lundi 20 novembre 2017

Le Travail - Cours (2)



b)    Le surtravail (Marx)
Si Aristote a su parfaitement définir l’origine de la richesse et du désir humain d’amasser plus qu’il n’était nécessaire à satisfaire nos besoins, avec tout ce que cela allait impliquer dans le rapport entre la production et le commerce, il n’évoque pas les bouleversements impliqués par la capitalisation dans les rapports humains qui vont se nouer dans le travail.
Si nous en étions restés à ce qu’il appelle la chrématistique nécessaire, l’homme n’aurait pas été contraint de produire plus qu’il n’est nécessaire pour assurer sa vie, mais c’est bien là que réside, selon Karl Marx, le problème car l’être humain produit davantage de biens qu’il n’est attendu pour nourrir la population, de telle sorte que « l’excédent » ainsi créé va devenir la cause et l’enjeu de l’exploitation de l’homme (le producteur) par l’homme (le propriétaire des moyens de production). Il est évident qu’Aristote ne pouvait en aucune manière considérer ce dernier point comme posant problème puisque la population des travailleurs était celle des esclaves, lesquels n’étaient pas reconnus comme des hommes libres. Il ne pouvait s’agir pour lui d’une exploitation, d’une inégalité puisque celle-ci était décrétée comme faisant partie intégrante de la répartition des tâches dans une cité grecque bien ordonnée.
Mais c’est précisément ce point qui fonde toute la réflexion de Karl Marx (1818 – 1883) sur le travail : « La production des Idées, des représentations et de la conscience, est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, c’est leur être social qui détermine leur conscience. » Ce qui fait vraiment rupture entre la pensée de Marx et celle des philosophes du siècle précédent (le 18e siècle), est la descente de la notion de « conscience » de son piédestal philosophique. Marx est le concepteur de la méthode dite du « matérialisme dialectique », à savoir « l’évaluation objective des formations de la conscience en les rapportant à leur fondement réel et social et en utilisant la théorie des contradictions de Friedrich Hegel (la dialectique du maître et de l’esclave).
De quoi s’agit-il ? Il est impossible, selon Marx, d’affirmer que la conscience d’un homme est parfaitement indépendante du contexte social dans lequel il est né et s’est développé. Ce n’est pas sa conscience qui détermine son travail, c’est son travail et les conditions dans lesquelles il l’exerce qui déterminent sa conscience. Karl Marx inverse totalement un certain ordre de pensée ayant prévalu avant lui : celui qui considérait que l’être humain (posé comme un seul tenant) avait créé les structures au sein desquelles nous travaillons (par exemple, le fait que l’agriculture supposait, au moyen-âge, un seigneur possédant les terres et des serfs les exploitant de leurs mains). Ce n’est pas l’homme qui crée les structures, ce sont les structures qui conditionnent les hommes et leur imposent ainsi des modes de pensée « figés » dans un cadre qui bénéficie seulement à une certaine classe : celle des propriétaires, c’est-à-dire des maîtres pendant l’antiquité, des nobles pendant le moyen-âge et des bourgeois, après la révolution française. Par la notion d’idéologie, Marx désigne l’ensemble des représentations, des valeurs et des mentalités confortant cette supériorité d’une classe sur une autre, comme si elle était inscrite dans le marbre. Par exemple, la mission du clergé avant la révolution française consistait à faire croire au peuple qu’il était « normal » que la noblesse possède les terres. Le développement des forces productives est potentiellement infini, selon Marx. Cela signifie qu’il est le moteur des transformations de toute vie sociale. Mais c’est tout l’intérêt d’une classe dominante de faire croire aux dominés que l’efficience de leur domination est un fait, une nécessité immuable qui ne peut ni ne doit changer. La charge revient alors au clergé de concevoir des valeurs, des normes et des « mythes » (dans tous les sens du terme) entretenant l’illusion d’une domination éternelle légitimant ainsi qu’il y ait des exploiteurs et des exploités.
Voilà qui explique le fait que, depuis des millénaires, le travail a toujours donné lieu à une exploitation de ceux qui produisent par ceux qui possèdent mais comme la société n’évolue qu’au fil des rapports de production, il est évident que cette situation est déjà  en train de muter économiquement. C’est ce mouvement là qu’il importe d’accompagner tout simplement parce que c’est l’évolution inexorable du dynamisme de toutes les sociétés humaines. Le capitalisme n’est pas tant insupportable parce qu’il est générateur d’inégalités, mais surtout parce qu’il ralentit les forces productives, lesquelles sont le moteur du progrès et de l’histoire humaine. Ce que le travailleur doit donc comprendre, ce n’est pas seulement comment et pourquoi il est exploité mais aussi dans quel mouvement fondamental s’inscrit la démarche de renversement qu’il lui revient d’impulser dans le monde du travail.
