Le Phèdre est un dialogue écrit dans ce qu’il
est convenu d’appeler la troisième période de Platon. Il est consacré dans sa
première partie à la question de savoir s’il est préférable d’être en relation
avec une personne qui nous aime ou au contraire par un non-amoureux. Socrate
rencontre Phèdre qui lui confie détenir le discours de Lysias, un orateur assez
renommé, sur cette question. Il le convainc de lui en faire la lecture. Phèdre
énonce alors les arguments défendus par Lysias pour justifier que l’on doit
plutôt accorder ses faveurs à une personne qui ne nous aime pas.
La première raison avancée par Lysias tient à
la nature éphémère du sentiment amoureux. Sitôt ses désirs satisfaits,
l’amoureux se désintéresse de l’aimé. L’amour est une maladie et ses effets
sont très peu durables, capricieux. De plus, il y a plus de choix pour la
personne convoitée parmi les « non amoureux » que parmi les amoureux.
Ces derniers ont la mauvaise habitude de se vanter de leurs conquêtes et
ruinent la réputation de l’aimé. L’amoureux a tendance, selon Lysias, à
favoriser tout ce qui accroît la faiblesse de l’être aimé, parce qu’il est plus commode pour lui de
briller aux yeux d’un ignorant et aussi parce qu’il est plus facile d’obtenir
satisfaction d’un amant amolli par le plaisir et le confort. Lysias distingue
l’amour et l’amitié (ou l’affection de la famille). On pourrait reprocher aux
relations non amoureuses d’être languissantes, ennuyeuses mais alors les
relations familiales (en tant que non amoureuses) seraient créditées de ce même
défaut. Or, une telle affirmation est infâmante et fausse. Enfin, s’il fallait
favoriser la violence amoureuse de la relation, alors l’amant que nous devrions
choisir serait le plus passionné, le plus en proie au manque et au besoin au
lieu que l’amant non amoureux pourrait être choisi sur des critères de dignité
et de mérite « purs ». (par rapport à notre
dissertation : « peut-on se satisfaire d’être aimé(e)? »,
nous pourrions dire que nous avons ici affaire à un petit non)
Tels sont les arguments de Lysias et ils
enchantent Phèdre, son ami mais pas du tout Socrate qui finalement juge très
défavorablement son discours. Nous pourrions dire aujourd’hui, en transposant
ce développement dans un contexte scolaire, que la dissertation de Lysias n’a
pas de plan et que n’importe quelle affirmation pourrait être placée dans n’importe quel ordre. Aucun lien, aucune
progression, bref, Lysias n’est pas un bon orateur (ni un bon élève de Terminale, en philosophie).
Socrate se propose alors de reprendre la même
thèse mais avec une autre argumentation. Cependant, Socrate fait son discours
en se voilant le visage pour ne pas avoir à affronter le regard de Phèdre. Il
nourrit en effet la prétention de se comparer et de dépasser le discours d’un
orateur de profession.
Socrate entreprend d’abord de définir l’amour.
Pour ce faire, il distingue en l’homme deux mouvements : celui, raisonné,
qui nous porte vers le Bien, et celui, déraisonnable, qui nous incite à
chercher le plaisir notamment celui de la proximité avec la beauté corporelle
de l’aimé(e). Lorsque le second supplante le premier, naît ce que l’on
appelle : « l’amour ». L’amour n’est donc défini ici qu’en
tant qu’ « Eros » (et non Philia ou Agape). L’aimant ne songera
donc qu’à maintenir l’aimé(e) sous sa tutelle, et à l’éloigner le plus possible
du second mouvement décrit qui nous oriente vers le bien. Il n’aura donc de
cesse qu’à rendre l’aimé ignorant, faible, asservi. Et cela tout aussi bien
d’un point de vue physique, le fait d’être aimé n’engendrera pour le jeune
homme que des désagréments, que l’encouragement en lui à la mollesse, à
l’isolement afin d’accroître sa dépendance. Quand la passion de l’amoureux
prendra fin, l’aimé réalisera qu’il a cédé à un être capricieux suivant
exclusivement ses désirs qui l’abandonnera aussi vite qu’il s’en est épris.
