b) Le
surtravail (Marx)
Si Aristote a su parfaitement
définir l’origine de la richesse et du désir humain d’amasser plus qu’il
n’était nécessaire à satisfaire nos besoins, avec tout ce que cela allait
impliquer dans le rapport entre la production et le commerce, il n’évoque pas
les bouleversements impliqués par la capitalisation dans les rapports humains
qui vont se nouer dans le travail.
Si nous en étions restés à
ce qu’il appelle la chrématistique nécessaire, l’homme n’aurait pas été
contraint de produire plus qu’il n’est nécessaire pour assurer sa vie, mais
c’est bien là que réside, selon Karl Marx, le problème car l’être humain
produit davantage de biens qu’il n’est attendu pour nourrir la population, de
telle sorte que « l’excédent » ainsi créé va devenir la cause et
l’enjeu de l’exploitation de l’homme (le producteur) par l’homme (le
propriétaire des moyens de production). Il est évident qu’Aristote ne pouvait
en aucune manière considérer ce dernier point comme posant problème puisque la
population des travailleurs était celle des esclaves, lesquels n’étaient pas
reconnus comme des hommes libres. Il ne pouvait s’agir pour lui d’une
exploitation, d’une inégalité puisque celle-ci était décrétée comme faisant
partie intégrante de la répartition des tâches dans une cité grecque bien
ordonnée.
Mais c’est précisément ce
point qui fonde toute la réflexion de Karl Marx (1818 – 1883) sur le
travail : « La production des Idées, des représentations et de
la conscience, est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité
matérielle et au commerce matériel des hommes. Ce n’est pas la conscience des
hommes qui détermine leur être, c’est leur être social qui détermine leur
conscience. » Ce qui fait vraiment rupture entre la pensée de Marx et
celle des philosophes du siècle précédent (le 18e siècle), est la
descente de la notion de « conscience » de son piédestal
philosophique. Marx est le concepteur de la méthode dite du « matérialisme
dialectique », à savoir « l’évaluation objective des formations de la
conscience en les rapportant à leur fondement réel et social et en utilisant la
théorie des contradictions de Friedrich Hegel (la dialectique du maître et de
l’esclave).
De quoi s’agit-il ?
Il est impossible, selon Marx, d’affirmer que la conscience d’un homme est
parfaitement indépendante du contexte social dans lequel il est né et s’est
développé. Ce n’est pas sa conscience qui détermine son travail, c’est son
travail et les conditions dans lesquelles il l’exerce qui déterminent sa
conscience. Karl Marx inverse totalement un certain ordre de pensée ayant
prévalu avant lui : celui qui considérait que l’être humain (posé comme un
seul tenant) avait créé les structures au sein desquelles nous travaillons (par
exemple, le fait que l’agriculture supposait, au moyen-âge, un seigneur
possédant les terres et des serfs les exploitant de leurs mains). Ce n’est pas
l’homme qui crée les structures, ce sont les structures qui conditionnent les
hommes et leur imposent ainsi des modes de pensée « figés » dans un
cadre qui bénéficie seulement à une certaine classe : celle des propriétaires,
c’est-à-dire des maîtres pendant l’antiquité, des nobles pendant le moyen-âge
et des bourgeois, après la révolution française. Par la notion d’idéologie,
Marx désigne l’ensemble des représentations, des valeurs et des mentalités
confortant cette supériorité d’une classe sur une autre, comme si elle était
inscrite dans le marbre. Par exemple, la mission du clergé avant la révolution
française consistait à faire croire au peuple qu’il était « normal »
que la noblesse possède les terres. Le développement des forces productives est
potentiellement infini, selon Marx. Cela signifie qu’il est le moteur des
transformations de toute vie sociale. Mais c’est tout l’intérêt d’une classe
dominante de faire croire aux dominés que l’efficience de leur domination est
un fait, une nécessité immuable qui ne peut ni ne doit changer. La charge
revient alors au clergé de concevoir des valeurs, des normes et des
« mythes » (dans tous les sens du terme) entretenant l’illusion d’une
domination éternelle légitimant ainsi qu’il y ait des exploiteurs et des
exploités.
Voilà qui explique le fait
que, depuis des millénaires, le travail a toujours donné lieu à une
exploitation de ceux qui produisent par ceux qui possèdent mais comme la
société n’évolue qu’au fil des rapports de production, il est évident que cette
situation est déjà en train de muter
économiquement. C’est ce mouvement là qu’il importe d’accompagner tout
simplement parce que c’est l’évolution inexorable du dynamisme de toutes les
sociétés humaines. Le capitalisme n’est pas tant insupportable parce qu’il est
générateur d’inégalités, mais surtout parce qu’il ralentit les forces
productives, lesquelles sont le moteur du progrès et de l’histoire humaine. Ce
que le travailleur doit donc comprendre, ce n’est pas seulement comment et
pourquoi il est exploité mais aussi dans quel mouvement fondamental s’inscrit
la démarche de renversement qu’il lui revient d’impulser dans le monde du
travail.
