Avant d’essayer de comprendre le texte, il convient
de saisir les sens différents que le terme d’ « aliénation »
peut revêtir et de dégager précisément celui ou ceux qui sont visés ici par
Karl Marx. Chacun perçoit d’emblée que le ton de ce texte est celui de la
critique, de la condamnation contre un mode d’exploitation du travailleur qui
va littéralement « l’expulser » de son travail, le placer hors de son
action, alors même qu’il en exerce une. Comment peut-on à la fois « se
mettre à la tâche » et subir dans le cadre même de l’effectuation de son
travail une forme de « déportation », de mouvement de rejet ?
En premier lieu, il faut distinguer
« l’aliénation » de « l’extériorisation ». Le travail est
une transformation de ce qui nous est extérieur : la matière première, au
gré de notre intérieur notre pensée, notre volonté, mais aussi notre condition
humaine. L’homme transforme le bois en meuble. Il extériorise sa volonté de
créer une chose, son savoir-faire, sa technique, voire, si c’est un artisan, sa
sensibilité esthétique dans un « objet » (étymologiquement
ob-jactare : jeter devant soi). Le produit sera donc le fruit d’une
« expression » typiquement humaine. Nous pourrions même dire une
libération. Travailler, c’est produire un effort sur un matériau pour en
extraire quelque chose qui vient de nous et ce « nous » peut se
concevoir comme « nous les hommes » (technique, culture, transformation
d’un paysage naturel en milieu urbain) Cette extériorisation là appartient
précisément à notre essence humaine. On pourrait aussi parler
« d’expression » : quelque chose de l’homme s’affirme au travers
de ce qu’il fait et cette chose est fondamentale, elle est cela même qui fait
de l’être humain ce qu’il est, par opposition aux animaux.
Il faut préciser l’apport de cette distinction entre
aliénation et extériorisation dans le texte. Que l’homme s’extériorise dans son
travail c’est la manifestation même de sa liberté, l’affirmation de ce qu’il
est en tant qu’homme. L’aliénation ne
consiste donc pas dans le fait qu’il sorte de lui-même dans son travail
(puisque c’est cela même qui lui permet de s’y libérer), mais dans
l’impossibilité qu’on lui impose de pouvoir se reconnaître dans l’action de
travailler, d’assumer cette extériorisation, de faire le lien entre lui et le
fait qu’il produise ainsi qu’avec le produit lui-même.
Le travail consiste à se rendre extérieur à soi-même,
c’est-à-dire à se projeter hors de soi par un ouvrage dans l’action duquel on
s’exprime, on se reconnaît, on s’affirme, on s’identifie. C’est nécessaire
parce qu’on ne peut se reconnaître qu’en s’extériorisant. Mais dans le travail
aliéné, cette reconnaissance est « stoppée », éradiquée. Etre un travailleur aliéné ne signifie
donc pas que l’on nous rende extérieur à nous-mêmes dans le travail (puisque
tout travail est cette extériorisation) mais que l’on nous empêche de nous
retrouver nous-mêmes dans l’acte de cette extériorisation de nous-mêmes.
La clé de la compréhension de cette ambiguité
(compréhension décisive pour ne pas passer à côté de ce texte) réside dans la
réalisation du fait que l’homme n’est lui-même qu’en s’extériorisant de
lui-même et en produisant un objet qui soit marqué de son empreinte. Etre
humain: cela n’est pas donné, ce n’est pas un fait posé une fois pour toutes,
c’est cela même qui se joue dans notre travail, c’est-à-dire dans cette
extériorisation incessante de soi au gré de laquelle nous ne cessons de nous
inventer nous-mêmes hors de nous-mêmes. La technique, le travail sont l’essence
de l’homme, et cette essence n’est jamais achevée. L’homme n’en a jamais fini
de travailler à son humanité. C’est ce qui fait que l’essence de l’homme est
perfectible alors que la nature de l’animal est achevée, selon Marx. Elle est
ce qu’elle est, une fois pour toutes.
