dans cette limite pour la nier et
penser ce qu’on n’a encore jamais pensé. Descartes a exploré cette limite mais
quelque soit la profondeur remarquable de son engagement, il finit par se
rallier à l’exercice d’une raison normative, d’une pensée assignable à un sujet.
Le risque
encouru par Foucault n’est peut-être pas très éloigné de celui qui conduisit
Nietzsche à la folie pour autant que ce
terme ait vraiment du sens (et c’est justement tout ce qui intéresse le
philosophe français quand il rédige sa thèse sur « l’histoire de la folie
à l’âge classique » : montrer à quel point cette prétendue
objectivité de la distinction entre l’aliénation et « la bonne santé
mentale » suit en réalité des aléas historiques, c’est-à-dire contingents,
donc hasardeux). Ce danger consiste à pousser tellement loin les exigences de
la méthode de la généalogie qu’il n’est rien de la pensée qui puisse « se
dire », « s’avancer », comme une tentative structurée par le
langage d’épuiser le langage, de démonter un à un tous les ressorts qui en font,
ainsi que le suggère Lévi-Strauss à propos de l’Ecriture, un instrument de
pouvoir, un système dont l’idéologie en structurant tous les systèmes, ne crée
de pensée que « bridée », circonvenue, autorisée, mystifiée. De fait,
on trouve dans la philosophie de Michel Foucault des formulations qui se
situent exactement à la crête de ce moment critique au sommet duquel le langage
est poussé à la limite de ce qu’il peut faire, se voit projeté dans la lumière
crue de sa seule vérité, celle d’être fictif, c’est-à-dire « la nervure verbale
de ce qui n’existe pas tel qu’il est ». Peut-être s’agit-il finalement
d’utiliser le langage dans une perspective qui le retourne contre lui-même, de
dire qu’on ne peut rien dire sans s’abuser soi-même en le disant.
Mais de quelle illusion s’agit-il ici ?
Pourquoi est-il si difficile, voire impossible d’utiliser le langage à bon
escient ? Tout simplement parce que, comme Nietzsche l’a plusieurs fois
exprimé dans ces écrits, les hommes préfèrent s’entendre sur des généralités
(nécessairement fausses, arbitraires, spéculatives), c’est-à-dire des mots, des
concepts, plutôt que jouir de l’accroissement de leur volonté de puissance. A
chaque fois que nous « disons » quelque chose, nous posons ce que
nous disons comme « vrai », mais cette prétendue vérité est toujours,
en fait, une vérité autoréférentielle et systématique de la langue. Je ne peux
pas dire, par exemple, que « le petit chat est mort » sans poser
comme évidente, universelle, valide et figée la pertinence du concept de chat.
La « vraie » vérité est qu’il y a, au-delà du mot, « la
chose » mais la chose est moins chose que « devenir ». Ce
« devenir », c’est, en un sens, tout ce que Darwin a révélé :
comment les espèces pourraient-elles évoluer sans que chacun de ces
« spécimens » ne soit, au-delà de son existence particulière, le
vecteur d’un mouvement lent, insensible et continu. Il n’y a pas de
« chat », il n’y a dans tous les chats que la dynamique du mouvement
infini d’un « devenir chat » qui ne cesse de tendre vers « autre
chose ».
Par conséquent
tout ce que l’on dit part de ce présupposé faux en vertu duquel tout dans le
réel est conceptualisable, réductible, délimitable en idées générales. Nous
avons inventé la vérité de nos mots sans nous apercevoir qu’à cause de cela
nous ne cessons de nous fier comme à la référence absolue à une caricature de
vérité : « la vérité est un mensonge dont on a oublié qu’elle en est
un » dit Nietzsche. Dire c’est sous-entendre comme présupposition à ce que
l’on dit un régime de vérité qui est faux. Cela « va sans dire »,
mais c’est justement à cause de cela que ce que nous disons, parce que nous le
disons, est toujours faux « déjà ».
Mais qu’est-ce que cela peut devenir : « dire », quand on
réalise cette supercherie fondamentale ?
La réponse
définit exactement l’acte périlleux de l’écriture philosophique telle que des
auteurs comme Nietzsche, Barthes, Foucault, Blanchot, Deleuze s’y sont essayé.
