Une machine à calculer ne
fait que cela: calculer. Elle le fait systématiquement, sans se lasser ni
s’interroger sur cette fonction à laquelle elle est vouée « de tout son
être », si l’on peut dire, dans la mesure où cette fonction est la cause
même de son existence. On perçoit bien la différence avec un être humain
puisque il est impossible d’affirmer que l’homme a été mis sur terre dans un but
précis.
Le philosophe Aristote distingue quatre types de causes différentes
pour expliquer l’existence d’une chose : sa cause matérielle, sa cause
efficiente, sa cause formelle et sa cause finale. Par exemple, la cause
matérielle d’une statue est le marbre dans lequel elle est sculptée, la cause
efficiente est le sculpteur, la cause formelle est le modèle dont elle est la
figure, la cause finale est le but dans lequel elle a été faite.
On peut définir ces quatre
types de causes pour la machine : sa cause matérielle est l’ensemble des
matériaux utilisés pour concevoir des mécanismes (circuits, silicone, etc.), sa
cause efficiente est le technicien humain, sa cause formelle est l’archétype de
l’objet dont elle sera un exemplaire (la forme de la cafetière, de
l’ordinateur, etc.), la cause efficiente est la fonction pour laquelle elle est
fabriquée. Pour l’homme, seule la première cause peut être déterminée avec
certitude, les trois autres relèvent de nos croyances, des options que nous
avons choisies en matière de religion et de spiritualité. La cause matérielle
de l’homme est son corps, la matière organique dont nous sommes constitués. La
cause efficiente est Dieu pour un croyant. On pourrait également invoquer la
nature, mais cela ne répond pas objectivement à la question. La cause formelle
est « L’homme » en tant que Dieu en aurait dessiné le modèle (donc
c’est la même indétermination que pour la cause précédente). La cause finale
est, même pour un croyant, difficile à définir.
Mais autant la réponse à la
question de savoir dans quel but l’homme existerait est philosophiquement
impossible à traiter, autant l’interrogation qui ne fait qu’envisager la
possibilité que vivre soit notre seule fonction peut se poser légitimement, car
vivre n’est pas une finalité mais un fait. Personne ne peut mettre en question
le fait que l’être humain vit, mais nous ne percevons pas en quoi cela pourrait
constituer notre spécificité puisque l’animal vit aussi. C’est sur ce point que
le sujet prend une dimension réellement problématique : peut-on dire de
l’homme qu’il est une machine à vivre ? Qu’y aurait-il de si particulier à
l’homme qui pourrait donner un contenu vraiment identifiable à cette expression
de « machine à vivre » ? On ne peut pas ignorer l’esprit
réducteur de cette formulation. C’est comme si la personne posant la question
souhaitait humilier, ou du moins blesser l’amour-propre de l’être humain :
ne serais-tu pas qu’une machine à vivre finalement, c’est-à-dire qu’une
créature dont les causes efficiente, formelle et finale sont suffisamment et si
indiscutablement indéterminables pour que l’on soit contraint de se rabattre,
comme en dernier ressort, sur cette seule donnée : tu vis, c’est tout ce que tu sais faire, mais peut-être
manifestes-tu dans cette efficience purement vitale, un attachement, un
entêtement, un acharnement quasi obsessionnel, et pourquoi pas un
« style » qui pourrait valoir à titre de définition (peut-on dire de
l’homme… ?).
Si nous prêtons un peu
d’attention à cette possibilité, nous sommes contraints de reconnaître que ce
serait une machine bizarre dans la mesure où son « carburant »,
c’est-à-dire l’énergie dont elle a besoin pour « fonctionner » se
confondrait avec sa fonction, comme si une voiture était une machine à faire de
l’essence, ou bien comme si une cafetière ne pouvait marcher qu’à condition
qu’on l’alimente avec du café (mais alors, pourquoi lui demander d’en
faire ?). On pourrait alors dire de l’homme qu’il ne produit rien d’autre
que cette énergie vitale sans laquelle il ne serait pas vivant, sur le modèle
de cette affirmation de Montaigne qui s’adressant à une personne déclarant qui
n’a rien fait lui fait cette objection :
- « N’avez-vous
pas vécu ? N’est-ce pas la plus illustre mais aussi la plus fondamentale
de toutes les occupations ? »
Quelque chose nous choque
dans cette interrogation : le fait que vivre ne nous apparaisse pas du
tout comme une occupation mais comme le socle, l’énergie première à partir de
laquelle nous pouvons envisager de nous occuper. A quoi bon s’occuper de vivre
puisque on vit ? Nous avons envie de répondre à Montaigne qu’il va de soi que nous avons « vécu »,
mais ce n’est pas ce que nous appelons « faire ». Nous touchons
ici du doigt l’embarras de l’expression « machine à vivre », à savoir
qu’une machine désigne à la fois un processus de « production » et la
forme aveugle, insensible, inconsciente, impersonnelle, inassignable
(c’est-à-dire impossible à revendiquer par un sujet) de ce processus. Peut-on
dire de l’homme qu’il n’a pas d’autre efficience, pas d’autre rôle à jouer dans
cet univers que de produire machinalement, anonymement, inexorablement,
inconsciemment de la vie ?