Socrate termine ainsi son discours, mais Phèdre
lui fait remarquer qu’il n’a pas parler des avantages à être en relation avec
un homme dépourvu d’amour. Le philosophe lui fait alors remarquer qu’il suffit
d’inverser la teneur de son propos en attribuant à ce dernier tous les
avantages qui font défaut à l’amoureux. Considérant qu’il a fini, Socrate
entreprend donc de rentrer dans la cité et de traverser l’Illissos, mais il
sent alors le signal ou le « daïmon » : une sorte de sentiment
ou d’intuition à laquelle Socrate se réfère plusieurs fois dans les dialogues
de Platon et qu’il crédite d’une signification particulière : celle de
l’avertir qu’un acte impie a été commis. Il réalise alors que son dernier
discours vient d’insulter Eros et qu’il convient d’expier ce (petit) crime par
un autre discours défendant la thèse opposée.
(Ce qui est intéressant ici, c’est que ce revirement donne au
dialogue une structure dialectique finalement très scolaire, comme si non
seulement nous étions mis en présence d’une argumentation pour le « non,
on ne peut pas se satisfaire d’être aimé(e) » et ensuite de l’exposition
des raisons défendant le « oui », mais aussi comme si nous pouvions
ainsi comprendre ce qui rend les secondes thèses évoquées infiniment
supérieures aux premières. Quelque chose de la définition de l’amour préludant
au premier discours de Socrate est complètement faux, parce qu’elle ne prend
pas en compte ce qu’est une « âme », et le second discours de Socrate
décrira, dans une acception fortement empreinte de mythologie, non seulement
l’âme elle-même mais aussi son rapport aux Essences, aux idées et tout ce que
ce rapport doit à l’amour, lequel est un transport qui en nous nous entraîne
vers le divin, vers tout ce qu’une âme humaine peut contenir de souvenirs de la
Vérité, de la Justice de la Beauté.)
Phèdre, amoureux des beaux discours, est
enchanté d’être ainsi le témoin privilégié de cet « acte expiatoire »
en lequel consistera le second discours de Socrate. Nous sommes alors confrontés
aux thèses mêmes de Platon (plutôt que celles du vrai Socrate évidemment). Le
Socrate, personnage du dialogue évoque, pour commencer quatre formes de
« délires » manifestant chez les hommes, la parole et l’intervention
des dieux : les délires augural (déchiffrer les signes qui nous
avertissent du futur), expiatoire (religion), poétique, et enfin amoureux. Nous
voyons bien la différence avec le premier discours. L’amour n’est pas
l’attraction du plaisir physique, il est un transport divin. Suit alors
l’exposition de l’un des mythes les plus célèbres de Platon, celui de « la
réminiscence ».
Qu’est-ce que l’âme ? Elle est finalement
la notion même d’ « auto-dynamisme », c’est-à-dire le principe
de ce qui se meut par soi-même. Le propre de l’âme, au plus prés de son origine
étymologique : « anima » : ce qui « bouge »,
ce qui « s’anime » est d’être en mouvement de soi-même, par
conséquent, il est impossible qu’elle meurt, puisque elle ne doit son mouvement
à rien d’extérieur. En tant que détenteur d’une âme, nous sommes animés par ce
qui s’anime par soi. L’âme est donc un attelage. Nous les humains, nous sommes
les récipiendaires provisoires de l’un des moments de tous les cycles parcourus
par l’âme, laquelle est immortelle, divine, parfaite. Les âmes se nourrissent
de la science la plus parfaite et éthérée qui soit, celle que l’on trouve sur
la voûte des cieux. C’est dans l’orbe de ce mouvement circulaire que demeurent
les Idées mêmes de Justice, de Vérité, de Beauté. Les Ames divines parcourent
la totalité de ce mouvement continuellement, « en boucle »,
pourrait-on dire. Les autres âmes, c’est-à-dire celles que nous humains allons
recueillir pendant la durée finie de notre existence terrestre, font ce qu’elles
peuvent pour suivre ce cortège des âmes parfaites des Dieux. Ill faut se
représenter ce parcours comme la tentative pour les âmes humaines de parvenir
de l’autre côté de la voûte céleste et jouir ne serait-ce qu’un moment de ce qu’il y a de l’autre côté de cette
« courbure » que nous pourrions dire « orbitale », soient
les Essences, les valeurs. Une mythologie astrophysique voisine ainsi avec ce
que nous pourrions appeler une hiérarchie métaphysique des âmes humaines.
En effet, l’attelage de nos futures âmes (ce
dont nous parlons se passe évidemment « avant » (même si cet
« avant » fait plutôt référence à une ère originelle, primordiale, à
l’âge d’or de ce qu’avoir une âme peut signifier) se composent d’un cheval
courageux, obéissant (le thumos : force, courage) et d’un autre plus
indocile, voire pervers (epithumia : la convoitise). C’est au Noûs,
c’est-à-dire à la raison qu’il revient de conduire, comme un cocher, ces deux
principes contradictoires. Nous réalisons ainsi que la distinction faite par le
Socrate du premier discours se retrouve ici mais dans une dimension totalement
différente, puisque l’amour n’est plus du tout réduit au cheval pervers de
l’âme (l’amour ce sera au contraire le mouvement de l’âme touchée par la vision
des essences). Il y aura donc des âmes humaines
qui parviendront à suivre le cortège des âmes divines et d’autres qui,
mal dirigées, entreront en collision avec les autres, comme on le dirait d‘un
embouteillage et n’arriveront pas à voir les idées. Elles se rabattront ainsi,
toutes leurs vies durant vers des opinions, vers des « on-dit » vers
des connaissances douteuses et approximatives. Seules les âmes qui auront bien
perçues la justice, le bien et la beauté en soi seront dirigées pendant leur
séjour terrestre, vers la science, et la connaissance rationnelle.
Toutes les âmes humaines finissent par
s’épuiser et par ne plus pouvoir suivre le rythme cyclique des âmes divines.
Elles retombent alors sur la terre où elles vivent pendant 10000 ans, 3000 ans
seulement pour les philosophes (les âmes des philosophes jouissent d’un droit
de séjour au ciel plus important que les autres âmes). Cela signifie finalement
que seules les âmes nobles (dont le cocher est adroit) comprennent une fois
incarnées dans un corps humain que rien ne vaut que le général et qu’il n’y a
aucune connaissance qui puisse se fonder sur du particulier. Si je vois un beau
visage ou un beau corps je ne dois pas m’y arrêter, mais réfléchir et
m’interroger sur ce qui fait la beauté de tous les corps, puis la beauté de
toutes les âmes et monter ainsi jusqu’à ce qui fait la beauté en elle-même,
« Une » et universelle ». Mais qu’est-ce qui va pouvoir animer
ce mouvement d’abstraction et de généralisation vers l’unité de l’absolu ?
Le souvenir de ce que nous avons perçu quand notre âme, pure, sans corps,
suivait le cortège des âmes divines.
Ainsi s’explique ce trouble divin que nous
éprouvons devant un beau corps, un beau visage aujourd’hui. Les âmes humaines
suivaient le cortège d’un certain Dieu ou déesse, Zeus ou Héra, cela explique
que nous ne soyons pas émus par les mêmes qualités. Mais lorsque nous sommes
touchés par le souvenir de la beauté chez une femme ou un homme, nous avons
tendance à nous orienter vers lui selon les critères du dieu dans le sillage
duquel nous avons perçu la Beauté et nous finissons par le convaincre de se
conformer à ce divin modèle. On mesure ainsi tout le bénéfice qui existe à être
aimé par une âme noble.
Mais une question demeure : nous
comprenons bien pourquoi l’amoureux est ainsi ému de la beauté de l’aimé, mais
comment provoque-t-il l’amour réciproque de l’aimé ? L’amour de l’aimant
joue finalement le rôle et la fonction d’un réflecteur d’âme qui renvoie à
l’aimé le reflet de la beauté dont il était, sans le savoir, le dépositaire.
C’est comme s’il réalisait ainsi ce qui le rend beau et digne d’être aimé. Ils
peuvent alors consommer leur union ou pas. Il est préférable de ne pas le faire
et de privilégier la vertu au désir charnel, ce qui leur assurera un bonheur
divin, mais même s’ils cèdent à leurs appétits et meurent alors pourvue d’âmes
sas ailes, ils n’en auront pas moins vécu une existence heureuse.
Il serait vraiment stupide de ne pas accorder
d’attention à ce mythe, non seulement parce qu’il revêt dans l’œuvre entière de
Platon une dimension vraiment essentielle, dans
tous les sens du terme, mais aussi parce qu’il est difficile de
concevoir un « oui » plus affirmatif et plus puissant à la question
du sujet. On peut se satisfaire d’être aimé(e), et même on le doit parce que
nous y gagnons la garantie et l’existence d’une existence supérieure, noble,
philosophique, animée par le souvenir de la contemplation pure des idées.
Evidemment, encore faut-il être aimé(e) par la bonne personne, c’est-à-dire par
l’âme composant un bon attelage, celle qui dispose d’un bon cocher, un Noûs
(raison) habile sachant manier ses deux chevaux.