C’est une chose de comprendre qu’un homme peut être dans le cadre de son
travail soumis à des cadences infernales, à des conditions difficiles, mais
c’en est une autre que de saisir qu’on lui interdit de réaliser dans son
travail ce qu’est fondamentalement le travail, soit l’accomplissement de sa
condition humaine. On passe ainsi de l’exercice extérieur et momentané d’une
force de contrainte physique (qui est dérangeante mais accidentelle et ne remet
pas en cause le statut de la victime) à une dénaturation de l’essence de
l’homme, à un détournement ontologique de sa condition. Quand nous sommes
agressés, nous pouvons nous défendre, mais quand nous sommes
« niés », quand on nous dénie le statut d’hommes en nous empêchant
d’accomplir le seul acte qui nous permette d’assumer et de constituer notre
condition, alors nous sommes aliénés.
On n’insistera jamais assez sur ce dernier point (les
élèves qui le comprendront et réfèreront explicitement ou implicitement toute
leur explication à cette idée seront forcément avantagés). Dans l’esprit de
Marx, c’est là le fondement même du rejet du Capitalisme. Ce n’est pas tant
l’extorsion, l’exploitation de l’ouvrier qui posent problème que son aliénation.
Si le capitalisme avait développé des rapports avec le producteur qui auraient
permis à l’ouvrier d’y réaliser sa condition humaine, c’est-à-dire d’y
extérioriser quelque chose de revendicable, d’assumable par une personne
humaine, il n’y aurait rien à lui reprocher. On voit mal cependant comment
cette reconnaissance de l’ouvrier en tant qu’homme dans l’action même de son
travail pourrait s’accommoder de processus d’extorsion ou d’exploitation mais
chacune de ces deux injustices faites au travailleur ne sont réellement
inacceptables qu’en tant qu’elles sont les résultantes d’une illégitimité
fondamentale, ontologique :
celle de faire déchoir l’ouvrier de l’action même où se joue son être, son
humanité.
Il peut être très éclairant ici, de revenir aux premières
scènes du film de Stanley Kubrick : « 2001, Odyssée de
l’espace ». Nous y voyons un être animal « conquérir » en un
geste sa condition humaine, en comprenant la capacité fonctionnelle d’un os, en
le transformant en outil, en saisissant alors le principe même de la
modification de la nature qui l’entoure en objets humains, en
« milieu » proprement humain. De l’os qu’il lance, on peut, en effet,
passer directement à la station orbitale lunaire parce que c’est le
perfectionnement incessant et surtout interactif (l’homme transforme le monde
qui, à son tour, transforme l’homme et ainsi de suite) d’une espèce par rapport
à la nature qui se définit alors comme temporalité, comme un vecteur de progrès
technique.
Le travail (considéré comme technique) constitue donc
un processus d’humanisation du temps,
c’est ce que l’on appelle le progrès. Au sein d’une nature qui ne connaît que
des cycles, voilà qu’une créature se détache des autres, et crée « une
ligne », un développement linéaire, lequel, au lieu d’être scandé par les
mouvements des forces telluriques, météorologiques, thermiques naturelles sera
impulsé par des innovations technologiques, sociales, économiques, politiques. L’homme
entre dans l’histoire, mais cela signifie qu’il fait advenir dans la dimension
exclusivement naturelle des mutations terrestres et cosmiques une temporalité
historicisée, sociale, humanisée. Il entre dans un processus
« d’historicisation du temps ». C’est sur la venue de ce temps là que
nous pourrions fonder la corrélation entre la conquête de l’espace et la
réalisation de soi de l’être humain (c’est d’ailleurs exactement sur ce plan là
que se situe l’action entière du film de Kubrick).
Si nous appliquons ces dernières remarques à la
pensée de Karl Marx, nous pouvons en conclure que si l’exploitation de l’homme
(le producteur) par l’homme (le propriétaire des moyens de production) est
aussi inacceptable et destructive, c’est précisément parce qu’elle s’insinue
dans l’efficience fondamentale de cet accomplissement là, dans le dynamisme
ontologique de cette perfectibilité là, l’interaction du « devenir
humain » avec le « devenir monde ».
En d’autres termes, c’est comme si la classe
dominante, revenant à la naissance de l’humanité décrite par Stanley Kubrick,
lui prenait des mains l’outil, la clé de son évolution, et le ramenait à sa
condition primitive, celle d’animal n’attendant de la vie que de quoi manger,
dormir et se protéger des intempéries.