Finalement nous retrouvons
bien là, sous une forme philosophique, quelque chose de cette formulation ultra
rabattue et plus énigmatique qu’il n’y paraît à laquelle aucun de nous
n’échappe:
« -
Ca va ?
- Et toi ?
Ou mieux encore :
-
Ca va ?
- Faut bien que ça aille, de toute façon, c’est comme ça !
Il est moins ici question
d’une forme de fatalité tragique, grecque comme celle dont Œdipe fait les frais
que d’une résignation à la vie « commune ». Au moins, Œdipe a-t-il
quelque chose (d’horrible) à raconter, à souffrir, nous : « Non ».
Notre croix à porter ce n’est pas celle d’être le jouet d’un sort qui
s’acharne, mais de tenir le coup, d’alimenter « la machine » à vivre,
dans l’anonymat d’une petite vie qui suit modestement son cours. Le terme de
machine revêt alors son sens le plus profond, le plus intéressant : le
bricolage, le système D comme débrouille, faire ce que l’on peut avec ce que
l’on a. « Faut bien que « Ca » aille : il faut bien que la
machine tienne à grand renforts de matériaux de rafistolage, de motivations
insignifiantes, de satisfactions dérisoires.
C’est exactement le sens de la
réponse que fait Hippo à Nathalie, dans « un monde sans
pitié » : « une machine à vivre, oui ! » Il n’y a plus
dans ces années là (a priori encore moins dans celles que nous vivons) de quoi
donner à notre existence un véritable idéal politique, philosophique,
religieux. Alors on vivote à droite, à gauche, on « bricole ». Mais
le fond de cette affaire, c’est qu’il n’y a peut-être rien d’autre à faire.
Nathalie veut vivre « sa » vie, être actrice de son existence. Hippo
n’y croit pas, il alimente la machine à vivre de bric et de broc, vivant au
jour le jour, sans se projeter dans le futur, encore moins mettre au point un
plan de carrière. Lequel de ces deux personnages, magnétisés par l’autre comme
sous l’effet d’une irrépressible attirance des contraires, se situe au plus
prés de ce que la vie humaine est « en vérité » ?
Alors, peut-on dire de
l’homme qu’il est une machine à produire des flux de vie, à faire des
combinaisons, des bricolages, des « séquençages » d’existences ?
Ces dernières formulations peuvent sembler confuses, difficiles à saisir. Elles
sont néanmoins au cœur du sujet : peut-on dire de l’homme qu’il est une
sorte d’opérateur de données existentielles, c’est-à-dire qu’il réalise en fait
un travail qui n’est ni de création, ni d’enregistrement passif d’une existence
qui serait une, imposée, fixée par le destin ou une puissance supérieure, mais
de combinaison, de composition
d’éléments divers, disparates à partir desquels il bricolerait quelque chose
qui serait moins « une » vie que « sa » vie ? Nous
oscillons perpétuellement entre deux pôles opposés : celui d’une vie dont
nous pourrions nous dire les maîtres, les acteurs, les sujets, et celui d’une
vie fatale que nous ne pourrions que subir. Aussi contraires soient-elles, ces
deux représentations du rapport à notre existence ont ce point commun de
décrire notre vie comme une totalité, comme une « œuvre » dont nous
serions soit les auteurs, soit les personnages, mais la notion de
« machine à vivre » dessine une troisième perspective : notre existence,
loin d’être un tout, serait l’ouvrage d’un bricolage permanent, de l’exigence
aussi urgente, impérative qu’aveugle et improvisée, de « tenir ».
Etre humain, ce serait dés lors machiner, combiner des flux d’existence, comme
on raccommode un vêtement rapiécé. Cette dernière acception du sujet n’est pas
la plus évidente mais elle est probablement la plus intéressante.
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