Nous
faisons suivre un extrait du dialogue lui-même, dans lequel Platon décrit à la
fois la nature de l’âme, son parcours dans le sillage des Dieux et enfin la
théorie de la Réminiscence. Cette référence constitue, pour le sujet donné, une
aide aussi précieuse que reconnue :
« Sans doute en est-ce assez
pour ce qui concerne son immortalité, mais pour ce qui est de sa nature, voici
comment il en faut parler : dire quelle est cette nature est l’objet d’un
exposé en tout point absolument divin et bien long, mais dire à quoi elle
ressemble, l’objet d’un exposé humain et moins étendu. C’est donc de cette
façon qu’il faut que nous en parlions. Elle ressemble, dirai-je, à une force à
laquelle concourent par nature un attelage et son cocher, l’un et l’autre soutenus par des ailes.
Or donc, dans Ie cas des Dieux, les chevaux, aussi bien que les cochers, sont,
eux-mêmes, tous bons comme ils sont faits de bons éléments, tandis que, dans le
cas des autres êtres, il y a du
mélange : premièrement, chez nous l’autorité appartient à un cocher qui mène
deux chevaux attelés ensemble ; secondement, en l’un d’eux il a un beau et bon
cheval, dont la composition est de même sorte, tandis qu’en 1’autre il a une
bête dont les parties composantes sont contraires à celles du précédent, comme
est contraire sa nature. Dans ces conditions, c’est nécessairement, par rapport
à nous, une tâche difficile, une tâche peu plaisante que de faire le cocher
! (…) La nature a doué l’aile du pouvoir d’élever ce qui est pesant vers
les hauteurs où habite la race des dieux, et l’on peut dire
que, de toutes les choses corporelles, c’est elle qui participe le plus à ce
qui est divin. Or ce qui est divin, c’est ce qui est beau, sage, bon et tout ce
qui ressemble à ces qualités; et c’est ce qui nourrit et fortifie le mieux les
ailes de l’âme, tandis que les défauts contraires comme la laideur et la
méchanceté, les ruinent et les détruisent. Or, le guide suprême, lui, s’avance
le premier dans le ciel, conduisant son char ailé, ordonnant et gouvernant
toutes choses : derrière lui marche l’armée des dieux et des démons répartis
en onze cohortes; car Hestia reste seule dans la maison des dieux; tandis que
les autres qui comptent parmi les douze dieux conducteurs, marchent en tête de
leur cohorte, à la place qui leur a été assignée. Que d’heureux spectacles, que
de révolutions ravissantes animent l’intérieur du ciel, où les dieux
bienheureux circulent pour accomplir leur tâche respective, accompagnés de tous
ceux qui veulent et peuvent les suivre, car l’envie n’approche point du chœur
des dieux!
Lorsqu’ils vont prendre leur nourriture
au banquet divin, ils montent par un chemin escarpé au plus haut point de la
voûte du ciel. Alors les chars
des dieux, toujours en équilibre et faciles à diriger, montent sans effort;
mais les autres gravissent avec peine, parce que le cheval vicieux est pesant
et qu’il alourdit et fait pencher le char vers la terre, s’il a été mal dressé
par son cocher; c’est une tâche pénible et une lutte suprême que l’âme doit
alors affronter; car les âmes immortelles une fois parvenues au
haut du ciel, passent de l’autre côté et vont se placer sur la voûte du ciel
et, tandis qu’elles s’y tiennent, la révolution du ciel les emporte dans sa
course, et elles contemplent les réalités qui sont en dehors du ciel.
L’espace qui s’étend au-dessus du
ciel n’a pas encore été chanté par aucun des poètes d’ici-bas et ne sera jamais
chanté dignement. Je vais dire ce qui en est; car il faut oser dire la vérité,
surtout quand on parle sur la vérité. L’essence, véritablement existante, qui
est sans couleur, sans forme, impalpable, uniquement perceptible au guide de
l’âme, l’intelligence, et qui est l’objet de la véritable science, réside en
cet endroit. Or, la pensée de Dieu, étant nourrie par l’intelligence et la
science absolue, comme d’ailleurs la pensée de toute âme qui doit recevoir
l’aliment qui lui est propre, se réjouit de revoir enfin l’être en soi et se
nourrit avec délices de la contemplation de la vérité, jusqu’à ce que le
mouvement circulaire la ramène à son point de départ. Pendant cette révolution
elle contemple la justice en soi, elle contemple la sagesse en soi, elle
contemple la science, non celle qui est sujette à l’évolution ou qui diffère
suivant les objets que nous qualifions ici-bas de réels, mais la science qui a
pour objet l’Être absolu. Et quand elle a de même contemplé les autres essences
et qu’elle s’en est nourrie, l’âme se replonge à l’intérieur de la voûte
céleste et rentre dans sa demeure; puis, lorsqu’elle est rentrée, le cocher
attachant ses chevaux à la crèche, leur jette l’ambroisie, puis leur fait boire
le nectar.
