Lorsqu’il s’agit de
concevoir des dispositifs, des objets, voire de créer des habitudes dans le but
de révéler, stimuler ou souligner des saveurs, on réalise tout de suite
qu’aussi étendu que soit le rayon d’action de la gestuelle que l’on met en
scène, qu’aussi nombreux que soient les accessoires concernés et travaillés,
tôt ou tard, tout se focalisera sur une région du corps très précise qui se
situe globalement au niveau des sinus, du nez, du palais, de la bouche,
exactement cette zone que délimitait autrefois ces entonnoirs que l’on posait
sur une décoction sensée dégager le nez et les bronches. Autrement dit,
le point commun à la dégustation du vin, à la préparation du café, à la
réalisation des arômes dégagés par telle ou telle épice dans un plat, c’est
qu’on finisse par « l’avoir dans le nez » et qu’il se produise un
double mouvement d’élévation par le biais duquel d’une part on amène la bouchée
ou le liquide à la bouche ou au nez et d’autre part la saveur se dégage, se
lève vers les sinus. La saveur, c’est ce qui a à voir avec le fumet et le
fumet, l’arôme, c’est cette part de la nourriture ou de la boisson qui ne se
réduit pas à l’ingestion mais qui crée, on pourrait dire « distille »
une « inhalation ». Ce qui distingue le fait de manger avec celui de
« savourer », c’est que l’on est aussi le fumeur de ce que l’on mange,
que la nourriture n’est pas réellement perçue comme ce qui va tomber dans
l’estomac mais ce dont le souvenir gustatif va, au contraire, s’élever le
palais, les sinus, la partie supérieure de la boîte crânienne.
Si la mémoire est
aussi indissociable de la saveur, c’est parce que la saveur est dans sa texture
même ce qui ne tient pas au corps comme ces nourritures roboratives qui nous
remplissent le ventre mais ce qui stimule le cerveau, ce qui suscite presque
automatiquement l’image. C’est particulièrement vrai pour toutes ces saveurs
dont la matière est peu engageante, éventuellement rebutante comme l’huître. Ce
que l’on mange ressemble à un crachat mais ce que l’on respire c’est l’air iodé
de la mer. Lorsque nous regardons avec envie un plat d’huîtres, c’est
probablement déjà l’image gustative qui nous « travaille ». Tous ces
aliments de dégustation ne sont pas là pour combler un manque mais pour stimuler des associations. Le goûteur
de vins nous parle de volume, de fruits, de densité, de souplesse, d’âpreté ou
de velouté au palais, de temps, bref il est en pleine exploration de cette zone
limitrophe qui n’est déjà plus une gorgée de liquide et pas encore une idée,
c’est un flux d’impressions qui montent en puissance, comme si la saveur
s’ancrait seulement là dans son terreau, dans son fond d’écran authentique,
comme si boire était laisser souvenir, « venir du dessous », le monde
fourmillant d’un réseau d’associations continuelles et incessamment nouvelles,
un peu comme un cerveau dont l’activité neuronale fonctionnerait à plein
régime.
Concevoir les
dispositifs de cette dégustation, c’est forcément avoir à composer avec l’éveil
d’une déferlante associative qui n’en restera jamais « là », qui n’en
aura pas fini, avant un certain temps, avec la gorgée de vin, lors même qu’elle
a été avalée depuis plus d’une minute. Ce n’est pas quelqu’un qui est venu pour
boire mais pour stimuler une gymnastique associative dont les mouvements ne
sont pas nécessairement coordonnés dés le départ. Il est difficile ici d’éviter
le poncif de « l’alchimie du souvenir » car il y a bien quelque chose
de l’arrière goût, de l’évolution d’une saveur associant tel et tel aliment qui
a à voir avec la dynamique à tête chercheuse d’une saveur interpellée,
interrogative, en suspens. Il se pourrait bien après tout que la madeleine de
Proust décrive le mouvement obstiné et achevé d’une quête dont finalement
toutes les saveurs inhalées dans tous les repas sont comme les tentatives
avortées. A l’horizon du repas où l’on nous sert des plats se profile le festin
des saveurs où l’on se sert à soi-même d’incessantes tentatives d’ancrage dans
le flux de nos impressions d’enfance.
De quel espace
parle-t-on dans la saveur ? De quel avant l’arrière goût est-elle
l’arrière ? De la première saveur, de celle qui vient dés que l’aliment
est dans la bouche. Ce n’est donc pas de l’espace mais de temps dont il est
question, et cette première observation se complique encore lorsque nous
réalisons que cet arrière goût qui vient « après » nous ramène à un
« avant » particulièrement énigmatique, éventuellement très éloigné
dans le temps et pourtant incroyablement vivace dans ce fond de mémoire
gustative qui n’est aucunement mesurable selon les degrés d’une échelle
temporellement gradué (allant du plus récent au plus éloigné) mais plutôt selon
ceux d’une échelle intensive (dans laquelle les souvenirs les plus vifs sont en
quelque sorte les plus « récents », fussent-ils éloignés de trente
ans).
Il importe bien de
réaliser cet enjeu : tout travail de design portant sur les accessoires de
la table et les rituels de présentation des saveurs ont à composer avec la
révélation de cette échelle intensive des impressions gustatives, c’est-à-dire
de cette perception par le goûteur qu’il n’est pas l’orchestrateur des
impressions mais l’orchestré, le « produit compacté ». Les grands
sommeliers, les dégustateurs de métier ne ferment peut-être pas les yeux pour
faire du chiquet, mais tout simplement parce qu’il est toujours pour eux
question de cette réalisation d’une texture fondamentalement impressive,
associative (et non causale - Hume). Goûter,
c’est être. Adam, créé par Dieu au plafond de la chapelle Sixtine tend vers
l’Eternel un poignet lascif qui évalue autant qu’il se maintient, qui teste
l’existence autant qu’il se raffermit en elle parce qu’il ne jouit d’aucun
autre mode d’existence que celui qui consiste à goûter le fait d’exister. Savourer, c’est revenir de l’illusion de
décider pour s’éprouver, comme Adam devant le fait accompli de sa création, un
peu groggy, un peu « attentiste », pris dans la nasse de cette texture
impressive qui « sous-vient » (plus que créé par un Dieu qui « survient »).