Dans cet extrait de « salaire, prix et profit », Karl Marx explique très précisément l’origine et les modalités de l’exploitation des travailleurs par les propriétaires des moyens de production. Il distingue dans un premier temps la valeur et l’usage de la force de travail. La valeur désigne la quantité de travail qui permet au travailleur de vivre et de continuer à travailler, autrement dit un salaire juste assez élevé pour maintenir le travailleur en état de produire. L’usage est la quantité de travail que le travailleur peut fournir. L’usage de la force de travail dépasse largement sa valeur, et c’est sur ce point que s’articule la notion d’exploitation.
« La valeur de la force de travail est déterminée par la quantité de travail nécessaire à son entretien ou à sa reproduction, mais l'usage de cette force de travail n'est limité que par l'énergie agissante et la force physique de l'ouvrier. La valeur journalière ou hebdomadaire de la force de travail est tout à fait différente de l'exercice journalier ou hebdomadaire de cette force, tout comme la nourriture dont un cheval a besoin et le temps qu'il peut porter son cavalier sont deux choses tout à fait distinctes. La quantité de travail qui limite la valeur de la force de travail de l'ouvrier ne constitue en aucun cas la limite de la quantité de travail que peut exécuter sa force de travail. Prenons l'exemple de notre ouvrier fileur. Nous avons vu que pour renouveler journellement sa force de travail, il lui faut créer une valeur journalière de 3 shillings, ce qu'il réalise par son travail journalier de 6 heures. Mais cela ne le rend pas incapable de travailler journellement 10 à 12 heures ou davantage. En payant la valeur journalière ou hebdomadaire de la force de travail de l'ouvrier fileur, le capitaliste s'est acquis le droit de se servir de celle-ci pendant toute la journée ou toute la semaine. Il le fera donc travailler, mettons, 12 heures par jour. En sus et au surplus des 6 heures qui lui sont nécessaires pour produire l'équivalent de son salaire, c'est-à-dire de la valeur de sa force de travail, le fileur devra donc travailler 6 autres heures que j'appellerai les heures de surtravail, lequel surtravail se réalisera en une plus-value et un surproduit. Si notre ouvrier fileur, par exemple, au moyen de son travail journalier de 6 heures, ajoute au coton une valeur de 3 shillings qui forme l'équivalent exact de son salaire, il ajoutera au coton en 12 heures une valeur de 6 shillings et produira un surplus correspondant de filé. Comme il a vendu sa force de travail au capitaliste, la valeur totale, c'est-à-dire le produit qu'il a créé, appartient au capitaliste qui est, pour un temps déterminé, propriétaire de sa force de travail. En déboursant 3 shillings, le capitaliste va donc réaliser une valeur de 6 shillings puisque, en déboursant la valeur dans laquelle sont cristallisées 6 heures de travail, il recevra, en retour, une valeur dans laquelle sont cristallisées 12 heures de travail. S'il répète journellement ce processus, le capitaliste déboursera journellement 3 shillings et en empochera 6, dont une moitié sera de nouveau employée à payer de nouveaux salaires et dont l'autre moitié formera la plus-value pour laquelle le capitaliste ne paie aucun équivalent. C'est sur cette sorte d'échange entre le capital et le travail qu'est fondée la production capitaliste, c'est-à-dire le salariat; et c'est précisément cette sorte d'échange qui doit constamment amener l'ouvrier à se produire en tant qu'ouvrier et le capitaliste en tant que capitaliste.
Le taux de la plus-value, toutes circonstances égales d'ailleurs, dépendra du rapport entre la partie de la journée de travail, qui est nécessaire pour renouveler la valeur de la force de travail, et le surtravail ou temps employé en plus pour le capitaliste. Il dépendra, par conséquent, de la proportion dans laquelle la journée de travail est prolongée au-delà du temps pendant lequel l'ouvrier, en travaillant, ne ferait que reproduire la valeur de sa force de travail, c'est-à-dire fournir l'équivalent de son salaire. »
                       Karl Marx - « Salaire, prix et profit » (1865)