Dans cet extrait de
« salaire, prix et profit », Karl Marx explique très précisément
l’origine et les modalités de l’exploitation des travailleurs par les
propriétaires des moyens de production. Il distingue dans un premier temps la
valeur et l’usage de la force de travail. La valeur désigne la quantité de
travail qui permet au travailleur de vivre et de continuer à travailler,
autrement dit un salaire juste assez élevé pour maintenir le travailleur en
état de produire. L’usage est la quantité de travail que le travailleur
peut fournir. L’usage de la force de travail dépasse largement sa valeur, et
c’est sur ce point que s’articule la notion d’exploitation.
« La
valeur de la force de travail est déterminée par la quantité de travail
nécessaire à son entretien ou à sa reproduction, mais l'usage de cette
force de travail n'est limité que par l'énergie agissante et la force physique
de l'ouvrier. La valeur journalière ou hebdomadaire de la force de
travail est tout à fait différente de l'exercice journalier ou hebdomadaire de
cette force, tout comme la nourriture dont un cheval a besoin et le temps qu'il
peut porter son cavalier sont deux choses tout à fait distinctes. La quantité
de travail qui limite la valeur de la force de travail de l'ouvrier ne
constitue en aucun cas la limite de la quantité de travail que peut exécuter sa
force de travail. Prenons l'exemple de notre ouvrier fileur. Nous avons vu que
pour renouveler journellement sa force de travail, il lui faut créer une valeur
journalière de 3 shillings, ce qu'il réalise par son travail journalier de 6
heures. Mais cela ne le rend pas incapable de travailler journellement 10 à 12
heures ou davantage. En payant la valeur journalière ou hebdomadaire de
la force de travail de l'ouvrier fileur, le capitaliste s'est acquis le droit
de se servir de celle-ci pendant toute la journée ou toute la semaine. Il
le fera donc travailler, mettons, 12 heures par jour. En sus et au surplus des
6 heures qui lui sont nécessaires pour produire l'équivalent de son salaire,
c'est-à-dire de la valeur de sa force de travail, le fileur devra donc
travailler 6 autres heures que j'appellerai les heures de surtravail,
lequel surtravail se réalisera en une plus-value et un surproduit.
Si notre ouvrier fileur, par exemple, au moyen de son travail journalier de
6 heures, ajoute au coton une valeur de 3 shillings qui forme l'équivalent
exact de son salaire, il ajoutera au coton en 12 heures une valeur de 6
shillings et produira un surplus correspondant de filé. Comme il a vendu
sa force de travail au capitaliste, la valeur totale, c'est-à-dire le produit
qu'il a créé, appartient au capitaliste qui est, pour un temps déterminé,
propriétaire de sa force de travail. En déboursant 3 shillings, le capitaliste
va donc réaliser une valeur de 6 shillings puisque, en déboursant la valeur
dans laquelle sont cristallisées 6 heures de travail, il recevra, en retour,
une valeur dans laquelle sont cristallisées 12 heures de travail. S'il répète
journellement ce processus, le capitaliste déboursera journellement 3 shillings
et en empochera 6, dont une moitié sera de nouveau employée à payer de nouveaux
salaires et dont l'autre moitié formera la plus-value pour laquelle le
capitaliste ne paie aucun équivalent. C'est sur cette sorte d'échange entre
le capital et le travail qu'est fondée la production capitaliste,
c'est-à-dire le salariat; et c'est précisément cette sorte d'échange qui doit
constamment amener l'ouvrier à se produire en tant qu'ouvrier et le capitaliste
en tant que capitaliste.
Le taux de la plus-value, toutes circonstances égales d'ailleurs, dépendra du rapport entre la partie de la journée de travail, qui est nécessaire pour renouveler la valeur de la force de travail, et le surtravail ou temps employé en plus pour le capitaliste. Il dépendra, par conséquent, de la proportion dans laquelle la journée de travail est prolongée au-delà du temps pendant lequel l'ouvrier, en travaillant, ne ferait que reproduire la valeur de sa force de travail, c'est-à-dire fournir l'équivalent de son salaire. »
Le taux de la plus-value, toutes circonstances égales d'ailleurs, dépendra du rapport entre la partie de la journée de travail, qui est nécessaire pour renouveler la valeur de la force de travail, et le surtravail ou temps employé en plus pour le capitaliste. Il dépendra, par conséquent, de la proportion dans laquelle la journée de travail est prolongée au-delà du temps pendant lequel l'ouvrier, en travaillant, ne ferait que reproduire la valeur de sa force de travail, c'est-à-dire fournir l'équivalent de son salaire. »
Karl Marx - « Salaire, prix et
profit » (1865)
En un sens, nous réalisons
que c’est finalement le même esprit que celui qui anime Aristote quand il
distingue une chrématistique naturelle et une chrématistique commerciale, à
savoir la distinction entre produire pour permettre à chacun de satisfaire ses
besoins (autarcie) et produire pour échanger et enregistrer des bénéfices sur
l‘échange. La valeur de la force de travail d’un ouvrier fileur est donc de
trois shillings, ce qu’il gagne en travaillant 6h/j mais il travaille 12h/j,
créant ainsi une quantité de surproduits correspondant à trois shillings. Comme il s’est vendu en tant que force de
travail (et non par rapport à la quantité de produits créés), il a perdu tout
droit de réclamation à l’égard de ces trois autres shillings qu’il a pourtant
« gagnés » si nous nous référions à une pure logique de production.