L’idée selon laquelle
la saveur exprime la perfection de la sagesse, l’instant de grâce durant lequel
tout se voit projeté dans la lumière crue d’une réalité toute à la fois
miraculeuse et donnée, s’exprime plaisamment dans le film de Gabriel Axel :
« le festin de Babette », d'après la nouvelle de Karen Blixen. Au Danemark, un général en retraite et sa
tante très âgée sont invités par deux sœurs à un dîner au fin fond du Jutland,
contrée spirituellement marquée par un protestantisme aussi humble qu’austère.
On peut imaginer la surprise de cet homme lorsqu’il retrouve à la table les
mets délicieux qui furent ceux d’un repas, pris au Café anglais à Paris. Les
deux sœurs ont, en effet, engagés une cuisinière en exil de la Commune, sans
avoir la moindre idée du raffinement de son « Art », ni de
l’excellence de sa réputation de chef cuisinière. Elevées par leur père dans
une tradition luthérienne assez stricte, elles ne semblent jamais avoir envisagé
dans leur existence d’autres plaisirs que ceux de chanter des psaumes, de prier
Dieu et d’entretenir à l’égard de tous leurs proches une bienveillance sincère
et pieuse. Plusieurs amoureux s’y sont cassés les dents jadis et parmi eux ce
général qui sans avoir été éconduit n’a pour autant jamais joui d’autres
faveurs que celles de chanter aux côtés de celle qu'il aimait d’une passion
intense.
C’est précisément
cette désillusion amoureuse qui fit de lui ce « haut gradé » de
l’armée ayant décidé, jeune, de tout miser sur sa réussite professionnelle
après que l’accomplissement sentimental lui soit apparu contrarié pour toujours
par cet amour blessé. Mais voilà que bien des années plus tard, à la fin de ce
repas miraculeux, il lève son verre et prononce un discours dont il est
impossible de dire s’il est davantage inspiré par la sagesse que par la sainteté
tant il révèle, venu du fond d’une des plus profondes intuitions qu’on puisse
concevoir de la vie, un esprit de justesse et d’humilité simplement
« présent » : « tout est exhaussé ».
« La grâce et la vérité se sont
rencontrées.
La justice et la paix se sont embrassées.
L'homme, avec sa faiblesse et sa myopie, se
croit obligé de faire des choix dans sa vie. Il tremble devant les risques
qu'il prend.
Nous connaissons cette peur.
Mais non.
Notre choix est sans importance. Vient le
moment où nos yeux se dessillent, où nous réalisons enfin que la grâce est
infinie. Il suffit de l'attendre en toute confiance, et de la recevoir avec
gratitude. La grâce n'impose pas de conditions.
Voyez ! Tout ce que nous avons choisi nous a
été accordé.
Et tout ce à quoi nous avons renoncé a été
également accordé.
Oui, nous retrouvons même ce que nous avons
rejeté.
Car la grâce et la vérité se sont rencontrées.
Et la justice et la paix se sont embrassées. »
Les convives de ce repas sont des gens simples.
Certains sont très croyants, pratiquants. Ils ont commis des bassesses et des
actes généreux, comme nous tous. Ils n’ont pas spécialement mérité l’excellence
de ce repas dont la plupart ne réalisent pas tout ce qu’il a coûté à la
cuisinière de talent, de travail, d’argent, d’amour, mais ils sont tous
atteints par l’effet d’absolution de sa perfection. Les saveurs des aliments
les ont éveillés à la sagesse d’une perception littérale et juste de
l’existence : « Tout est là ». Nul besoin de « mériter » quoi que ce soit. Tout est
exhaussé.
Nous pouvons bien « choisir de
choisir », entretenir l’illusion que nous avons sacrifié notre vie
amoureuse au profit de notre vie professionnelle. Tout cela est faux et ne fait
que refléter notre orgueil d’ « humains volontaristes ». L’amour
n’est pas un sentiment électif que l’un voue exclusivement à l’autre dans le
cadre étroit d’une relation donnée. Il est pure émanation, pur don d’une
personne inconnue (le général ne rencontrera jamais Babette, la cuisinière) qui
« simplement » fait, au beau milieu d’une contrée triste et quasi
désertique, un repas « magique ».
Il n’y a pas de sacrifice à faire pour
atteindre la grâce, pour jouir du pardon de nos offenses, pour profiter de
l’instant présent. On pourrait objecter que Babette a fait le sacrifice de la
somme d’argent qu’elle avait gagné à la loterie mais la fin du film nous montre
clairement que Babette n’a jamais considéré les choses sous cet angle. Elle
n’aurait jamais profité de cette somme pour rentrer à Paris car sa vie est maintenant ici, avec ces
deux vieilles filles silencieuses, secrètes et bonnes, comme « tout le
monde ». Nous n’avons pas les talents de Babette mais chacun de nous
perçoit bien quand il prend le temps de faire un repas pour celles et ceux
qu’il aime que nourrir est l’acte pur d’un « don » dont profite au
premier chef celui qui donne, et c’est exactement cette intuition qui fait de
toute nourriture offerte un « exhaussement »,
au sens le plus sacré du terme.
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