En un sens, nous réalisons que c’est finalement le même esprit que celui qui anime Aristote quand il distingue une chrématistique naturelle et une chrématistique commerciale, à savoir la distinction entre produire pour permettre à chacun de satisfaire ses besoins (autarcie) et produire pour échanger et enregistrer des bénéfices sur l‘échange. La valeur de la force de travail d’un ouvrier fileur est donc de trois shillings, ce qu’il gagne en travaillant 6h/j mais il travaille 12h/j, créant ainsi une quantité de surproduits correspondant à trois shillings. Comme il s’est vendu en tant que force de travail (et non par rapport à la quantité de produits créés), il a perdu tout droit de réclamation à l’égard de ces trois autres shillings qu’il a pourtant « gagnés » si nous nous référions à une pure logique de production. Le propriétaire de l’usine paie trois shillings une force de travail ayant produit l’équivalent en production de six shillings, cette somme constituant la plus value d’un surproduit.
L’argument capitaliste consistant à affirmer que sur ces trois shillings de bénéfice enregistrés par le propriétaire sur le dos du travailleur, une partie sera utilisée pour embaucher de nouveaux travailleurs et créer de l’emploi  est recevable mais en partie seulement, ne serait-ce que parce que ce nouveau travailleur sera lui-même une force de production à laquelle sera extorquée une part du travail qu’il aura fourni sans qu’elle lui soit payée. On peut ainsi créer de nouveaux salariés à partir des anciens salariés en misant sur ce qui fait de chaque salarié un exploité, c’est-à-dire une force de travail à laquelle on rend moins que ce qu’elle donne. C’est parce que le salaire est dans sa nature même inéquitable que le salaire d’un travailleur rend possible le salaire d’un autre.
Qu’est-ce qui constitue la valeur d’un produit fait en usine (ou dans une manufacture, pour l’époque) ? Par ce terme de valeur, il faut entendre ce qu’il a coûté tant d’un point de vue matériel qu’humain (pénibilité). La valeur d’un produit se mesure donc à l’aune de l’usure des machines utilisées ainsi que celle du coût des matières premières et de l’énergie consommée pour la production + la valeur de la transformation de cette matière première en objet (travail de l’ouvrier). Cela revient donc à quantifier le produit fini comme l’addition de trois valeurs, ou de trois prix, celui que coûte l’entretien des machines et la matière première (payé par le propriétaire), celui du salaire (payé par le propriétaire, mais moins que sa valeur réelle), celui de la plus value (gagné par le propriétaire). Un tel système ne peut fonctionner que si les bénéfices de la plus-value sont supérieurs aux coûts de la production.
En d’autres termes, plus l’ouvrier fournit du travail impayé, plus le système fonctionne. Si nous appelons «  a » : la valeur du produit, b : le coût de la matière première et l’entretien des machines, c : le salaire de l’ouvrier et d : la plus-value, c’est-à-dire la part de travail produite par l’ouvrier sans être intégrée à son salaire, nous pouvons en déduire que a = d – (b+c). En effet,  a ne peut être rentable que si les coûts (b + c) sont inférieurs à d. Le propriétaire ne peut que faire porter sur « d » les éventuels déficits causés par les hausses de matières premières ou les nécessités d’améliorer le matériel, mais il ne le peut qu’à cause de l’inégalité structurelle du capitalisme, lequel est fondé dés le départ sur la plus-value, c’est-à-dire sur une part de travail fournie par l’ouvrier sans qu’elle lui soit rétribuée. Le problème ne vient donc pas du fait qu’il y ait des inégalités de salaires mais que le salariat soit structurellement du « vol », de l’extorsion. Le capitalisme est un système intégralement construit et organisé sur un contrat truqué dans lequel il est finalement intégré qu’un producteur travaille toujours plus que ce que son salaire lui paie. C’est le grand « moins » sur le fond duquel le capitalisme déploie tous ses « plus », lesquels évidemment ne profitent qu’aux propriétaires, aux actionnaires et aux « trans-actionnaires » d’où cette expression célèbre  d’ « exploitation de l’homme par l’homme ».
On peut calculer le taux de plus-value d’un produit en divisant la valeur du produit fabriqué par l’ouvrier (valeur qui ne lui sera pas rendue) et ce qu’il a coûté au propriétaire. C’est finalement ce taux qui permet à une entreprise de se dire bénéficiaire. Il n’est donc aucunement hors de propos d’affirmer que la bonne santé d’une entreprise va nécessairement de pair avec la quantité de travail extorquée à ses travailleurs. La notion même de « bénéfice » repose sur cette extorsion qui fait partie intégrante de tout contrat de travail.



Texte de Marx : « salaire, prix profit (1865) » :  le thème de ce texte est l’exploitation du travailleur. On est « exploité », comme peut l’être une ressource naturelle lorsque on est réduit au rang de variable au sein d’un processus de rentabilité et que notre statut de personne n’est pas pris en compte. L’exploitation des hommes est donc nécessairement péjorative. On perçoit l’extrême ambiguité du vocabulaire de l’entreprise par rapport à cette exigence de rentabilité. Le directeur des « ressources humaines » « gère » ce que nous pourrions appeler crûment le « matériel humain ». Il faut qu’un salarié soit rentable, mais il importe aussi de le traiter en tant que personne morale. "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité comme une fin, et jamais simplement comme un moyen". C’est l’impératif pratique d’Emmanuel Kant. L’exploitation du salarié montre l’impossibilité de respecter cet impératif au sein d’une entreprise pour laquelle il importera toujours de soumettre cette exigence à l’impératif d’un rendement.
La thèse défendue par Marx est la suivante : l’exploitation du travailleur n’est pas conjoncturelle. Elle ne dépend pas de circonstances qui seraient particulières et indépendantes de sa condition de salarié. Elle est structurelle, c’est-à-dire qu’elle est déjà contenue dans le fait même d’être un salarié puisqu’il y a dans la rétribution du producteur par le propriétaire des moyens de production « un vice de forme », ou du moins ce qui pourrait être appelé de la sorte dans une logique de pure production. Or, nous nous situons au contraire dans une logique de marché au sein de laquelle la valeur d’un produit ne sera pas fixée proportionnellement au temps, à la difficulté ou au savoir-faire de son producteur, mais en fonction des besoins et des désirs des consommateurs. Ce n’est pas toutefois cet aspect qui intéresse Karl Marx ici, il souligne plutôt l’extorsion fondamentale impliquée dans la notion même de salaire ; dés lors qu’un salarié accepte de se vendre comme force de travail, il perd tout droit de regard sur l’équité de sa rétribution puisque il accepte d’être payé pour des heures plutôt que pour des « produits ». Le propriétaire engrange donc la marge bénéficiaire qui se dégage de la différence entre le temps journalier passé par l’ouvrier (12 h) et le salaire qui lui est alloué en échange, lequel est moitié moins élevé que le prix de revient de son travail effectif.
La problématique du texte : l’auteur part de la distinction entre la valeur et l’usage de la force de travail. L’ouvrier est « une machine » rentable, comme tout organisme vivant dans la mesure où ses besoins sont limités par rapport à ses capacités. Il est possible de lui demander beaucoup (usage) en le rétribuant peu (valeur). C’est cette « donnée » quasiment biologique que le capitalisme va convertir en exploitation en articulant sur le décalage de ces deux quantités l’inéquité de l’extorsion salariale.
C’est l’exemple de l’ouvrier fileur qui, dans un second temps permettra à Karl Marx de chiffrer cette spoliation et de définir le surtravail comme cet excédent des heures accomplies par l’ouvrier sans que l’apport matériel du travail effectué correspondant soit finalement compris dans le salaire. Ce surtravail constitue la plus-value d’une entreprise, c’est-à-dire ce qui la rend rentable. Une bonne entreprise est celle qui parvient à dégager des marges bénéficiaires importantes à partir de ce décalage entre ce que rapporte les produits fabriqués par les producteurs et ce qui leur revient. Plus l’écart est important, plus la santé de l’entreprise est bonne. En fin de texte, Marx situe clairement cette extorsion comme articulation de deux conditions : celle de l’exploité (le producteur) et celle de l’exploiteur (le capitaliste).
Ce texte nous permet de mesurer l’égarement du salarié qui affirmerait que le travail qu’il fait à l’usine lui permet de vivre, lui et sa famille. A parler strict, ce travail représente beaucoup plus que ce chiffre là. Il y a une différence entre la somme d’argent que son travail produit et celle qu’on lui donne comme montant de son salaire. Nous ne gagnons donc pas notre vie au travail, non seulement parce que les tâches que nous y exécutons sont répétitives et fastidieuses mais aussi parce que nous y perdons et c’est exactement cela qu’un salaire « est » : l’entérinement par un système du manque à gagner du salarié par rapport aux gains engrangés par l’entreprise.
Une remarque ici s’impose : n’aborder ce texte qu’à partir d’une optique exclusivement militante serait une erreur, même et surtout d’un point de vue marxiste, car ce serait faire injure à cet auteur que de penser qu’il attise ici notre haine à l’égard des exploiteurs. Tout son propos consiste au contraire à pointer du doigt une structure : celle du Capital. Il n’est pas bien sûr que les propriétaires des moyens de production ne fassent que gagner à cette dénaturation du travail par l’extorsion du salariat. Ce bénéfice qu’ils engrangent sur un travail non rétribué doit être géré en fonction de variables qu’il n’est pas aisé de maîtriser (conjectures économiques, variations de la demande, etc.). Ce texte nous mettant en face d’un problème de fond, il est difficile de le comprendre sans s’interroger sur les solutions envisageables. C’est bien ce que Marx et Engels ont fait en reprenant de Louis Auguste Blanqui, le concept de « dictature du prolétariat ». Il s’agit de concevoir une phase transitoire entre la dépossession des moyens de production qui seront collectivisés sous l’égide de l’Etat et un processus lent mais nécessaire d’effacement progressif de l’Etat favorisant petit à petit l’avènement d’une société sans classe (c’est cela le communisme). Il s’agit bel et bien de la phase dite « inférieure » du communisme, c’est-à-dire d’une étape difficile voire risquée mais nécessaire à titre de moyen afin d’aboutir à la phase supérieure :