En un sens, il s’agit de parler sans dire mais en tant qu’exercice du
« dire extrême ». Cela explique totalement la tonalité poétique de
l’écriture de Nietzsche et le caractère extrêmement littéraire, foisonnant
d’images, de références, de rapprochements, de métaphores et de figures
rhétoriques de Michel Foucault. Puisque dire est partir d’emblée du mauvais pas
d’une conception arbitraire de la vérité, il s’agit de styliser l’utilisation
de la langue, de lui donner une verticalité, une gratuité, une légèreté, un
cryptage, un ancrage idiosyncrasique (disposition propre à une personne). Avec
Michel Foucault, nous avons sans aucun doute affaire à un style d’écriture rare
qui conjugue l’intuition musicale de la langue avec l’ajustement « au
laser » du mot « exact ».
Ecrire
devient un exercice de funambule : il s’agit d’utiliser la langue, puisque
nous n’avons rien d’autre mais aussi de la contenir en-deçà de toute la
puissance de falsification dont elle est structurellement porteuse, de la
retenir de dire. Il importe que la phrase du discours tienne de la phrase
musicale pour que la vérité émise fasse « effet de sonorité » avant de
s’imposer en tant qu’esprit de conformité à « la norme » du vrai.
Tout le propos de Michel Foucault consiste justement à retrouver sous apparence
globale d’autorité des concepts, l’épaisseur généalogique, changeante,
évolutive, infiniment lente et détaillée des mutations sociologiques. Ce que
l’on dit n’est jamais d’abord ce que l’on dit mais ce qu’une certaine inflexion
des façons d’être, de penser et d’agir a rendu possible. C’est ce sous-sol
qu’il convient de sonder pour toucher le fond de réalité d’un énoncé, d’une
institution, d’une mentalité, d’une efficience normative. La fluidité du style
d’écriture de Michel Foucault se confond avec son ambition philosophique. Il
convient que l’attention du lecteur ou de l’auditeur soit portée comme on l’est
par la juste modulation d’un chant pour percevoir peu à peu la dynamique de
genèse et de constitution du
« vrai ». La musique de la langue nous transporte mais ce charme en
opérant nous permet d’échapper au pouvoir d’intimidation des concepts en
situant notre écoute dans le champ d’une autre dimension que scientifique,
objective, universalisante.
C’est bien
là la perspective essentielle dans laquelle tout lecteur de Foucault doit se
situer : celui de « la généalogie ». Nietzsche a forgé un outil
à casser les valeurs. Mais qu’est-ce qu’une valeur ? C’est une idée dont
on nous présente le contenu, le substrat comme devant être adopté, suivi, et
cela de par sa seule nécessité intrinsèque, comme si la justice, de cela seule
qu’elle est justice, ne pouvait pas ne pas « valoir » à titre de
référence absolue dans tous les rapports entre individus au sein d’une cité. Le
« marteau de la généalogie » conçu par Nietzsche consiste à nous
ramener aux conditions historiques dans lesquelles une telle notion a vu le
jour et de prouver ainsi qu’il est d’autant moins « requis » de lui
obéir sous la pression d’une nécessité conceptuelle, valant de toute éternité
que cette « éternité » est fausse puisque la notion est
« née ». La généalogie, c’est
le souci de trouver le comment d’un pourquoi. A la question de savoir
pourquoi il faudrait être juste, un platonicien répondra, en toute dernière
instance : « parce qu’il y a la justice » (même si Socrate
prend soin de montrer à quel point la définition de « la justice »
est problématique).
Mais Nietzsche, armé de son
« marteau », décrit comment
ce terme, aussi policé et lisse soit-il s’ancre en réalité sur un sol meuble,
glissant, tissé de toutes les humeurs et les mentalités qui constitue le
devenir des peuples, des habitus et des circonstances. Tant que l’on ne trouve
pas derrière la gangue aseptique des concepts ce nerf à vif des conditions
historiques dans le mouvement desquelles ils se sont construits, on parle dans
le vide de l’abstraction ; et ce qui est grave, c’est que ce vide de l’abstraction
fait autorité. Le marteau de Nietzsche dont Foucault poursuit l’œuvre de
démolition consiste à détruire le présupposé de la nécessité propre et
inconditionnelle d’une valeur en exposant l’évidence de sa teneur historique.
Je ne progresserai jamais, par exemple dans la question de savoir pourquoi les
hommes croient en un ou plusieurs dieux tant que je ne serai pas allé
interroger les conditions dans lesquelles est apparue dans l’humanité le désir
de croire et de célébrer les dieux, lequel doit bien correspondre à quelque
chose, mais ce quelque chose n’est pas métaphysique, étymologiquement
« au-delà du physique », il s’inscrit dans l’évolution des faits, par
quoi on réalise que si les choses en
sont venues là, à l’émergence de cette valeur là, ce n’est pas par l’effet
d’évidence de sa seule validité conceptuelle, mais plutôt sous la pression de
croyances qui sont parvenues à un moment donné à se structurer en systèmes et à
s’imposer sous cette forme aux mentalités d’une population.
