dimanche 11 septembre 2016

"Peut-on dire de l'homme qu'il est une machine à vivre?" - Réfléchir à la question

Lorsque nous jugeons qu’une personne accomplit telle ou telle tâche comme une machine, nous voulons dire qu’il y a quelque chose de son humanité qui disparaît ou se met en retrait dans l’exécution de ce travail. Cela ne signifie pas qu’elle bâcle ou rate son action, bien au contraire, en un sens, mais qu’elle la réalise mécaniquement, sans y penser. Que perdons-nous de notre humanité dans l’accomplissement « machinal » d’un geste ou d’un travail ? Nous ne nous impliquons pas dans l’action. Nous la menons à bien froidement, avec distance, « sans y être ». Notre corps fait exactement ce qu’il faut pour que la tâche soit effectuée mais notre esprit est ailleurs. Nous avons œuvré sans âme à ce que quelque chose se fasse, mais il nous est parfaitement indifférent qu’elle se fasse ou pas.
Dés lors, l’action est débarrassée de la fragilité propre à toutes les opérations initiées, voulues et « supervisées » par notre conscience. Lorsque nous nous rendons compte de ce que nous faisons, nous songeons aux conséquences, nous nous interrogeons sur l’opportunité de l’acte, sur sa justification. Nous nous questionnons. « La conscience, dit Hamlet, fait de nous tous des lâches » L’inscription purement physique d’un acte dans « la chair » de la réalité se voit ainsi doublée et éventuellement suspendue par cette attention, cette pensée, l’esprit d’une revendication, d’une paternité et donc d’une responsabilité. J’ai à répondre de ce que j’accomplis sciemment, volontairement, alors que la formule : « je n’étais pas à ce que je faisais » résonne à nos oreilles comme une excuse à une faute, à un manquement, voire à au tort que nous avons causé à une autre personne. Ce qui fait de nous des humains, c’est justement le fait que nous ne situons jamais l’action dans la seule dimension de sa réalisation matérielle. La machine se conforme de façon immédiate et aveugle à l’ordre qu’on lui a donné en appuyant sur le bouton « ON ». Une fois déclenché ce processus, rien ne peut l’arrêter puisque son être se confond totalement avec sa fonction. Le fait même qu’elle soit « là », présente, matérielle, consiste dans l’utilité que son concepteur humain lui a assignée en la construisant.
En tant qu’être conscient (c’est-à-dire aussi dans les moments pendant lesquels il est conscient), l’homme ne vit jamais rien sans le mettre en question. Une action accomplie consciemment est forcément assumée, en ce sens que celui qui l’exécute sait exactement ce qu’il fait. Il a donné son consentement, il a réfléchi avant. Il ne la réalise donc pas machinalement mais sciemment, librement, attentivement. Cet acte est le produit d’un choix. Le résultat d’un processus mécanique, au contraire, est programmé, non seulement prévisible mais rigoureusement orchestré. Aucun de nous ne demande à sa cafetière qu’elle réfléchisse sur l’opportunité de nous servir du café. Peut-être convient-il d’insister en premier lieu sur ces deux distinctions entre l’homme et la machine : les actions de l’être humain sont à la fois libres et contingentes (ce qui est contingent désigne ce qui aurait pu ne pas être) ; celles de la machine sont programmées et inexorables, aveugles. Nous pourrions presque dire : « fatales ».
                   