Historiquement, aucun régime communiste n’est parvenu à la dernière étape et c’est bien sur cet échec que repose l’effondrement de cette théorie économique. C’est finalement le désaccord profond entre les thèses défendues par Bakounine (pas d’Etat) et celles soutenues par Marx (l’état utilisé comme phase transitoire d’une société sans classe) que nous retrouvons dans l’évolution de l’URSS notamment (retour à une économie de marché dés Khrouchtchev). On a vu en effet se reformer dans l'état communiste soviétique une bourgeoisie d'état constituée de hauts fonctionnaires. Cela donne raison à Bakounine, mais inversement la question se pose de savoir si une population peut sans organisation étatique passer d'une économie de marché à une société sans classes. Cela ne semble pas très réaliste non plus. Toute la question est là: est-il plus naïf de croire à l'instauration d'un état sans bourgeoisie ou à l'avènement "spontané" d'une société sans état, ni division des classes ? Le fond de la motivation de la révolution théorisée par Lénine n’est pas dirigée contre une classe mais contre la notion même de classe.


 
Au-delà du temps et de la profonde différence qui les sépare eu égard au contexte sociétal des deux penseurs (esclavage pour Aristote, révolution industrielle pour Marx), quelque chose de la thèse défendue par Aristote sur la chrématistique suit son cours dans la notion de « surtravail » ou de « plus-value » exprimée par Karl Marx. Quoi ?  Tout ce que la notion de « valeur » assignée au produit va impliquer d’abstraction et finalement de dépréciation par rapport aux conditions de production, et cela au bénéfice des conditions de vente. Le « travail » considéré comme incarnation, matérialisation d’une puissance, d’un potentiel propre à la personne et susceptible d’être assumé, revendiqué existentiellement par elle disparaît complètement dés lors que l’on fait droit au prix de revient du produit mis en vente et à la marge bénéficiaire qui en découle. Le travail considéré comme transformation d’une matière dans laquelle s’incarne une présence humaine est totalement éludé, dépassé, nié, et c’est dans cette aliénation que l’humanité se perd. En un sens, le travail n’est ni plus ni moins que le libre exercice de nos facultés manuelles et intellectuelles sur une réalité qui nous transforme en retour, il a à voir avec ce qui se joue dans ce rapport d’interaction entre l’homme et la nature, l’extérieur, avec cette absorption d’une attention humaine dans une tâche à laquelle elle se voue inconditionnellement, ludiquement, voire « artistiquement ». En soumettant cette efficience constitutive de l'être humain aux impératifs de l'offre et de la demande du produit au sein d'un marché, le libéralisme économique aliène le travail.


3)    « Remettre son ouvrage » (Pénélope et sa toile)

Pénélope est reine d’Ithaque. Son époux parti faire la guerre à Troie, depuis plus d’une vingtaine d’années, n’est pas revenu et les prétendants au trône siègent dans sa maison pour la contraindre à choisir l’un d’eux afin qu’il exerce le pouvoir. Libre de choisir parmi eux celui qu’elle préfère, elle n’est pas pour autant « libre de ne pas choisir » et sa situation est tout sauf plaisante. Que décide-t-elle ? De « jouer la montre », comme on dirait aujourd’hui, ou, si l’on préfère, « de temporiser ». Elle promet aux prétendants qu’elle désignera l’un d’eux une fois qu’elle aura fini de tisser le linceul du père de son époux Laërte, mais elle défait la nuit ce qu’elle a tissé le jour, repoussant ainsi à l’infini l’échéance. C’est de cette façon qu’elle va tenir à distance ses « soupirants » pendant deux ans, avant d’être trahie par l’une de ses servantes qui révèlera le subterfuge.
Il ne fait aucun doute que cet épisode de l’Odyssée illustre une dimension fondamentale du rapport entre le travail et le temps. Comment expliquer, en effet, qu’ « une reine » trouve ainsi dans un travail manuel et répétitif (poiesis) la solution d’une situation contraignante et épineuse ? Pénélope est « coincée », parce que son statut de Reine l’oblige à ne pas laisser le trône d’Ithaque vacant, mais en tant qu’épouse et que femme, elle repousse de toutes ses forces le moment de ses secondes noces, avec tout ce qu’elles impliquent de renoncement par rapport à l’espoir de revoir un jour Ulysse.