Sous cet
angle, Foucault qui utilise cette perspective généalogiste comme le protocole
invariable de tout traitement d’une question est le plus historien des
philosophes. Il ne fait pas de
l’histoire de la philosophie mais il fait de l’histoire le seul moyen de faire
de la philosophie. Celle-ci, selon Foucault, n’a aucune vocation à
prescrire, à nourrir la prétention d’orienter nos existences. Elle est même
l’antidote absolu à toute velléité de notre part de nous trouver des maîtres,
des références, des devoirs, des impératifs ou des Idéaux. La vérité de l’acte de penser ne consiste pas dans ce qu’il produit,
dans ce qu’il affirme, mais dans l’exploration de l’inconscient historique au
fil duquel il se constitue.
Foucault ne poursuit pas seulement l’œuvre de
Nietzsche du point de vue de la méthode mais aussi, sur le fond, dans ce
travail de destruction systématique des notions cardinales autour desquelles
nous orientons nos vies. C’est ainsi que le philosophe allemand avait
écrit : « Dieu est mort », décrivant ainsi, non pas son
athéisme, mais le mouvement de désaffection du sacré, observable en Europe,
mouvement qu’il a, à bien des égards, « prophétisé ». Or, Foucault
lança, dans les années soixante une vive polémique autour de cette affirmation
selon laquelle était en train de se produire à cette époque « la mort
de l’homme ». Il convient vraiment de comprendre à quel point tous les
énoncés de Michel Foucault ne doivent être reçus qu’en tant qu’ils s’inscrivent
dans l’efficience généalogiste d’une dimension au sein de laquelle aucune idée
ne « vient » aux hommes autrement qu’historiquement.
Foucault ne
nous parle pas tant de l’homme que de l’humanisme, c’est-à-dire finalement de
cette façon de penser qui consiste à orienter toutes nos pratiques autour de
l’homme en tant que « valeur ». Or la plupart des historiens de la
pensée font remonter l’humanisme à des auteurs comme Montaigne ou Erasme. C’est
l’exemple type de ce que Bergson appelle « l’illusion rétrospective du
vrai ». A partir d’un mouvement apparu à une certaine époque, on va
chercher dans ce qu’il a précédé les signes annonciateurs de son apparition
entretenant ainsi l’illusion d’une fatalité, d’un devoir être alors que ce
courant aurait très bien pu ne jamais voir le jour. Nous ne vivons que des
contingences que nous adorons transformer artificiellement en nécessités. Dire
de Montaigne qu’il est humaniste, c’est suggérer que son œuvre est le prélude
d’un mouvement de pensée qui culminera dans la révolution française et imposera
sa marque à tout le 19e, voire au début du 20e.
Mais pour
un généalogiste comme Foucault, ces analyses sont parfaitement illusoires. Il
existe en toute époque un fond structurel de systèmes de pensée que certains
hommes peuvent éventuellement dépasser mais
toujours à partir de ce qu’ils dépassent. Suggérer que Montaigne aurait
écrit sous l’influence d’idées qui n’ont été émises qu’à la fin du 18e
siècle est aussi stupide qu’affirmer que Napoléon est le premier dirigeant à
avoir voulu l’Europe (il l’a conquise mais il n’envisageait pas de la construire).
Il existe bien un « devenir » des idées dans lequel nous sommes pris
mais cela ne signifie d’aucune manière que telle idée insistait déjà dans telle
autre de trois siècles sa cadette. La vérité est qu’il n’est rien de l’homme
qui s’impose à l’homme autrement qu’historiquement, c’est-à-dire à une période
que l’on peut dater, que l’on peut segmenter, délimiter dans l’histoire.
L’homme est apparu à l’homme comme préoccupation essentielle, fondamentale,
avec la Révolution française. La seconde moitié du 20e décrit
exactement la fin de cet engouement et c’est ce que signifie
l’expression : « la mort de l’homme ».