Le propriétaire de l’usine paie trois shillings une force de travail ayant
produit l’équivalent en production de six shillings, cette somme constituant la
plus value d’un surproduit.
L’argument capitaliste
consistant à affirmer que sur ces trois shillings de bénéfice enregistrés par
le propriétaire sur le dos du travailleur, une partie sera utilisée pour
embaucher de nouveaux travailleurs et créer de l’emploi est recevable mais en partie seulement, ne
serait-ce que parce que ce nouveau travailleur sera lui-même une force de
production à laquelle sera extorquée une part du travail qu’il aura fourni sans
qu’elle lui soit payée. On peut ainsi créer de nouveaux salariés à partir des
anciens salariés en misant sur ce qui fait de chaque salarié un exploité,
c’est-à-dire une force de travail à laquelle on rend moins que ce qu’elle
donne. C’est parce que le salaire est dans sa nature même inéquitable que le
salaire d’un travailleur rend possible le salaire d’un autre.
Qu’est-ce qui constitue la
valeur d’un produit fait en usine (ou dans une manufacture, pour
l’époque) ? Par ce terme de valeur, il faut entendre ce qu’il a coûté tant
d’un point de vue matériel qu’humain (pénibilité). La valeur d’un produit se
mesure donc à l’aune de l’usure des machines utilisées ainsi que celle du coût
des matières premières et de l’énergie consommée pour la production + la valeur
de la transformation de cette matière première en objet (travail de l’ouvrier).
Cela revient donc à quantifier le produit fini comme l’addition de trois
valeurs, ou de trois prix, celui que coûte l’entretien des machines et la
matière première (payé par le propriétaire), celui du salaire (payé par le
propriétaire, mais moins que sa valeur réelle), celui de la plus value (gagné
par le propriétaire). Un tel système ne peut fonctionner que si les bénéfices
de la plus-value sont supérieurs aux coûts de la production.
En d’autres termes, plus
l’ouvrier fournit du travail impayé, plus le système fonctionne. Si nous
appelons « a » : la valeur du produit, b : le coût de
la matière première et l’entretien des machines, c : le salaire de
l’ouvrier et d : la plus-value, c’est-à-dire la part de travail produite
par l’ouvrier sans être intégrée à son salaire, nous pouvons en déduire que a =
d – (b+c). En effet, a ne peut être
rentable que si les coûts (b + c) sont inférieurs à d. Le propriétaire ne peut
que faire porter sur « d » les éventuels déficits causés par les
hausses de matières premières ou les nécessités d’améliorer le matériel, mais
il ne le peut qu’à cause de l’inégalité structurelle du capitalisme, lequel est fondé dés le départ sur la plus-value,
c’est-à-dire sur une part de travail fournie par l’ouvrier sans qu’elle lui
soit rétribuée. Le problème ne vient donc pas du fait qu’il y ait des
inégalités de salaires mais que le salariat soit structurellement du
« vol », de l’extorsion. Le capitalisme est un système intégralement
construit et organisé sur un contrat truqué dans lequel il est finalement
intégré qu’un producteur travaille toujours plus que ce que son salaire lui
paie. C’est le grand « moins » sur le fond duquel le capitalisme
déploie tous ses « plus », lesquels évidemment ne profitent qu’aux
propriétaires, aux actionnaires et aux « trans-actionnaires » d’où
cette expression célèbre
d’ « exploitation de l’homme par l’homme ».
On peut calculer le taux
de plus-value d’un produit en divisant la valeur du produit fabriqué par
l’ouvrier (valeur qui ne lui sera pas rendue) et ce qu’il a coûté au
propriétaire. C’est finalement ce taux qui permet à une entreprise de se dire
bénéficiaire. Il n’est donc aucunement hors de propos d’affirmer que la bonne
santé d’une entreprise va nécessairement de pair avec la quantité de travail
extorquée à ses travailleurs. La notion même de « bénéfice » repose
sur cette extorsion qui fait partie intégrante de tout contrat de travail.
Texte de Marx : « salaire, prix profit
(1865) » : le thème
de ce texte est l’exploitation du travailleur. On est « exploité »,
comme peut l’être une ressource naturelle lorsque on est réduit au rang de
variable au sein d’un processus de rentabilité et que notre statut de personne
n’est pas pris en compte. L’exploitation des hommes est donc nécessairement
péjorative. On perçoit l’extrême ambiguité du vocabulaire de l’entreprise par
rapport à cette exigence de rentabilité. Le directeur des « ressources
humaines » « gère » ce que nous pourrions appeler crûment le
« matériel humain ». Il faut qu’un salarié soit rentable, mais il
importe aussi de le traiter en tant que personne morale. "Agis
de telle sorte que tu traites l'humanité comme une fin, et jamais simplement
comme un moyen". C’est l’impératif pratique d’Emmanuel Kant.
L’exploitation du salarié montre l’impossibilité de respecter cet impératif au
sein d’une entreprise pour laquelle il importera toujours de soumettre cette
exigence à l’impératif d’un rendement.
