Acheter
un contenu dont le contenant est consigné crée une brèche dans un socle de
mentalités sédimentées, sclérosées par l’habitude : notamment à ce fond
d’instinct prédateur au gré duquel nous faisons nos courses comme on pillerait
le garde-manger du voisin : « tout rafler des étagères et détaler à
fond de train » (finalement entre la foule piaffante aux portes de
certains magasins en période de soldes et ces émeutes au cours desquelles on
voit des casseurs emporter des écrans plats, il y a peu de différences hormis
la vitrine cassée et le passage à la caisse).
Mais au plus profond de ce socle,
de cette crispation qui a transformé la texture ductile de nos neurones en
rails figés sur lesquels ne roulent que des trains à l’heure, il existe une
première couche à laquelle se sont accrochées toutes les autres : la
métonymie.
Ce
terme désigne « la formule qui
remplace un concept par un autre avec lequel il est en rapport par un lien
logique sous-entendu : la cause pour l’effet, le contenant pour le
contenu, l’artiste pour l’œuvre, la ville pour ses habitants, la localisation
pour l’institution qui y est installée ». Quand vous dites que vous
buvez un verre, vous utilisez une métonymie (à moins que vous ne buviez le
verre en état de fusion liquide), comme lorsque vous affirmez que vous avez vu
« un Cézanne ».
Concentrons-nous
sur ce dernier exemple. Si vous êtes allé au musée pour voir « un »
Cézanne, cela suppose, en toute rigueur que tout tableau fera l’affaire pourvu
qu’il soit de Cézanne. Ce que vous avez admiré, c’est une signature. Il y a
fort à parier que la plupart des fans de La Joconde ne sont pas vraiment venus
prêter attention à une peinture mais à un nom, une réputation, voire à leur
autoportrait en selfie à côté du chef d’œuvre de Léonard. « Le
Louvre » ? J’y étais. Les effets pervers du narcissisme et des
merveilles « qu’il faut avoir vu » (il y a vraiment beaucoup à dire
sur les pôles d’attraction de ces migrations touristiques charriant des foules
de gens à l’intérieur de petits espaces dans lesquels la promiscuité nous oblige de circuler sans voir l’œuvre) se combinent pour aboutir à ce paradoxe d'une réalité conjuguée au futur antérieur (La Joconde est "déjà" un futur souvenir). Si les touristes
repartent malgré tout contents, c’est finalement que la rencontre avec la toile
n’a jamais été leur objectif. Il faut au récit que l’on fera à nos amis, à la
photo que l’on publiera sur Facebook, un fond de réalité, aussi mince soit-il.
Ce n’est donc pas l’expérience qui justifie le récit mais la perspective du
récit et de la publicité que l’on fera à « l’événement » qui rend
incontournable le « détour » par le réel. Ce dernier se voit réduit
au dernier rang de prétexte à l’autocélébration, l’autopublication,
l’autospectacularisation.
Banaliser
la réalité : c’est ce qu’il serait impossible de faire sans le langage en
général et la métonymie en particulier. A chaque fois que nous utilisons cette
figure rhétorique, nous ajoutons au contenu de notre message :
« grosso modo ». J’ai vu un Cézanne « en gros », mais
justement on ne peut pas voir un Cézanne « en gros », on ne peut que
regarder la montagne Sainte-Victoire « de prés », ou alors, autant
s’acheter une console de « Wii Musée » qui nous permettrait de
circuler dans un Orsay virtuel pour admirer la « Wii toile » de « Wii
Cézanne ».
Il
ne fait aucun doute que cet effet de banalisation hérité du prestige, de la
renommée de certaines œuvres vaut dans les mêmes termes pour le vin. Il s’agit
de pouvoir jouir de l’effet produit sur les autres par la révélation d’une
chose que nous possédons, ou d’un bloc d’espace-temps dont nous pouvons nous
enorgueillir parce que nous détenons la preuve, la trace, le témoignage de cet
instant :
« Je ne veux rien
savoir
Ni si les champs
fleurissent,
Ni ce qu’il adviendra du
simulacre humain,
Ni si ces vastes cieux
éclaireront
Demain ce qu’ils
ensevelissent,
Je me dis
simplement :
En cette heure, en ce lieu
Un jour, je fus aimé
J’aimais, elle était belle
J’enfouis ce trésor
Dans mon âme immortelle
Et je l’emporte à
Dieu »
Musset
exprime ici l’essence la plus pure de cette compulsion à la propriété appliquée
à l’amour (si c’est bien de cela dont il s’agit mais ce n’est évidemment pas le
cas). L’écrin divin du souvenir amoureux, passionnel n’est pas consigné. Aimer
vraiment, c’est revenir de l’esprit ruineux de cette rapine, cela aurait été,
pour Musset, d’aimer cette femme en cette heure, en ce lieu pour ne pas s’en
souvenir, pour ne l’emporter nulle part mais le vivre et éventuellement ne pas
même le raconter, fût-ce en vers.
Si
nous appliquons cette évidence à la consigne, c’est beaucoup plus drôle et
surtout plus vrai : il faut ramener Musset à la modestie d’une expérience
incontenable et présente, effective, de la même façon qu’il s’agit de faire
revenir les consommateurs de l’illusion de posséder des bouteilles
prestigieuses pour qu’ils se rallient à la pure jouissance d’en boire
effectivement.
La
métonymie comme la plupart des figures rhétoriques fige la souplesse
insoupçonnée de notre activité neuronale dans un registre d’attitudes codifiées
et surtout caricaturantes qui finalement nous impose de vivre « en
gros » des expériences attendues que l’on peut globaliser dans des récits,
des photos, des publications sur les réseaux sociaux dont nous retirons un
orgueil aussi absurde que dommageable : « je suis allé ici, j’ai
vu ça, je…Je…Je » (prenons en considération le fait qu'il existe des buveurs de whisky qui gardent, en guise de souvenirs, les bouteilles vides de Glenfiddich ou de Lagavulin, comme des trophées de leurs soirées les plus paradoxalement "mémorables"). La consigne substitue du « nous » à ce Je.
Il
est impossible de passer sous silence la référence à Lacan qui a toujours
accordé à la métaphore et à la métonymie une importance particulière dans cette
fatalité linguistique qui, selon lui, est la notre. Nous sommes tissés dans la
matière même du langage et surtout dans les rapports de signifiant à signifiant
qui donne à la chaîne des signes un pouvoir sans limite sur le déroulement de
notre existence. Comme Freud déjà l’avait révélé avant lui, il existe de
nombreuses pathologies liées à la métonymie. Parmi toutes les acceptions
possibles du métier de designer, peut-être convient-il de pointer celle qui
consiste à faire émerger au sein de cette incroyable quantité d’attitudes
parasitées, rongées par des effets de langue, un ou deux effets de réalité,
comme celui qui consiste à nous rappeler que c’est du vin que nous buvons et
non une bouteille que nous emportons. Avant d’être des ravisseurs de flacons,
nous sommes des amateurs de bons cépages.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire