vendredi 16 septembre 2016

Projet design Clus'Ter Jura: la caisse à consignes - La métonymie



Acheter un contenu dont le contenant est consigné crée une brèche dans un socle de mentalités sédimentées, sclérosées par l’habitude : notamment à ce fond d’instinct prédateur au gré duquel nous faisons nos courses comme on pillerait le garde-manger du voisin : « tout rafler des étagères et détaler à fond de train » (finalement entre la foule piaffante aux portes de certains magasins en période de soldes et ces émeutes au cours desquelles on voit des casseurs emporter des écrans plats, il y a peu de différences hormis la vitrine cassée et le passage à la caisse). 

Mais au plus profond de ce socle, de cette crispation qui a transformé la texture ductile de nos neurones en rails figés sur lesquels ne roulent que des trains à l’heure, il existe une première couche à laquelle se sont accrochées toutes les autres : la métonymie.
Ce terme désigne « la formule qui remplace un concept par un autre avec lequel il est en rapport par un lien logique sous-entendu : la cause pour l’effet, le contenant pour le contenu, l’artiste pour l’œuvre, la ville pour ses habitants, la localisation pour l’institution qui y est installée ». Quand vous dites que vous buvez un verre, vous utilisez une métonymie (à moins que vous ne buviez le verre en état de fusion liquide), comme lorsque vous affirmez que vous avez vu « un Cézanne ». 
Concentrons-nous sur ce dernier exemple. Si vous êtes allé au musée pour voir « un » Cézanne, cela suppose, en toute rigueur que tout tableau fera l’affaire pourvu qu’il soit de Cézanne. Ce que vous avez admiré, c’est une signature. Il y a fort à parier que la plupart des fans de La Joconde ne sont pas vraiment venus prêter attention à une peinture mais à un nom, une réputation, voire à leur autoportrait en selfie à côté du chef d’œuvre de Léonard. « Le Louvre » ? J’y étais. Les effets pervers du narcissisme et des merveilles « qu’il faut avoir vu » (il y a vraiment beaucoup à dire sur les pôles d’attraction de ces migrations touristiques charriant des foules de gens à l’intérieur de petits espaces dans lesquels la promiscuité nous oblige de circuler sans voir l’œuvre) se combinent pour aboutir à ce paradoxe d'une réalité conjuguée au futur antérieur (La Joconde est "déjà" un futur souvenir). Si les touristes repartent malgré tout contents, c’est finalement que la rencontre avec la toile n’a jamais été leur objectif. Il faut au récit que l’on fera à nos amis, à la photo que l’on publiera sur Facebook, un fond de réalité, aussi mince soit-il. Ce n’est donc pas l’expérience qui justifie le récit mais la perspective du récit et de la publicité que l’on fera à « l’événement » qui rend incontournable le « détour » par le réel. Ce dernier se voit réduit au dernier rang de prétexte à l’autocélébration, l’autopublication, l’autospectacularisation.

Banaliser la réalité : c’est ce qu’il serait impossible de faire sans le langage en général et la métonymie en particulier. A chaque fois que nous utilisons cette figure rhétorique, nous ajoutons au contenu de notre message : « grosso modo ». J’ai vu un Cézanne « en gros », mais justement on ne peut pas voir un Cézanne « en gros », on ne peut que regarder la montagne Sainte-Victoire « de prés », ou alors, autant s’acheter une console de « Wii Musée » qui nous permettrait de circuler dans un Orsay virtuel pour admirer la « Wii toile » de « Wii Cézanne ».

Il ne fait aucun doute que cet effet de banalisation hérité du prestige, de la renommée de certaines œuvres vaut dans les mêmes termes pour le vin. Il s’agit de pouvoir jouir de l’effet produit sur les autres par la révélation d’une chose que nous possédons, ou d’un bloc d’espace-temps dont nous pouvons nous enorgueillir parce que nous détenons la preuve, la trace, le témoignage de cet instant : 
« Je ne veux rien savoir
Ni si les champs fleurissent,
Ni ce qu’il adviendra du simulacre humain,
Ni si ces vastes cieux éclaireront
Demain ce qu’ils ensevelissent,
Je me dis simplement :
En cette heure, en ce lieu
Un jour, je fus aimé
J’aimais, elle était belle
J’enfouis ce trésor
Dans mon âme immortelle
Et je l’emporte à Dieu »

Musset exprime ici l’essence la plus pure de cette compulsion à la propriété appliquée à l’amour (si c’est bien de cela dont il s’agit mais ce n’est évidemment pas le cas). L’écrin divin du souvenir amoureux, passionnel n’est pas consigné. Aimer vraiment, c’est revenir de l’esprit ruineux de cette rapine, cela aurait été, pour Musset, d’aimer cette femme en cette heure, en ce lieu pour ne pas s’en souvenir, pour ne l’emporter nulle part mais le vivre et éventuellement ne pas même le raconter, fût-ce en vers.
Si nous appliquons cette évidence à la consigne, c’est beaucoup plus drôle et surtout plus vrai : il faut ramener Musset à la modestie d’une expérience incontenable et présente, effective, de la même façon qu’il s’agit de faire revenir les consommateurs de l’illusion de posséder des bouteilles prestigieuses pour qu’ils se rallient à la pure jouissance d’en boire effectivement.
La métonymie comme la plupart des figures rhétoriques fige la souplesse insoupçonnée de notre activité neuronale dans un registre d’attitudes codifiées et surtout caricaturantes qui finalement nous impose de vivre « en gros » des expériences attendues que l’on peut globaliser dans des récits, des photos, des publications sur les réseaux sociaux dont nous retirons un orgueil aussi absurde que dommageable : « je suis allé ici, j’ai vu ça, je…Je…Je » (prenons en considération le fait qu'il existe des buveurs de whisky qui gardent, en guise de souvenirs, les bouteilles vides de Glenfiddich ou de Lagavulin, comme des trophées de leurs soirées les plus paradoxalement "mémorables"). La consigne substitue du « nous » à ce Je.
Il est impossible de passer sous silence la référence à Lacan qui a toujours accordé à la métaphore et à la métonymie une importance particulière dans cette fatalité linguistique qui, selon lui, est la notre. Nous sommes tissés dans la matière même du langage et surtout dans les rapports de signifiant à signifiant qui donne à la chaîne des signes un pouvoir sans limite sur le déroulement de notre existence. Comme Freud déjà l’avait révélé avant lui, il existe de nombreuses pathologies liées à la métonymie. Parmi toutes les acceptions possibles du métier de designer, peut-être convient-il de pointer celle qui consiste à faire émerger au sein de cette incroyable quantité d’attitudes parasitées, rongées par des effets de langue, un ou deux effets de réalité, comme celui qui consiste à nous rappeler que c’est du vin que nous buvons et non une bouteille que nous emportons. Avant d’être des ravisseurs de flacons, nous sommes des amateurs de bons cépages.

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