Telle est la vie des dieux. Parmi
les autres âmes, celle qui suit la divinité de plus près et lui ressemble le
plus, élève la tête de son cocher vers l’autre côté du ciel, et se laisse ainsi
emporter au mouvement circulaire, mais troublée par ses chevaux, elle a de la
peine à contempler les essences; telle autre tantôt s’élève tantôt s’abaisse,
mais gênée par les mouvements désordonnés des chevaux, aperçoit certaines
essences tandis que d’autres lui échappent. Les autres âmes sont toutes avides de monter, mais impuissantes à suivre,
elles sont submergées dans le tourbillon qui les emporte, elles se foulent,
elles se précipitent les unes sur les autres, chacune essayant de se pousser
avant l’autre. De là un tumulte, des luttes et des efforts désespérés, où, par
la faute des cochers, beaucoup d’âmes deviennent boiteuses, beaucoup perdent
une grande partie de leurs ailes. Mais toutes, en dépit de leurs efforts,
s’éloignent sans avoir pu jouir de la vue de l’absolu, et n’ont plus dès lors
d’autres aliments que l’opinion. La raison de ce grand
empressement : découvrir la plaine de la vérité, c’est que la pâture qui
convient à la partie la plus noble de l’âme, vient de la prairie qui s’y
trouve, et que les propriétés naturelles de l’aile, s’alimentent à ce qui rend
l’âme plus légère; c’est aussi cette loi d’Adrastée, que toute âme qui a pu
suivre l’âme divine et contempler quelqu’une des vérités absolues est à l’abri
du mal jusqu’à la révolution suivante, et que, si elle réussit à le faire toujours,
elle est indemne pour toujours.
Mais lorsque, impuissante à suivre les dieux, l’âme n’a pas vu les
essences, et que, par malheur, gorgée d’oubli et de vice, elle s’alourdit, puis
perd ses ailes et tombe vers la terre (…) Une loi lui défend d’animer à la
première génération le corps d’un animal, et veut que 1. l’âme qui a vu le plus de vérités produise un
homme qui sera passionné pour la sagesse, la beauté, les muses et l’amour;
que l’âme qui tient 2. le second rang
donne un roi juste ou guerrier et habile à commander; que 3. celle du troisième rang donne un politique,
un économe, un financier; que 4. celle du quatrième produise un gymnaste
infatigable ou un médecin; que 5. celle de la cinquième mène la vie du devin ou
de l’initié; que 6. celle du sixième s’assortisse à un poète ou à quelque autre artiste
imitateur, 7. celle du septième à un artisan ou à un laboureur, 8. celle du huitième à un sophiste ou à un
démagogue, celle du 9. neuvième à un tyran. »
Il faut en effet chez l’homme,
que l’acte d’intelligence ait lieu selon ce qui s’appelle Idée, en allant d’une
pluralité de sensations à une unité où les rassemble la réflexion. (c) Or c’est
là une remémoration de ces réalités supérieures que notre âme a vues jadis,
quand elle cheminait en compagnie d’un Dieu, quand elle regardait de haut ces
choses dont à présent nous disons qu’elles existent, quand elle dressait la
tête vers ce qui a une existence réelle ! Voilà donc pourquoi, à juste titre,
est seule ailée la pensée du philosophe ; car ces réalités supérieures
auxquelles par le souvenir elle est constamment appliquée dans la mesure de ses
forces, c’est à ces réalités mêmes que ce qui est Dieu doit sa divinité. Or
c’est en usant droitement de tels moyens de se ressouvenir qu’un homme qui est
toujours parfaitement initié à de parfaites initiations, devient, seul,
réellement parfait. Mais, comme il s’écarte de ce qui est l’objet des
préoccupations des hommes et qu’il s’applique à ce qui est divin, la foule lui
remontre qu’il a l’esprit dérange ; mais il est possédé d’un Dieu, et la foule
ne s’en doute pas. »
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