C’est exactement en ce sens que le philosophe Louis
Althusser (1918 –1990), spécialiste de l’œuvre de Marx, parle de
l’anti-humanisme théorique du philosophe allemand. Cela ne signifie pas du tout
que ses thèses soient hostiles à l’homme d’une manière quelconque, mais plutôt
qu’elles n’ont aucunement pour but ou pour fonction de lui donner des raisons
d’espérer, de croire en un avenir meilleur. Les thèses de Marx, notamment
celles qui décrivent le communisme, l’avènement d’une société sans classes, ne
satisfont en aucune manière l’attente des hommes. Elles ne répondent pas au
désir des travailleurs d’améliorer leurs conditions de vie. Si le communisme
est l’aboutissement logique de l’évolution socio-économique de la société,
c’est tout simplement parce que le capitalisme bloque cette évolution, la
freine. Le travail, les rapports et les transformations de tout ce qui se noue
autour de la production sont le moteur de l’histoire. Or l’exploitation de
l’homme par l’homme ralentit, voire fige « ce flux ».
Finalement, ce qui pose problème dans le capitalisme
n’est pas tant qu’il exploite les ouvriers, qu’il les contraigne à se vendre
comme forces de travail et à perdre ainsi toute possibilité de revendication
par rapport à ce que le produit de leur travail devient dans un système
d’échanges, c’est surtout qu’au cœur de cette exploitation, les intérêts d’une
classe bloque le cours d’un dynamisme historique. Pour être plus clair, Marx ne
vise pas le bonheur des hommes mais suit le mouvement de réalisation de
l’Homme, son intrication avec le flux d’une temporalité historique dont le
moteur est le travail. Quand nous comprenons l’enjeu philosophique de ce qui se
joue ici, à savoir l’accomplissement de ce « devenir humain » dans
lequel réside l’essence même de notre condition, nous ne pouvons, en effet,
qu’être troublé par le caractère dérisoire de ce blocage qui finalement repose
sur la sauvegarde des intérêts d’une classe au détriment d’une autre. Dénoncer
cette injustice n’est pas le propos et l’on ne voit pas se développer chez Marx
une condamnation morale de cette exploitation. Elle est insupportable parce
qu’elle retarde le sens de l’Histoire, lequel, de toute façon, finira bien par
s’imposer. Elle est matériellement gênante plus que moralement condamnable. Il
ne s’agit pas de « faire la leçon » aux hommes mais de les éclairer
sur la réalité de leur condition et surtout sur ce qu’elle est en train de
devenir.
Ce serait une erreur grave de ranger Marx parmi les
philosophes des Lumières. Il n’est pas question de traiter l’Humanité comme une
valeur, comme un idéal, mais de partir des conditions matérielles d’existence
des hommes, lesquelles s’articulent à la production de biens. L’analyse
rigoureuse de ces conditions permet de discerner un mouvement. Les hommes ne
travaillent pas pour être heureux mais parce qu’il y a quelque chose de cette
extériorisation dans un milieu Autre, de cette projection de soi dans une
réalité distincte au gré d’un acte revendicable et assumable qui constitue
l’essence de l’homme. Karl Marx ne s’intéresse pas à la condition ouvrière
parce qu’elle est affaiblie, opprimée, spoliée, mais parce que c’est elle qui
porte en elle le « devenir humain » de notre espèce. C’est par elle
qu’ « être homme » s’effectue, se réalise, se matérialise
(dialectique du maître et de l’esclave pour Hegel).
Pour bien comprendre
ce texte, il faut déjà prendre en compte l’ambiguité du
terme : « aliénation ». Sorti du contexte de l’œuvre de
Karl Marx, il revêt trois sens :
- Juridique :
transfert volontaire de la propriété d’un bien à une autre personne
- Philosophique :
dépendance, impossibilité d’atteindre une forme d’autarcie. C’est l’idée même
d’une « non-suffisance à soi » radicale. La plupart des philosophies
antiques (Stoïcisme, Epicurisme, Cynisme) luttent, en ce sens, contre
l’aliénation.
- Clinique : un
aliéné est un homme qui ne détient pas ou plus sa raison, c’est-à-dire le
principe du contrôle de soi. Il ne s’appartient plus.