Or Michel
Foucault décrit avec un sens du raccourci très éclairant cette dynamique de
transmission et d’expiration de la mort de Dieu telle que Nietzsche l’avait
annoncée et de cette mort de l’homme dont il est lui le
« porte-voix ». A partir du moment où le rapport de l’homme au réel
s’est désacralisé (pensons à l’anticléricalisme des révolutionnaires français),
tout est devenu « possible ». C’est le sens de la phrase de
Dostoïevski dans « les frères Karamazov » : « Si Dieu
n’existe pas, tout est permis ». Cette évolution a libéré en l’homme le
sens de l’initiative politique et morale, comme si le moment de prendre en main
son destin était venu pour un être qui ne se perçoit plus comme créature de
l’être suprême (c’est le temps des révolutions, en France, puis en Russie, en
Chine, etc.). Mais avec « la mort de l’homme », c’est une nouvelle
ère qui s’ouvre, ère dont Michel Foucault, paraphrasant Dostoïevski résume la
dynamique en ces termes : « si l’homme n’existe pas, tout est
nécessaire ». Quand Dieu valait à titre de référence absolu, l’occident ne
faisait que chercher au travers de son évolution le fil de cette divine
nécessité (c’est la théodicée). En substituant à cette valeur, celle de
l’humain, l’idéologie des droits de l’homme a instauré, comme on pourrait le
dire d’un « habitus », le culte de la liberté.
C’est sous
cette impulsion que les sciences de l’homme ont vu le jour : la sociologie,
la psychologie, la psychanalyse, l’ethnologie. Mais nous constatons dans la
seconde moitié du 20e siècle, qu’aucune de ces sciences ne conclue à
l’efficience d’une réalité humaine propre, définissable en elle-même, pour
elle-même. Au contraire, l’humain n’y apparaît qu’à partir de grandes
structures formelles sur le fond desquelles il se constitue, il se donne une
apparence de réalité. Quelles sont ces structures formelles ? Ce sont
celles de la parenté comme Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss les ont parfaitement
décrites. Ce sont les mythes tels que Georges Dumézil en a fait l’inventaire.
Ce sont les langues dont Ferdinand de Saussure et, après lui, Jacques
Lacan ont exploré l’efficience
systématique et plus que déterminante pour ce que c’est pour l’homme, que
penser, voire d’être. L’individu humain ne décide rien, ne crée rien, ne fait
rien advenir de lui-même, il est seulement pris dans la dynamique de ces
systèmes formels au gré desquels il s’invente illusoirement un libre-arbitre.
« Penser par soi-même » est peut-être l’une des expressions les plus
fallacieuses et les plus risibles pour Michel Foucault puisque on ne peut
autrement penser qu’à l’intérieur de ce que les efficiences croisées de toutes
ces systématiques rendent effectivement « pensable », et c’est de la
nécessité de ces structures là qu’il importe, selon Foucault, de comprendre le
mouvement.
Probablement
ne peut-on assimiler une philosophie qu’en discernant précisément ce qu’elle
revêt de trouble et de fascination. Les œuvres de Foucault ne révèlent cette
puissance d’envoûtement qu’à partir du moment où nous consentons à entrer avec
elle dans « l’archéologie du savoir » (titre d’une œuvre de
Foucault), dans l’inconscient historique de la pensée, c’est-à-dire dans ce qui
à une époque donnée a rendu possible l’émergence de cette idée. Rien ne
s’impose de soi, pas plus notre détermination sexuelle que notre mortalité ou
notre ancrage à un corps « donné ». Tout est sujet de généalogie,
c’est-à-dire que tout est pris dans les plis d’un jeu de glissement de
structures par le biais duquel quelque
chose toujours pense en deçà de ces pensées assumées dont nous croyons
absurdement les « auteurs ». Ce « quelque chose » a
beaucoup à voir avec la méthode de Foucault, avec son itinéraire personnel,
avec ce que Merleau-Ponty appellerait « sa structure d’existence ».
Mais de quoi s’agit-il ? De rendre compte de cette dynamique historiale
inconsciente par le biais de laquelle « une pensée » vient à
l’esprit, étant entendu qu’il n’en existe pas d’autre. Nous pouvons toujours
nous épuiser à défendre une prise de position sur un sujet de société par un
raisonnement objectif, logique, rationnellement inattaquable, idéologiquement
assumé, socialement nécessaire, la vérité de Foucault consistera toujours
simplement mais fermement à nous ramener à cette perspective historique et
structuraliste sous l’angle de laquelle ce que nous affirmons comme le fond
inconditionnel de notre engagement, de notre certitude, de notre
« foi », de notre « credo » viscéral, n’est rien d’autre
que le scintillement, l’effet de surface d’un mouvement lent, continu et
insensible par le biais duquel penser est toujours déjà en train de devenir
autre chose que ce qu’il était.
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