Or c’est dans un « travail » que l’on pourrait qualifier, de prime abord, d’absurde qu’elle trouve un recours et peut-être convient-il de nous mettre un peu à distance de l’issue de cet épisode avec la découverte de son stratagème pour nous concentrer précisément sur cette prétendue absurdité, notamment sur l’opposition entre deux modalités d’action voire de conception du travail. Comment pourrions-nous qualifier les actes d’Ulysse qui part à la guerre ou ceux des prétendants qui cherchent à acquérir le pouvoir ? Ce sont des actions politiques qui sont à elles-mêmes leur propre finalité et participent donc de ce point de vue à la Praxis. Ce qui est demandé à la reine en se choisissant un époux est également de l’ordre de la praxis car on n’imagine pas de cité sans chef. Mais voilà qu’elle se réfugie dans une action répétitive et manuelle, dans « la poiesis », et plus encore dans une poiesis absurde puisque sans produit fini. Pénélope tisse le jour ce qu’elle détisse la nuit pour ne pas en finir de travailler, pour activer sans fin ce métier à tisser dont l’ouvrage ajourne l’instant décisif. C’est comme si quelque chose d’une poiesis sans objet mettait en échec la noblesse exemplaire de la Praxis, et cet ajournement est suffisant contraire à l’esprit grec de l’action pour attirer notre attention.
(Ce que fait Pénélope n’est ni purement de la poiesis puisqu‘il n’y a pas d’objet ni praxis puisque l’action de tisser et de retisser ne semble pas avoir de sens, mais elle est finalement le mariage de l’un et de l’autre: donner à une activité manuelle un sens qui ne consisterait qu’à s’effectuer et s’effectuer à nouveau, autrement dit, faire en sorte qu’une activité manuelle soit à elle-même son propre sens)
Nous savons notamment grâce aux travaux de Werner Jaeger que l’Illiade et l’Odyssée sont des récits dont la portée est à la fois pédagogique et exemplaire dans l’éducation des jeunes grecs. C’est ce que l’on appelle la « Paideïa ». Il s’agit pour l’enfant de s’identifier à la valeur des héros, à l’intrépidité d’Achille, à l’intelligence d’Ulysse, etc. Mais précisément rien ne semble vraiment exemplaire ici. C’est même comme si la ruse de Pénélope mettait en échec dans l’épopée quelque chose de l’esprit de l’épopée. Cette héroïne vouée par son statut dans l’histoire, à des grandes actions, à des gestes vertueux, symboliques, voire sacrificiels (faire preuve d’abnégation en choisissant un mari qu’elle n’aime pas) se réfugie dans une action absurde, clandestine qui n’a aucune fin, aucun but, qui n’accomplit rien d’autre qu’une gestuelle insensée, puisque sans but.
En termes d’intrigue, cette étrange solution est d’autant plus fascinante qu’elle retarde le dénouement. C’est l’action même du récit qui se voit paralysée, neutralisée dans l’efficience manuelle et réitérative d’un ouvrage éternellement recommencé. Pénélope à son ouvrage, c’est l’intervention inopinée et plus qu’intempestive de Sisyphe dans l’Odyssée, retardant l’Odyssée, c’est-à-dire le retour. Finalement tant que le subterfuge dure, Ulysse n’a pas à se presser pour retrouver son île, sa famille, ses sujets.  
Il convient de s’interroger sur le terme qui vient d’être utilisé: « intempestif ». Il désigne une intervention inopportune, décalée, à « contretemps », mais le travail de Pénélope est-il vraiment à contretemps ? Ne s’agit-il pas plutôt de l’écoulement d’une autre manière de vivre, d’éprouver et de libérer du mouvement, de se mettre ainsi en phase avec le courant d’un autre flux ?
Sur quoi se fonde finalement l’exploitation du travailleur selon Marx ? Sur la différence entre l’usage et la valeur de sa force de travail. L’ouvrier est une « machine rentable » parce que ses besoins sont bien moindres que ses capacités de production. On peut exiger de lui plus qu’on ne lui donne parce que son organisme, son endurance physique le permettent et le processus de cette extorsion passe par l’objet, soit par l’ouvrage même dans lequel nous avons vu que c’était précisément son humanité qui se jouait par la reconnaissance, l’assomption, l’inscription de son être dans un milieu (2001 Odyssée de l’espace).
Avec Pénélope, c’est exactement au contraire de la confiscation du produit et de l’exploitation de sa plus-value que nous assistons. Elle crée bel et bien un objet, mais elle se le réapproprie par le jeu de sa destruction et de sa recréation, de telle sorte que rien ne sort de cette paradoxale chaîne de montage et de démontage. Dans le mouvement de flux et de reflux de la production de sa toile elle s’immobilise dans la posture de l’ouvrière non aliénée, inaliénable. Elle n’est que cela : « faire une toile », et dans l’efficience alternative de ce « faire, défaire et refaire », quelque chose d’une inaliénable réalisation de soi se produit. Pourquoi ? Parce que rien ici ne s’accomplit en dehors de ce que c’est qu’ « être à soi-même ». Pénélope ne fait pas rien, elle exerce une activité qui crée bel et bien quelque chose hors d’elle-même mais elle se le réapproprie en le détruisant pour le refaire à nouveau et cela sans fin. Il s’agit donc bien de s’incarner dans une activité mais sans objet, ou du moins sans objet fini.
(Pour celles et ceux qui ont vu « 2001, Odyssée de l’espace » en entier, il y a quelque chose de « Pénélope tissant » qui boucle la boucle du film, unit le tout début avec la « fin » si tant est que ce terme puisse être utilisé, puisque l’objet de cette œuvre de Stanley Kubrick est finalement de filmer « l’Eternel Retour »).
Dés lors que l’ouvrier se vend comme force de travail et crée des produits achevés que l’on met en vente sur le marché, il semble impossible d’éviter ce qu’Aristote appelle la chrématistique commerciale. En même temps, nous avons évidemment du mal à voir comment nous pourrions concrètement utiliser le subterfuge de Pénélope dans les activités salariées qui nous sont proposées aujourd’hui  pour travailler (on imagine difficilement l’ouvrier de telle firme automobile aller démonter la voiture qui sort de la chaîne de montage). Il nous faut revenir à la question du Sens et c’est à ce niveau que l’exemple de Pénélope vaut d’être envisagé voire appliqué.  C’est bien dans le travail que se joue notre existence au sens d’affirmation de soi et non de subsistance. Ce sens ne peut pas consister dans la masse financière que nous rapporte notre travail, précisément parce qu’il nous le « rapporte », c’est-à-dire qu’il le rétribue de l’extérieur à l’activité elle-même, laquelle se voit alors rabaissée, tout comme le travailleur au rang de « moyens », d’ « instrument », d’ « employé ». La liberté dans le travail passe par notre capacité à nous y affirmer comme une puissance autonome et inaliénable. Mais où trouver cette inaliénabilité ? De cette activité que je m’apprête à réaliser en la choisissant comme métier, il faut que je me demande si je peux vouloir la faire et la défaire et la refaire sans me lasser parce que c’est le seul moyen de construire, dans l’exercice infini de cette gestuelle, l’assomption d’un Sens. La voie indiquée par Pénélope dans cette épopée est la seule qui puisse nous garantir d’être humain dans et par le travail. Si elle met en suspens l’esprit même de l’épopée, c’est précisément parce que l’esprit de cette dernière se fourvoie dans l’aveuglement des héros.