Ce terme qui est connoté de façon péjorative parce que nous avons l’habitude de le relier à des drames ou à des situations difficiles : « on n’y peut rien, « c’est comme ça » » désigne finalement aussi la nature même de la relation que nous entretenons avec nos ustensiles mécaniques. Réglant mon four, je ne lui demande rien d’autre que la diffusion « fatale » de sa chaleur sur la tarte que je viens d’y glisser. Mon aspirateur est l’agent de l’attraction « fatale » de la poussière sous l’effet de son moteur aspirant. Nous ne cessons de décrier la fatalité des coups du sort de la vie sans nous rendre compte que nous vivons continuellement sur le fond de cet appui que représente la multitude de ces petites fatalités sans lesquelles nous ne pourrions jouir d’une tarte chaude, d’un déplacement en voiture ou de la certitude de bénéficier de l’heure exacte. Reprenant la tragédie d’Œdipe, héros durement marqué par l’implacabilité d’un destin atroce (tuer son père, épouser sa mère), Jean Cocteau a écrit « la machine infernale ». Si nous avons besoin de penser que, contrairement à Œdipe, nous sommes libres, nous vivons également dans la jouissance et les avantages que nous procurent ces petites fatalités que sont les machines.
C’est sans aucun doute l’engrenage irrévocable d’une fatalité mécanique programmée qui nous fascine le plus dans notre approche des machines. Il suffit de penser à toutes ces scènes dans le film de James Cameron « Terminator » dans lesquelles le robot mitraillé, brûlé, broyé, etc. se relève malgré tout et poursuit, quelque soit son état : amputé, réduit à la plus simple expression de son squelette en acier, voire de telle ou telle partie de sa structure mutilée, sa fonction qui, en l’occurrence, est de tuer Sarah Connor.  Ce sacrifice sans restriction aucune de son être à sa fonction nous fascine, nous terrifie voire suscite notre admiration. C’est bien là le paradoxe, nous saisissons parfaitement que cette machine ne se comporte pas humainement, qu’elle fait ce qu’on lui dit de faire, qu’elle se réduit à la plus totale obéissance à son programme et cela nous fait horreur mais en même temps nous réalisons que, de ce fait, les actions de ce robot ne sont pas offertes à l’incertitude de nos hésitations, de nos problèmes de conscience, aux aléas de nos questionnements incessants sur les conséquences. 
« Etre ou ne pas être, faire ou ne pas faire, tuer ou ne pas tuer, etc. », c’est exactement ce qu’une machine ne se demande pas. L’homme, parce qu’il est libre, vit dans la dimension continuelle de l’alternative (j’ai fait cela mais j’aurai pu faire ceci), de telle sorte qu’il n’aborde jamais une action sans visualiser mentalement les embranchements. Tout ce qu’il accomplit fait donc l’objet de réflexion, de regret, d’anticipation, de comparaison, d’examen des conséquences, de tergiversation, de détours. Nous vivons comme nous progressons dans un labyrinthe. La machine, elle ne suit que des lignes droites, des segments continus, sans embranchements ni ruptures, ni bifurcations.
Nous pourrions dire de l’être humain, en ce sens, qu’il est voué, par sa condition consciente, réflexive, morale et libre à la dysfonctionnalité, qu’il explore les mille et une façons de se dérober à la simple exécution d’un acte. Mais jusqu’à quel point peut-il tenir cette gageure, se maintenir au seuil de l’action pure, immédiate, instantanée ? N’existe-t-il pas au moins un flux, une efficience suffisamment nécessaire et indispensable à son être pour échapper à la contingence de sa liberté d’examen et de choix ? N’est-il pas mécaniquement tenu comme peut l’être une machine à la fonction pour laquelle elle a été programmée, à vivre ?
Dans le film d’Eric Rochant « un monde sans pitié », nous voyons Hippo, un trentenaire qui vit au jour le jour de l’activité de dealer de son frère et de ce que lui rapporte épisodiquement son activité de joueur de Poker, séduire Nathalie une étudiante brillante de Normale Sup, bardée de diplôme et d’un projet de carrière aussi ambitieux que tout tracé. Dans leur relation entre indiscutablement la fascination que l’on peut éprouver pour un mode de vie différent, incompréhensible indécryptable avec les repères qui sont les nôtres. Lorsque elle lui demande de l’accompagner à Boston, il refuse catégoriquement :
                «  -   Non, tu pars, je reste. On est comme deux cons.
-       T’es une machine ?
-       Une machine à vivre, oui. »
Quand elle revient, il est à l’aéroport mais elle est accueillie par ses amis étudiants. Elle l’aperçoit, poursuit son chemin sans venir à lui.
-       Il va falloir cravacher dit-il alors entre ses dents.
C’est le leitmotiv du personnage : cravacher, tenir, trimer mais ailleurs qu’à l’usine. Il ne semble pas tenir à grand chose ni s’intéresser à aucune autre activité que jouer et séduire les femmes mais il « vit » et rien ne le maintient dans l’existence que cet intéressement quasiment machinal à « la lutte », ce corps-à-corps avec une existence capricieuse au sein de laquelle rien n’est jamais gratuit.



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