Lorsque nous jugeons qu’une personne accomplit
telle ou telle tâche comme une machine, nous voulons dire qu’il y a quelque
chose de son humanité qui disparaît ou se met en retrait dans l’exécution de ce
travail. Cela ne signifie pas qu’elle bâcle ou rate son action, bien au
contraire, en un sens, mais qu’elle la réalise mécaniquement, sans y penser. Que
perdons-nous de notre humanité dans l’accomplissement « machinal »
d’un geste ou d’un travail ? Nous ne nous impliquons pas dans l’action.
Nous la menons à bien froidement, avec distance, « sans y être ».
Notre corps fait exactement ce qu’il faut pour que la tâche soit effectuée mais
notre esprit est ailleurs. Nous avons œuvré sans âme à ce que quelque chose se
fasse, mais il nous est parfaitement indifférent qu’elle se fasse ou pas.
Dés lors, l’action est débarrassée de la
fragilité propre à toutes les opérations initiées, voulues et
« supervisées » par notre conscience. Lorsque nous nous rendons compte
de ce que nous faisons, nous songeons aux conséquences, nous nous interrogeons
sur l’opportunité de l’acte, sur sa justification. Nous nous
questionnons. « La conscience, dit Hamlet, fait de nous tous des
lâches » L’inscription purement physique d’un acte dans « la
chair » de la réalité se voit ainsi doublée et éventuellement suspendue
par cette attention, cette pensée, l’esprit d’une revendication, d’une
paternité et donc d’une responsabilité. J’ai à répondre de ce que j’accomplis
sciemment, volontairement, alors que la formule : « je n’étais
pas à ce que je faisais » résonne à nos oreilles comme une excuse à une
faute, à un manquement, voire à au tort que nous avons causé à une autre
personne. Ce qui fait de nous des humains, c’est justement le fait que nous ne
situons jamais l’action dans la seule dimension de sa réalisation matérielle.
La machine se conforme de façon immédiate et aveugle à l’ordre qu’on lui a
donné en appuyant sur le bouton « ON ». Une fois déclenché ce
processus, rien ne peut l’arrêter puisque son être se confond totalement avec
sa fonction. Le fait même qu’elle soit « là », présente, matérielle,
consiste dans l’utilité que son concepteur humain lui a assignée en la
construisant.
En tant qu’être conscient (c’est-à-dire aussi
dans les moments pendant lesquels il est conscient), l’homme ne vit jamais rien
sans le mettre en question. Une action accomplie consciemment est forcément
assumée, en ce sens que celui qui l’exécute sait exactement ce qu’il fait. Il a
donné son consentement, il a réfléchi avant. Il ne la réalise donc pas
machinalement mais sciemment, librement, attentivement. Cet acte est le produit
d’un choix. Le résultat d’un processus mécanique, au contraire, est programmé,
non seulement prévisible mais rigoureusement orchestré. Aucun de nous ne
demande à sa cafetière qu’elle réfléchisse sur l’opportunité de nous servir du
café. Peut-être convient-il d’insister en premier lieu sur ces deux
distinctions entre l’homme et la machine : les actions de l’être humain
sont à la fois libres et contingentes (ce qui est contingent désigne ce qui
aurait pu ne pas être) ; celles de la machine sont programmées et
inexorables, aveugles. Nous pourrions presque dire : « fatales ».
Ce
terme qui est connoté de façon péjorative parce que nous avons l’habitude de le
relier à des drames ou à des situations difficiles : « on n’y peut
rien, « c’est comme ça » » désigne finalement aussi la nature
même de la relation que nous entretenons avec nos ustensiles mécaniques.
Réglant mon four, je ne lui demande rien d’autre que la diffusion
« fatale » de sa chaleur sur la tarte que je viens d’y glisser. Mon
aspirateur est l’agent de l’attraction « fatale » de la poussière sous
l’effet de son moteur aspirant. Nous ne cessons de décrier la fatalité des
coups du sort de la vie sans nous rendre compte que nous vivons continuellement
sur le fond de cet appui que représente la multitude de ces petites fatalités
sans lesquelles nous ne pourrions jouir d’une tarte chaude, d’un déplacement en
voiture ou de la certitude de bénéficier de l’heure exacte. Reprenant la
tragédie d’Œdipe, héros durement marqué par l’implacabilité d’un destin atroce
(tuer son père, épouser sa mère), Jean Cocteau a écrit « la machine infernale ». Si nous avons besoin de penser
que, contrairement à Œdipe, nous sommes libres, nous vivons également dans la
jouissance et les avantages que nous procurent ces petites fatalités que sont
les machines.