La thèse défendue
par Marx est la suivante : l’exploitation du travailleur n’est pas
conjoncturelle. Elle ne dépend pas de circonstances qui seraient particulières
et indépendantes de sa condition de salarié. Elle est structurelle,
c’est-à-dire qu’elle est déjà contenue dans le fait même d’être un salarié
puisqu’il y a dans la rétribution du producteur par le propriétaire des moyens
de production « un vice de forme », ou du moins ce qui pourrait être
appelé de la sorte dans une logique de pure production. Or, nous nous situons
au contraire dans une logique de marché au sein de laquelle la valeur d’un
produit ne sera pas fixée proportionnellement au temps, à la difficulté ou au
savoir-faire de son producteur, mais en fonction des besoins et des désirs des
consommateurs. Ce n’est pas toutefois cet aspect qui intéresse Karl Marx ici, il souligne plutôt l’extorsion fondamentale
impliquée dans la notion même de salaire ; dés lors qu’un salarié accepte
de se vendre comme force de travail, il perd tout droit de regard sur l’équité
de sa rétribution puisque il accepte d’être payé pour des heures plutôt que
pour des « produits ». Le propriétaire engrange donc la marge
bénéficiaire qui se dégage de la différence entre le temps journalier passé par
l’ouvrier (12 h) et le salaire qui lui est alloué en échange, lequel est moitié
moins élevé que le prix de revient de son travail effectif.
La
problématique du texte : l’auteur part de la distinction
entre la valeur et l’usage de la force de travail. L’ouvrier est « une
machine » rentable, comme tout organisme vivant dans la mesure où ses
besoins sont limités par rapport à ses capacités. Il est possible de lui
demander beaucoup (usage) en le rétribuant peu (valeur). C’est cette
« donnée » quasiment biologique que le capitalisme va convertir en
exploitation en articulant sur le décalage de ces deux quantités l’inéquité de l’extorsion salariale.
C’est l’exemple de l’ouvrier fileur qui, dans un second
temps permettra à Karl Marx de chiffrer cette spoliation et de définir le
surtravail comme cet excédent des heures accomplies par l’ouvrier sans que
l’apport matériel du travail effectué correspondant soit finalement compris dans
le salaire. Ce surtravail constitue la plus-value d’une entreprise,
c’est-à-dire ce qui la rend rentable. Une bonne entreprise est celle qui
parvient à dégager des marges bénéficiaires importantes à partir de ce décalage
entre ce que rapporte les produits fabriqués par les producteurs et ce qui leur
revient. Plus l’écart est important, plus la santé de l’entreprise est bonne.
En fin de texte, Marx situe clairement cette extorsion comme articulation de
deux conditions : celle de l’exploité (le producteur) et celle de
l’exploiteur (le capitaliste).
Ce texte nous permet de mesurer l’égarement du salarié qui
affirmerait que le travail qu’il fait à l’usine lui permet de vivre, lui et sa
famille. A parler strict, ce travail représente beaucoup plus que ce chiffre
là. Il y a une différence entre la somme d’argent que son travail produit et
celle qu’on lui donne comme montant de son salaire. Nous ne gagnons donc pas
notre vie au travail, non seulement parce que les tâches que nous y exécutons
sont répétitives et fastidieuses mais
aussi parce que nous y perdons et c’est exactement cela qu’un salaire
« est » : l’entérinement par un système du manque à gagner du
salarié par rapport aux gains engrangés par l’entreprise.
Une remarque ici s’impose : n’aborder ce texte qu’à
partir d’une optique exclusivement militante serait une erreur, même et surtout
d’un point de vue marxiste, car ce serait faire injure à cet auteur que de
penser qu’il attise ici notre haine à l’égard des exploiteurs. Tout son propos
consiste au contraire à pointer du doigt une structure : celle du Capital.
Il n’est pas bien sûr que les propriétaires des moyens de production ne fassent
que gagner à cette dénaturation du travail par l’extorsion du salariat. Ce
bénéfice qu’ils engrangent sur un travail non rétribué doit être géré en
fonction de variables qu’il n’est pas aisé de maîtriser (conjectures
économiques, variations de la demande, etc.). Ce texte nous mettant en face
d’un problème de fond, il est difficile de le comprendre sans s’interroger sur
les solutions envisageables. C’est bien ce que Marx et Engels ont fait en
reprenant de Louis Auguste Blanqui, le concept de « dictature du
prolétariat ». Il s’agit de concevoir une phase transitoire entre la
dépossession des moyens de production qui seront collectivisés sous l’égide de
l’Etat et un processus lent mais nécessaire d’effacement progressif de l’Etat
favorisant petit à petit l’avènement d’une société sans classe (c’est cela le
communisme). Il s’agit bel et bien de la phase dite « inférieure » du
communisme, c’est-à-dire d’une étape difficile voire risquée mais nécessaire à
titre de moyen afin d’aboutir à la phase supérieure :
Historiquement, aucun régime communiste n’est parvenu à la
dernière étape et c’est bien sur cet échec que repose l’effondrement de cette
théorie économique. C’est finalement le désaccord profond entre les thèses
défendues par Bakounine (pas d’Etat) et celles soutenues par Marx (l’état
utilisé comme phase transitoire d’une société sans classe) que nous retrouvons
dans l’évolution de l’URSS notamment (retour à une économie de marché dés Khrouchtchev). On a vu en effet se reformer dans l'état communiste soviétique une bourgeoisie d'état constituée de hauts fonctionnaires. Cela donne raison à Bakounine, mais inversement la question se pose de savoir si une population peut sans organisation étatique passer d'une économie de marché à une société sans classes. Cela ne semble pas très réaliste non plus. Toute la question est là: est-il plus naïf de croire à l'instauration d'un état sans bourgeoisie ou à l'avènement "spontané" d'une société sans état, ni division des classes ?
Le fond de la motivation de la révolution théorisée par Lénine n’est pas
dirigée contre une classe mais contre la notion même de classe.
Au-delà du temps et de la
profonde différence qui les sépare eu égard au contexte sociétal des deux
penseurs (esclavage pour Aristote, révolution industrielle pour Marx), quelque
chose de la thèse défendue par Aristote sur la chrématistique suit son cours
dans la notion de « surtravail » ou de « plus-value »
exprimée par Karl Marx. Quoi ? Tout
ce que la notion de « valeur » assignée au produit va impliquer
d’abstraction et finalement de dépréciation par rapport aux conditions de
production, et cela au bénéfice des conditions de vente. Le
« travail » considéré comme incarnation, matérialisation d’une
puissance, d’un potentiel propre à la personne et susceptible d’être assumé,
revendiqué existentiellement par elle disparaît complètement dés lors que l’on
fait droit au prix de revient du produit mis en vente et à la marge
bénéficiaire qui en découle. Le travail considéré comme transformation d’une
matière dans laquelle s’incarne une présence humaine est totalement éludé,
dépassé, nié, et c’est dans cette aliénation que l’humanité se perd. En un
sens, le travail n’est ni plus ni moins que le libre exercice de nos facultés
manuelles et intellectuelles sur une réalité qui nous transforme en retour, il
a à voir avec ce qui se joue dans ce rapport d’interaction entre l’homme et la
nature, l’extérieur, avec cette absorption d’une attention humaine dans une
tâche à laquelle elle se voue inconditionnellement, ludiquement, voire
« artistiquement ». En soumettant cette efficience constitutive de l'être humain aux impératifs de l'offre et de la demande du produit au sein d'un marché, le libéralisme économique aliène le travail.
3) « Remettre son ouvrage » (Pénélope et sa
toile)
Pénélope
est reine d’Ithaque. Son époux parti faire la guerre à Troie, depuis plus d’une
vingtaine d’années, n’est pas revenu et les prétendants au trône siègent dans
sa maison pour la contraindre à choisir l’un d’eux afin qu’il exerce le
pouvoir. Libre de choisir parmi eux celui qu’elle préfère, elle n’est pas pour
autant « libre de ne pas choisir » et sa situation est tout sauf
plaisante. Que décide-t-elle ? De « jouer la montre », comme on
dirait aujourd’hui, ou, si l’on préfère, « de temporiser ». Elle
promet aux prétendants qu’elle désignera l’un d’eux une fois qu’elle aura fini
de tisser le linceul du père de son époux Laërte, mais elle défait la nuit ce
qu’elle a tissé le jour, repoussant ainsi à l’infini l’échéance. C’est de cette
façon qu’elle va tenir à distance ses « soupirants » pendant deux
ans, avant d’être trahie par l’une de ses servantes qui révèlera le subterfuge.
Il
ne fait aucun doute que cet épisode de l’Odyssée illustre une dimension
fondamentale du rapport entre le travail et le temps. Comment expliquer, en
effet, qu’ « une reine » trouve ainsi dans un travail manuel et
répétitif (poiesis) la solution d’une situation contraignante et
épineuse ? Pénélope est « coincée », parce que son statut de
Reine l’oblige à ne pas laisser le trône d’Ithaque vacant, mais en tant
qu’épouse et que femme, elle repousse de toutes ses forces le moment de ses
secondes noces, avec tout ce qu’elles impliquent de renoncement par rapport à
l’espoir de revoir un jour Ulysse.
Or
c’est dans un « travail » que l’on pourrait qualifier, de prime
abord, d’absurde qu’elle trouve un recours et peut-être convient-il de nous
mettre un peu à distance de l’issue de cet épisode avec la découverte de son
stratagème pour nous concentrer précisément sur cette prétendue absurdité,
notamment sur l’opposition entre deux modalités d’action voire de conception du
travail. Comment pourrions-nous qualifier les actes d’Ulysse qui part à la
guerre ou ceux des prétendants qui cherchent à acquérir le pouvoir ? Ce
sont des actions politiques qui sont à elles-mêmes leur propre finalité et
participent donc de ce point de vue à la Praxis. Ce qui est demandé à la reine
en se choisissant un époux est également de l’ordre de la praxis car on
n’imagine pas de cité sans chef. Mais voilà qu’elle se réfugie dans une action
répétitive et manuelle, dans « la poiesis », et plus encore dans une
poiesis absurde puisque sans produit fini. Pénélope tisse le jour ce qu’elle
détisse la nuit pour ne pas en finir de travailler, pour activer sans fin ce
métier à tisser dont l’ouvrage ajourne l’instant décisif. C’est comme si
quelque chose d’une poiesis sans objet mettait en échec la noblesse exemplaire
de la Praxis, et cet ajournement est suffisant contraire à l’esprit grec de
l’action pour attirer notre attention.
(Ce que fait Pénélope
n’est ni purement de la poiesis puisqu‘il n’y a pas d’objet ni praxis puisque
l’action de tisser et de retisser ne semble pas avoir de sens, mais elle est
finalement le mariage de l’un et de l’autre: donner à une activité manuelle un
sens qui ne consisterait qu’à s’effectuer et s’effectuer à nouveau, autrement
dit, faire en sorte qu’une activité manuelle soit à elle-même son propre sens)
Nous
savons notamment grâce aux travaux de Werner Jaeger que l’Illiade et l’Odyssée
sont des récits dont la portée est à la fois pédagogique et exemplaire dans
l’éducation des jeunes grecs. C’est ce que l’on appelle la
« Paideïa ». Il s’agit pour l’enfant de s’identifier à la valeur des
héros, à l’intrépidité d’Achille, à l’intelligence d’Ulysse, etc. Mais
précisément rien ne semble vraiment exemplaire ici. C’est même comme si la ruse
de Pénélope mettait en échec dans l’épopée quelque chose de l’esprit de
l’épopée. Cette héroïne vouée par son statut dans l’histoire, à des grandes
actions, à des gestes vertueux, symboliques, voire sacrificiels (faire preuve
d’abnégation en choisissant un mari qu’elle n’aime pas) se réfugie dans une
action absurde, clandestine qui n’a aucune fin, aucun but, qui n’accomplit rien
d’autre qu’une gestuelle insensée, puisque sans but.
En
termes d’intrigue, cette étrange solution est d’autant plus fascinante qu’elle
retarde le dénouement. C’est l’action même du récit qui se voit paralysée,
neutralisée dans l’efficience manuelle et réitérative d’un ouvrage
éternellement recommencé. Pénélope à son ouvrage, c’est l’intervention inopinée
et plus qu’intempestive de Sisyphe dans l’Odyssée, retardant l’Odyssée,
c’est-à-dire le retour. Finalement tant que le subterfuge dure, Ulysse n’a pas
à se presser pour retrouver son île, sa famille, ses sujets.
Il
convient de s’interroger sur le terme qui vient d’être
utilisé: « intempestif ». Il désigne une intervention
inopportune, décalée, à « contretemps », mais le travail de Pénélope
est-il vraiment à contretemps ? Ne s’agit-il pas plutôt de l’écoulement
d’une autre manière de vivre, d’éprouver et de libérer du mouvement, de se
mettre ainsi en phase avec le courant d’un autre flux ?
Sur
quoi se fonde finalement l’exploitation du travailleur selon Marx ? Sur la
différence entre l’usage et la valeur de sa force de travail. L’ouvrier est une
« machine rentable » parce que ses besoins sont bien moindres que ses
capacités de production. On peut exiger de lui plus qu’on ne lui donne parce
que son organisme, son endurance physique le permettent et le processus de
cette extorsion passe par l’objet, soit par l’ouvrage même dans lequel nous
avons vu que c’était précisément son humanité qui se jouait par la reconnaissance,
l’assomption, l’inscription de son être dans un milieu (2001 Odyssée de
l’espace).
Avec
Pénélope, c’est exactement au contraire de la confiscation du produit et de
l’exploitation de sa plus-value que nous assistons. Elle crée bel et bien un
objet, mais elle se le réapproprie par le jeu de sa destruction et de sa
recréation, de telle sorte que rien ne sort de cette paradoxale chaîne de
montage et de démontage. Dans le mouvement de flux et de reflux de la
production de sa toile elle s’immobilise dans la posture de l’ouvrière non
aliénée, inaliénable. Elle n’est que cela : « faire une
toile », et dans l’efficience alternative de ce « faire, défaire et
refaire », quelque chose d’une inaliénable réalisation de soi se produit.
Pourquoi ? Parce que rien ici ne s’accomplit en dehors de ce que c’est
qu’ « être à soi-même ». Pénélope ne fait pas rien, elle exerce
une activité qui crée bel et bien quelque chose hors d’elle-même mais elle se
le réapproprie en le détruisant pour le refaire à nouveau et cela sans fin. Il
s’agit donc bien de s’incarner dans une activité mais sans objet, ou du moins
sans objet fini.
Dés
lors que l’ouvrier se vend comme force de travail et crée des produits achevés
que l’on met en vente sur le marché, il semble impossible d’éviter ce
qu’Aristote appelle la chrématistique commerciale. En même temps, nous avons
évidemment du mal à voir comment nous pourrions concrètement utiliser le
subterfuge de Pénélope dans les activités salariées qui nous sont proposées
aujourd’hui pour travailler (on imagine
difficilement l’ouvrier de telle firme automobile aller démonter la voiture qui
sort de la chaîne de montage). Il nous faut revenir à la question du Sens et
c’est à ce niveau que l’exemple de Pénélope vaut d’être envisagé voire
appliqué. C’est bien dans le travail que
se joue notre existence au sens d’affirmation de soi et non de subsistance. Ce
sens ne peut pas consister dans la masse financière que nous rapporte notre
travail, précisément parce qu’il nous le « rapporte », c’est-à-dire
qu’il le rétribue de l’extérieur à l’activité elle-même, laquelle se voit alors
rabaissée, tout comme le travailleur au rang de « moyens »,
d’ « instrument », d’ « employé ». La liberté dans
le travail passe par notre capacité à nous y affirmer comme une puissance
autonome et inaliénable. Mais où trouver cette inaliénabilité ? De cette
activité que je m’apprête à réaliser en la choisissant comme métier, il faut
que je me demande si je peux vouloir la faire et la défaire et la refaire sans
me lasser parce que c’est le seul moyen de construire, dans l’exercice infini
de cette gestuelle, l’assomption d’un Sens. La voie indiquée par Pénélope dans
cette épopée est la seule qui puisse nous garantir d’être humain dans et par le
travail. Si elle met en suspens l’esprit même de l’épopée, c’est précisément
parce que l’esprit de cette dernière se fourvoie dans l’aveuglement des héros.
Conclusion
Il n’existe pas d’autre moyen
de donner sens au travail que celui qui consiste à le considérer comme autre
chose qu’un divertissement. Le travail n’a pas du tout à nous détourner de
notre condition d’homme, aussi absurde soit-elle aux yeux de Pascal, mais au
contraire à l’y forger. Ce qui se joue dans le travail n’est ni plus ni moins
que cela : l’affirmation de notre condition et plus encore de notre
existence. Ce que je suis est
l’actualisation de ce que je peux dans ce que je fais. Mais de quel
« faire » s’agit-il ici ? Nous avons vu avec Marx tout ce que le
détournement de l’activité du travailleur au seul bénéfice de la valeur
marchande du produit fabriqué pouvait engendrer en terme d’aliénation et
d’exploitation. Avec Pénélope, nous concevons la possibilité d’un ouvrage sans produit
« abouti ». Ce sont ces deux perspectives opposées qu’il convient de
mettre en perspective pour réfléchir à la question du sens du travail. Autant
Pénélope met en œuvre un ouvrage infini sans produits finis, autant le salarié
fabrique des produits finis sans qu’il lui soit possible d’y investir l’infini
de ce potentiel qui devrait s’impliquer dans tout travail. Ce n’est pas du tout
la répétition, ni l’absurdité d’une tâche qu’il nous faudrait incessamment
reprendre comme le fait Sisyphe avec son rocher qui ferait perdre tout sens aux
activités qui nous sont aujourd’hui proposées sur le marché du travail. Bien au
contraire, c’est l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de pouvoir
nous y investir exclusivement, cycliquement, pour ce qu’elles sont. En s’abîmant
à la tâche infinie du tissage et du détissage et du retissage, Pénélope reprend
contact avec ce qui d’elle est inaliénable, soit son essence, la gestuelle
consentie d’une incarnation dans un ouvrage, lequel n’est pas visé en tant que
produit fini, mais en tant qu’acte.
Cette ouverture vers
l’infini que rend possible l’ouvrage de Pénélope fait résonance avec l’Eternel
Retour de Nietzsche :
« Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait
furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait: «Cette vie, telle que
tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore
d’innombrables fois; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire,
chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce
qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et
tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette
araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et
moi-même. Un éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi
avec lui, poussière des poussières! » – Ne te jetterais-tu pas par
terre en grinçant des dents et en maudissant le démon qui parla ainsi ? Ou bien
as-tu vécu une fois un instant formidable où tu lui répondrais: « Tu es un dieu
et jamais je n’entendis rien de plus divin!» Si cette pensée s’emparait de toi,
elle te métamorphoserait, toi, tel que tu es, et, peut-être, t’écraserait; la
question, posée à propos de tout et de chaque chose, «veux-tu ceci encore
une fois et encore d’innombrables fois?» ferait peser sur ton agir le poids le
plus lourd! Ou combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus
aspirer à rien d’autre qu’à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime
et éternel ? »
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1882-1887), § 341, trad. P. Wotling.