Conclusion

Il n’existe pas d’autre moyen de donner sens au travail que celui qui consiste à le considérer comme autre chose qu’un divertissement. Le travail n’a pas du tout à nous détourner de notre condition d’homme, aussi absurde soit-elle aux yeux de Pascal, mais au contraire à l’y forger. Ce qui se joue dans le travail n’est ni plus ni moins que cela : l’affirmation de notre condition et plus encore de notre existence. Ce que je suis est l’actualisation de ce que je peux dans ce que je fais. Mais de quel « faire » s’agit-il ici ? Nous avons vu avec Marx tout ce que le détournement de l’activité du travailleur au seul bénéfice de la valeur marchande du produit fabriqué pouvait engendrer en terme d’aliénation et d’exploitation. Avec Pénélope, nous concevons la possibilité d’un ouvrage sans produit « abouti ». Ce sont ces deux perspectives opposées qu’il convient de mettre en perspective pour réfléchir à la question du sens du travail. Autant Pénélope met en œuvre un ouvrage infini sans produits finis, autant le salarié fabrique des produits finis sans qu’il lui soit possible d’y investir l’infini de ce potentiel qui devrait s’impliquer dans tout travail. Ce n’est pas du tout la répétition, ni l’absurdité d’une tâche qu’il nous faudrait incessamment reprendre comme le fait Sisyphe avec son rocher qui ferait perdre tout sens aux activités qui nous sont aujourd’hui proposées sur le marché du travail. Bien au contraire, c’est l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de pouvoir nous y investir exclusivement, cycliquement, pour ce qu’elles sont. En s’abîmant à la tâche infinie du tissage et du détissage et du retissage, Pénélope reprend contact avec ce qui d’elle est inaliénable, soit son essence, la gestuelle consentie d’une incarnation dans un ouvrage, lequel n’est pas visé en tant que produit fini, mais en tant qu’acte.
Cette ouverture vers l’infini que rend possible l’ouvrage de Pénélope fait résonance avec l’Eternel Retour de Nietzsche :
« Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait: «Cette vie, telle que tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque  plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. Un éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des  poussières! » – Ne te jetterais-tu pas par terre en grinçant des dents et en maudissant le démon qui parla ainsi ? Ou bien as-tu vécu une fois un instant formidable où tu lui répondrais: « Tu es un dieu et jamais je n’entendis rien de plus divin!» Si cette pensée s’emparait de toi, elle te métamorphoserait, toi, tel que tu es, et, peut-être, t’écraserait; la question, posée à  propos de tout et de chaque chose, «veux-tu ceci encore une fois et encore d’innombrables fois?» ferait peser sur ton agir le poids le plus lourd! Ou combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d’autre qu’à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ? »

                  Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1882-1887), § 341, trad. P. Wotling.

Il n’est peut-être pas d’autre critère nous permettant de savoir si l’activité dont nous avons choisie de faire notre ouvrage quotidien est celle dans laquelle notre existence forge, jour après jour, heure après heure, son sens que celui qui consiste à répondre favorablement à cette question :  
   « veux-tu ceci encore une fois et encore d’innombrables fois? »