C’est sans aucun doute
l’engrenage irrévocable d’une fatalité mécanique programmée qui nous fascine le
plus dans notre approche des machines. Il suffit de penser à toutes ces scènes
dans le film de James Cameron « Terminator » dans lesquelles le robot
mitraillé, brûlé, broyé, etc. se relève malgré tout et poursuit, quelque soit
son état : amputé, réduit à la plus simple expression de son squelette en
acier, voire de telle ou telle partie de sa structure mutilée, sa fonction qui,
en l’occurrence, est de tuer Sarah Connor.
Ce sacrifice sans restriction aucune de son être à sa fonction nous
fascine, nous terrifie voire suscite notre admiration. C’est bien là le
paradoxe, nous saisissons parfaitement que cette machine ne se comporte pas
humainement, qu’elle fait ce qu’on lui dit de faire, qu’elle se réduit à la
plus totale obéissance à son programme et cela nous fait horreur mais en même
temps nous réalisons que, de ce fait, les actions de ce robot ne sont pas offertes
à l’incertitude de nos hésitations, de nos problèmes de conscience, aux aléas
de nos questionnements incessants sur les conséquences.
« Etre ou ne pas être,
faire ou ne pas faire, tuer ou ne pas tuer, etc. », c’est exactement ce
qu’une machine ne se demande pas. L’homme, parce qu’il est libre, vit dans la
dimension continuelle de l’alternative (j’ai fait cela mais j’aurai pu faire
ceci), de telle sorte qu’il n’aborde jamais une action sans visualiser
mentalement les embranchements. Tout ce qu’il accomplit fait donc l’objet de
réflexion, de regret, d’anticipation, de comparaison, d’examen des
conséquences, de tergiversation, de détours. Nous vivons comme nous progressons
dans un labyrinthe. La machine, elle ne suit que des lignes droites, des
segments continus, sans embranchements ni ruptures, ni bifurcations.
Nous pourrions dire de l’être
humain, en ce sens, qu’il est voué, par sa condition consciente, réflexive,
morale et libre à la dysfonctionnalité, qu’il explore les mille et une façons
de se dérober à la simple exécution d’un acte. Mais jusqu’à quel point peut-il
tenir cette gageure, se maintenir au seuil de l’action pure, immédiate,
instantanée ? N’existe-t-il pas au moins un flux, une efficience
suffisamment nécessaire et indispensable à son être pour échapper à la
contingence de sa liberté d’examen et de choix ? N’est-il pas
mécaniquement tenu comme peut l’être une machine à la fonction pour laquelle elle
a été programmée, à vivre ?
Dans le film d’Eric Rochant
« un monde sans pitié », nous voyons Hippo, un trentenaire qui vit au
jour le jour de l’activité de dealer de son frère et de ce que lui rapporte
épisodiquement son activité de joueur de Poker, séduire Nathalie une étudiante
brillante de Normale Sup, bardée de diplôme et d’un projet de carrière aussi
ambitieux que tout tracé. Dans leur relation entre indiscutablement la
fascination que l’on peut éprouver pour un mode de vie différent, incompréhensible
indécryptable avec les repères qui sont les nôtres. Lorsque elle lui demande de
l’accompagner à Boston, il refuse catégoriquement :
« - Non, tu pars, je
reste. On est comme deux cons.
-
T’es une machine ?
- Une machine à vivre, oui. »
Quand
elle revient, il est à l’aéroport mais elle est accueillie par ses amis
étudiants. Elle l’aperçoit, poursuit son chemin sans venir à lui.
- Il va falloir cravacher dit-il alors entre ses dents.
C’est le
leitmotiv du personnage : cravacher, tenir, trimer mais ailleurs qu’à
l’usine. Il ne semble pas tenir à grand chose ni s’intéresser à aucune autre
activité que jouer et séduire les femmes mais il « vit » et rien ne
le maintient dans l’existence que cet intéressement quasiment machinal à « la
lutte », ce corps-à-corps avec une existence capricieuse au sein de
laquelle rien n’est jamais gratuit.
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