Etymologiquement,
aliénation vient du latin « alienatio » qui désigne l’acte de céder,
de vendre son bien et de « alienus » qui signifie « appartenant
à un autre, à un étranger ». On peut situer très précisément sur ce point
la différence avec l’utilisation faite par Karl Marx dans ce texte parce que
l’étymologie relie l’aliénation à ce que nous avons (être aliéné, c’est être
dépouillé de son bien ou le donner volontairement, mais c’est ce qu’on
« n’a plus » alors que Marx s’intéresse à l’aliénation en tant
qu’elle rend impossible l’acte de correspondre à ce que « nous
sommes », de nous reconnaître en
tant qu’être. Etre aliéné, pour Marx, c’est être dépouillé non de son bien
mais de son essence). Même pour la 3e
caractéristique (« enfin le caractère extérieur apparaît dans le fait que
le travail n’est pas son bien propre », l’ouvrier ne s’appartient plus à
lui-même », abordé sous l’angle de l’avoir, Marx revient à l’être).
Le philosophe Friedrich Hegel qui constitue vraiment
la référence essentielle de Karl Marx dans ce texte (Marx s’est toujours situé
par rapport à l’œuvre de ce philosophe qu’il a abondamment lue et commentée)
utilise le terme aliénation en deux sens (en allemand, Hegel utilise d’ailleurs
deux termes distincts : l’un péjoratif, soit l’acte par lequel un être
devient étranger à lui-même, perd son essence et un autre très positif, au
contraire, qui désigne l’acte de s’extérioriser, de se projeter dans une forme
extérieure et de se réaliser dans cette extériorisation.
Or toute la difficulté
du texte de Marx réside précisément dans le fait qu’il ne nous parle que du
premier sens distingué par Hegel, mais que le second est constamment
présupposé, suggéré sans être formulé, explicitement. Que le travail soit
l’objet d’une telle dénaturation, d’une telle aliénation de l’humanité de
l’ouvrier devient pour nous beaucoup moins obscur quand nous comprenons que
l’extériorisation, au second sens, constitue précisément l’acte de réalisation
de notre condition humaine. Ce n’est pas le fait que le travail nous fasse
sortir de nous qui pose problème, c’est même le contraire : c’est le fait
que cette extériorisation de soi par le travail ne soit plus
« récupérable », assignable, porteuse de notre essence humaine.
Imaginons un homme
qui, devant le miroir, y découvre l’apparence d’un autre homme, voire d’un être
monstrueux. Il faut bien sortir de soi, c’est-à-dire se voir à l’extérieur de
soi, dans une image distante, pour se reconnaître et
dire : « cette apparence est la mienne » (c’est là seconde
signification Hégélienne), mais on est aliéné (au premier sens décrit par
Hegel) quand cette reconnaissance, cette identification est impossible, comme
si la déviation de l’angle du miroir ne nous permettait plus de nous y voir. Le
miroir c’est le travail, c’est-à-dire l’acte de sortir de soi pour se retrouver
dans l’action de cette transformation de la nature par notre intervention (à
cette différence prés que cette reconnaissance est un mouvement qui n’est
jamais achevé : c’est ça « l’histoire »). Mais qui a bougé le
miroir ? Le capitalisme et la confiscation des produits du travail de
l’ouvrier par la « plus value » et les bénéfices engendrés par
l’optimisation exponentielle de leur valeur d’échange, lesquels profitent à une
classe au détriment de l’autre. Dans ce mouvement ontologique au gré duquel s’active
l’efficience dynamique de notre être, des intérêts de classe entrent en compte
et retarde la réalisation de cette adéquation à notre essence.
A titre vraiment
anecdotique, je ne résiste pas à l’évocation d’une référence cinématographique
aussi célèbre qu’incongrue : « Alien » de Ridley Scott. Il
y a peu voire aucun rapport avec Marx évidemment. Mais un point mérite d’être souligné,
c’est le fait que les aliens sont d’abord des parasites et ont besoin d’un
corps vivant pour en sortir « assez spectaculairement » en le
déchirant de l’intérieur. Etre aliéné c’est souffrir en soi-même de
l’impossibilité de réaliser cette adéquation ou cette reconnaissance.
L’ « alien », ce n’est pas tant l’Etranger que celui qui insinue en
moi une étrangeté, une altérité tragique, dommageable parce qu’irrévocable et dénaturante. Dans le vaisseau du film de Ridley Scott, l'alien entre dans la place en sortant du ventre de l'un des membres de l'équipage. L'aliénation consiste à ne plus savoir qui l'on est ».
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