Il n’est peut-être pas d’autre critère nous
permettant de savoir si l’activité dont nous avons choisie de faire notre
ouvrage quotidien est celle dans laquelle notre existence forge, jour après jour,
heure après heure, son sens que celui qui consiste à répondre favorablement à
cette question :
« veux-tu ceci encore une fois et encore d’innombrables fois? »
« veux-tu ceci encore une fois et encore d’innombrables fois? »
Ce critère
de « l’Eternel retour » peut nous sembler inhumain, et, en un sens,
il l’est : « Ne te jetterais-tu pas à terre, en grinçant des
dents et en maudissant le démon qui parla ainsi ? » Se pourrait-il
finalement que Pascal et son divertissement pointe finalement la même chose que
Nietzsche avec l’éternel retour, à cette différence fondamentale près cependant
que c’est exactement ce que le philosophe français décrit comme inassumable par
l’être humain qui constitue la clé d’une existence humaine réussie : dire
« oui » à ce démon, c’est approuver le fait d’être, dans tout ce qu’il
recèle de justesse, d’exactitude, de jouissance, mais aussi d’exclusivité. Cela revient à forger le sens de ce que
nous vivons dans l’instant même où nous le vivons. C’est le même Pascal qui
nous avertissait de notre incapacité à vivre l’instant présent. Nietzsche, au
contraire, décrit exactement le processus d’adhésion inconditionnelle à
l’instant présent : je ne peux pas m’impliquer dans ce moment que je vis
avec cette arrière pensée qu’il est déjà en train de devenir un instant tout
Autre, peut-être meilleur. Qu’on y réfléchisse un peu et nous réaliserons que
c’est exactement ce procédé, qui nous aide illusoirement à
« tenir » : « D’accord, en ce moment je m’ennuie ou je
souffre mais c’est pour mieux en jouir demain. Une fois « demain »
commué en « aujourd’hui », je me rends compte que lui-même ne vaut
que dans la perspective d’un nouveau demain, et ainsi de suite, nous remettons
toujours à plus tard l’instant de nous réjouir d’être, comme si le sens de mon
existence d’aujourd’hui ne pouvait consister qu’à tendre vers celle qui
m’attend (ou pas) demain. Combien de tâches ingrates ou
« inhabitables » (au sens où c’est inutilement que notre singularité
tente de s’y « loger ») acceptons-nous, pour y gagner de quoi vivre
encore demain en faisant mine de ne pas nous apercevoir que nous y perdons
notre existence d’aujourd’hui ?
Quelque
chose de ce que Nietzsche décrit ici dans l’Eternel retour doit être pris
littéralement car il n’est pas bien sûr qu’il ne nous livre qu’un
« critère » (on sait par Lou-Andréa Salomé que Nietzsche parlait de
l’Eternel retour comme d’une réalité, et pas seulement d’un mythe). Nous
retrouvons en effet dans « Ainsi parlait Zarathoustra » une autre
formulation de « l’Eternel retour », non plus considéré comme critère
de la vie juste, bien vécue, mais finalement comme compréhension du processus
de la vie tout court :
« Toutes les choses dansent d’elles-mêmes :
tout vient et se tend la main et rit et s’enfuit, et revient.
Tout s’en va, tout revient ; éternellement roule la
roue de l’être. Tout meurt, tout refleurit, éternellement se déroule l’année de
l’être.
Tout se brise, tout est assemblé de nouveau,
éternellement se bâtit la même maison de l’être. Tout se sépare, tout se
retrouve; éternellement l’anneau de l’être reste fidèle à lui-même.
A chaque bref instant commence l’être, autour de
chaque ici roule la sphère là-bas. Le milieu est partout. Le chemin de
l’éternité est courbe. » –
Ainsi
parlait Zarathoustra, Le convalescent
Ce que Nietzsche décrit ici
finalement, c’est le travail de l’Etre. Voilà un bien grand terme, que
signifie-t-il ? « Le temps est un enfant qui joue au trictrac.
Royauté d’un enfant. » disait Héraclite (VI e siècle avant JC), ce n’est
pas beaucoup plus clair, pourtant Nietzsche et Héraclite décrivent le même
mouvement, celui d’un « devenir hasardeux ». L’enfant est naïf,
imprévisible. Il ne cesse d’improviser, il est insouciant, et c’est là le fin
mot de toutes choses : le poids le plus lourd, la pensée la plus grave est
aussi la plus légère. Il s’agit d’être assez attentif à l’instant présent, dans
ce qu’il revêt d’incontournable, de tragique, de fatal, pour en discerner la
structure « fluide », « dansante »,
« hasardeuse » et plus encore « ludique ».
Se pourrait-il
que l’esprit de sérieux de l’homme lui ait fait manquer l’essence
« ludique » de l’existence. C’est elle qu’il convient de prendre au
sérieux précisément plutôt que les valeurs, la morale, le devoir, le travail
salarié. Mais comment faire ? En travaillant précisément mais AUTREMENT,
c’est-à-dire comme Pénélope, laquelle ne s’applique en réalité qu’à retrouver
cette essence ludique de l’existence au travers d’une activité qui ne fait que
consister en elle-même, que jouer de
cette structure fluide et improvisatrice. Les hommes imposent à la vie
les schémas normatifs de leurs valeurs : faire la guerre, avoir une bonne
réputation, mériter des honneurs et des charges, Pénélope donne du sens à son
travail en suivant une direction diamétralement opposée : celle d’une
action sans raison ni finalité, ni avenir : tisser pour tisser sans
espérer la toile. Ce qu’elle produit ne fait dés lors que suivre la loi au gré
de laquelle « arrive tout ce qui arrive », et bien évidemment c’est
moins une loi qu’un cycle. Consentir à cette essence ludique de l’existence
n’est rien moins que surhumain selon Nietzsche, et c’est tout le paradoxe de
cette pensée que de définir précisément par cette surhumanité la seule
possibilité offerte à l’homme de donner à sa vie le sens authentique qu’il lui
donne en travaillant.
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