Ce critère de « l’Eternel retour » peut nous sembler inhumain, et, en un sens, il l’est : « Ne te jetterais-tu pas à terre, en grinçant des dents et en maudissant le démon qui parla ainsi ? » Se pourrait-il finalement que Pascal et son divertissement pointe finalement la même chose que Nietzsche avec l’éternel retour, à cette différence fondamentale près cependant que c’est exactement ce que le philosophe français décrit comme inassumable par l’être humain qui constitue la clé d’une existence humaine réussie : dire « oui » à ce démon, c’est approuver le fait d’être, dans tout ce qu’il recèle de justesse, d’exactitude, de jouissance, mais aussi d’exclusivité. Cela revient à forger le sens de ce que nous vivons dans l’instant même où nous le vivons. C’est le même Pascal qui nous avertissait de notre incapacité à vivre l’instant présent. Nietzsche, au contraire, décrit exactement le processus d’adhésion inconditionnelle à l’instant présent : je ne peux pas m’impliquer dans ce moment que je vis avec cette arrière pensée qu’il est déjà en train de devenir un instant tout Autre, peut-être meilleur. Qu’on y réfléchisse un peu et nous réaliserons que c’est exactement ce procédé, qui nous aide illusoirement à « tenir » : « D’accord, en ce moment je m’ennuie ou je souffre mais c’est pour mieux en jouir demain. Une fois « demain » commué en « aujourd’hui », je me rends compte que lui-même ne vaut que dans la perspective d’un nouveau demain, et ainsi de suite, nous remettons toujours à plus tard l’instant de nous réjouir d’être, comme si le sens de mon existence d’aujourd’hui ne pouvait consister qu’à tendre vers celle qui m’attend (ou pas) demain. Combien de tâches ingrates ou « inhabitables » (au sens où c’est inutilement que notre singularité tente de s’y « loger ») acceptons-nous, pour y gagner de quoi vivre encore demain en faisant mine de ne pas nous apercevoir que nous y perdons notre existence d’aujourd’hui ?

Quelque chose de ce que Nietzsche décrit ici dans l’Eternel retour doit être pris littéralement car il n’est pas bien sûr qu’il ne nous livre qu’un « critère » (on sait par Lou-Andréa Salomé que Nietzsche parlait de l’Eternel retour comme d’une réalité, et pas seulement d’un mythe). Nous retrouvons en effet dans « Ainsi parlait Zarathoustra » une autre formulation de « l’Eternel retour », non plus considéré comme critère de la vie juste, bien vécue, mais finalement comme compréhension du processus de la vie tout court : 
« Toutes les choses dansent d’elles-mêmes : tout vient et se tend la main et rit et s’enfuit, et revient.
Tout s’en va, tout revient ; éternellement roule la roue de l’être. Tout meurt, tout refleurit, éternellement se déroule l’année de l’être.
Tout se brise, tout est assemblé de nouveau, éternellement se bâtit la même maison de l’être. Tout se sépare, tout se retrouve; éternellement l’anneau de l’être reste fidèle à lui-même.
A chaque bref instant commence l’être, autour de chaque ici roule la sphère là-bas. Le milieu est partout. Le chemin de l’éternité est courbe. » –
                                              Ainsi parlait Zarathoustra, Le convalescent
Ce que Nietzsche décrit ici finalement, c’est le travail de l’Etre. Voilà un bien grand terme, que signifie-t-il ? « Le temps est un enfant qui joue au trictrac. Royauté d’un enfant. » disait Héraclite (VI e siècle avant JC), ce n’est pas beaucoup plus clair, pourtant Nietzsche et Héraclite décrivent le même mouvement, celui d’un « devenir hasardeux ». L’enfant est naïf, imprévisible. Il ne cesse d’improviser, il est insouciant, et c’est là le fin mot de toutes choses : le poids le plus lourd, la pensée la plus grave est aussi la plus légère. Il s’agit d’être assez attentif à l’instant présent, dans ce qu’il revêt d’incontournable, de tragique, de fatal, pour en discerner la structure « fluide », « dansante », « hasardeuse » et plus encore « ludique ». 
Se pourrait-il que l’esprit de sérieux de l’homme lui ait fait manquer l’essence « ludique » de l’existence. C’est elle qu’il convient de prendre au sérieux précisément plutôt que les valeurs, la morale, le devoir, le travail salarié. Mais comment faire ? En travaillant précisément mais AUTREMENT, c’est-à-dire comme Pénélope, laquelle ne s’applique en réalité qu’à retrouver cette essence ludique de l’existence au travers d’une activité qui ne fait que consister en elle-même, que jouer de  cette structure fluide et improvisatrice. Les hommes imposent à la vie les schémas normatifs de leurs valeurs : faire la guerre, avoir une bonne réputation, mériter des honneurs et des charges, Pénélope donne du sens à son travail en suivant une direction diamétralement opposée : celle d’une action sans raison ni finalité, ni avenir : tisser pour tisser sans espérer la toile. Ce qu’elle produit ne fait dés lors que suivre la loi au gré de laquelle « arrive tout ce qui arrive », et bien évidemment c’est moins une loi qu’un cycle. Consentir à cette essence ludique de l’existence n’est rien moins que surhumain selon Nietzsche, et c’est tout le paradoxe de cette pensée que de définir précisément par cette surhumanité la seule possibilité offerte à l’homme de donner à sa vie le sens authentique qu’il lui donne en travaillant.
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire