dimanche 8 décembre 2024

Explication de texte Philippe Descola extrait de "la composition des mondes"

 

Dans le courant du mois de janvier, il faudra réaliser un travail type bac en temps limité. Vous aurez le choix entre une explication et une dissertation sur le sujet suivant: 

« Peut-on concevoir une politique des vivants? » et l’explication du texte suivant, selon des modalités proches de ce que nous avons fait dernièrement avec le texte de Friedrich Nietzsche. Cela signifie que le choix de la dissertation sera peut-être un peu plus difficile mais que les éléments que nous allons citer et développer ici pourront évidemment être utilisés également pour répondre à la question.  Tout ce qui sera travaillé ici sur le blog le sera dans la perspective d’une explication de texte.



Expliquez le texte suivant:

"L'opération qu'il s'agit de faire à présent consiste au contraire à concevoir la destinée des humains et celle des non-humains comme intrinsèquement mêlées. L'idée de nature a pu servir un temps à exprimer toutes sortes d'aspirations confuses et de projets informulés, et c'est la raison pour laquelle l'écologie a été d'abord pensée comme le projet de sauver la nature, ou de la conserver – un projet consistant simplement à accorder de la valeur à ce qui autre­fois n'en avait pas. Mais en dépit de cette utilité tactique que je reconnais à l'idée de nature, il me semble nécessaire de répéter que cette notion a fait son temps et qu'il faut maintenant penser sans elle afin d'imaginer des institutions qui permettraient de réaliser le couplage des humains et des non-humains, c'est-à-dire de gouverner dans les mêmes termes la vie de l'ensemble des êtres.
  Cela peut sembler assez abstrait, mais il s'agit avant tout de cesser de concevoir les sociétés comme des réa­lités sui generis posées dans un environnement auquel elles doivent s'adapter, qu'elles doivent façonner, transformer, pour acquérir une identité et une destinée historique. Or c'est le modèle qui domine encore la représentation de l'action politique. Il faut donc imposer l'idée que les humains ne sont pas des démiurges ingénieux qui se réalisent par le travail et la transformat­ion de la nature en ressources, mais que ce qui est premier, ce sont des environnements fragiles où coexistent des humains et des non-humains, et dans lesquels la vie épanouie des premiers est en très grande partie dépendante des interactions avec les seconds. Autrement dit, l'unité d'appréhension de la vie politique, à mon sens, ne devrait plus être la société, la nation, cela ne devrait plus être un territoire délimité par des frontières étatiques ou tribales. Il faut substituer à ce modèle issu des théories classiques de la souveraineté un tissu d'écosystèmes, de milieux de vie, qui sont à la fois urbains et ruraux, interdépendants et en partie autonomes. Et dans ces espaces, des interactions complexes impliquant des échanges d'énergie, d'information, se produisent, qui doivent être menées au mieux, de façon à ce que la perpétuation de la vie des humains passe aussi par une meilleure prise en compte de leurs échanges avec les non-humains. Il s'agit pour l'essentiel de déplacer les objets habituellement définis comme « politiques », et de mettre nos catégories juridiques, politiques, économiques et administratives à l'épreuve de cette transformation – puisque, telles qu'elles nous sont léguées par la tradition, elles sont inadéquates pour penser et organiser ces interactions. Il y a donc un travail considérable à faire pour penser de nouveaux instruments de gouvernement de l'ensemble des composantes des mondes et pour que les citoyens animés par le désir de l'action publique puissent rendre acceptables ces nouveaux instruments en les débattant dans la collectivité."

Philippe Descola, La Composition des mondes, 2014, Champs essais, 2017, p. 322-323.

La connaissance de la doctrine de lauteur nest pas requise. Il faut et il suffit que lexplication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.




1) L'effort de symétrisation anthropologique

Philippe Descola est un anthropologue français qui est né le 19 juin 1949 et qui a notamment travaillé à partir des deux années qu’il a vécues dans une tribu amazonienne, les Achuars.  Cela (ainsi que la date de publication de l'ouvrage) nous permet de réaliser que toutes les références à un présent, à un « maintenant » désignent notre époque la plus récente, ce qui donne à ce texte une actualité philosophique « brûlante ». 

Un anthropologue est un chercheur dont l’objet d’étude est l’être humain et dont le travail consiste notamment à être capable de se faire une idée de ce que l’être humain est au-delà ou en-deçà de toutes les façons différentes qu’il a de constituer des cultures distinctes. Mais ce qui attire l’attention de Philippe Descola et va déterminer l’orientation essentielle de ces travaux, c’est qu’une telle définition de l’anthropologie implique à son origine la distinction de la culture et de la nature, comme si l’être humain ne faisait que cultiver des modes d’existence différents de ce que c’est que de n’être pas naturel. Or il existe une multiplicité de cultures humaines pour lesquelles la notion même de nature n’existe pas, et qui donc ne se vivent pas elle-même comme séparée, distincte de la nature.

Nous pourrions prendre l’exemple de la notion de « race » qui a aujourd’hui été révoquée par la science. Il existe des génotypes, c’est-à-dire des informations génétiques contenues dans l’ADN d’un individu mais il n’existe pas de génotype de la race et il a été constaté qu’il pouvait exister plus de différences entre les génotypes de deux humains nés dans une même civilisation, voire un même pays, voire la même ville qu’entre un africain et un européen. Par conséquent,  il est impossible de poser l’existence de différences génétiques  entre les êtres humains suffisantes pour poser que différences races existent.  Le terme de race a tété supprimé de plusieurs textes dans la législation française sauf quand il s’applique aux animaux.

Cela vaut la peine d’y réfléchir car tant qu’il demeure dans l’esprit des humains, il recoupe évidemment une réalité qui en l’occurrence n’a plus lieu d’être. Qu’il existe des phénotypes, cela ne fait aucun doute. Les êtres humains évoluent en fonction du milieu de leur environnement social, mais ces différences ne peuvent s’appuyer sur aucun fond génotypique. Peut-être serait-il temps de s’interroger sur l’existence du mot nature.


Quelques mots sur la vidéo « les idées larges »: l’un des passages les plus importants est celui dans lequel est développé le concept d’ontologie et plus encore les quatre ontologies, qui selon Philippe Descola définissent les quatre façons utilisées par les humains pour « faire monde ». Les ontologies ne sont pas du tout des thèses qui resteraient à « démontrer », auxquelles nous pourrions nous rallier en raisonnant, en argumentant. Nous sommes né.e.s dans une civilisation qui s’est constituée à partir de cette ontologie, même si celle-ci a pu se transformer (l’Europe a sûrement été d’abord animiste, puis analogiste puis naturaliste). L’idée même qu’il faille « argumenter », « rationaliser » le réel voire le mathématiser fait partie intégrante d’une société naturaliste et d’ailleurs on peut clairement dater et nommer les penseurs qui ont promu une telle façon d’être au monde: le 17e siècle avec Galilée (la révolution scientifique). Allessandro Pinocchi dans le livre qu’il a co-écrit avec Philippe Descola « Ethnographies des mondes à venir » revient sur le terme décrivant le processus par le biais duquel un ethnologue parvient à ce degré de relativisation. Par l’immersion dans un collectif régi depuis longtemps par une autre ontologie, il faut parvenir à une symétrisation. De quoi s’agit-il?

Un anthropologue ou un ethnologue a choisi de s’intéresser à tel ou tel peuple très éloigné de la civilisation dans laquelle lui est né et a été éduqué. Cela veut dire qu’il a choisi comme objet d’étude une autre civilisation, une autre façon humaine de faire monde. En soi, cette prédisposition est déjà asymétrique puisque l’on est le sujet d’une pratique dont l’autre peuple est l’objet. Être un objet comme le nom l’indique c’est être « l’esclave », ce qui, de fait n’a pas l’initiative. Et d’ailleurs le fait même de cette étude est en soi inéquitable. Une population se voit visitée, interrogée, observée comme une souris de laboratoire dont on scrute les réactions face à une situation donnée. Si l’ethnologue ne parvient pas à s’extraire de cet a priori là: « je suis un chercheur qui entreprend de constituer un savoir, une étude sur des peuples étrangers qui ne se rendent pas compte de ceci que leurs coutumes est un objet d’étude, et donc qui sont ignorants. » tout son travail sera traversé d’une sorte de complexe de supériorité qui le fera passer à côté de la vérité de sa pratique. Mais pour parvenir à ce résultat il faut qu'il se remette en question au point de réaliser que sa recherche elle-même est fondamentalement basé sur une situation en surplomb  dont il est plus important que tout de « descendre » 

Mais comment faire puisque de fait on est là, et qu’en effet le simple fait d’être là induit les moyens d’être là alors que les personnes que l’on visite n’ont pas, elles, les moyens de venir chez nous? C’est là qu’intervient le processus de symétrisation (processus qu’après tout Montaigne avait déjà expérimenté quand il a écrit « les cannibales » à partir de ce que son serviteur de la tribu des Tupinambas lui raconte de sa vie au Brésil). Le décrochage à effectuer consiste à inverser le rapport habituel entre ce qui en nous tient de l’observation ethnographique et de la situation purement existentielle. Nous ne sommes pas un.e chercheuse.r qui vient faire une étude sur l’existence des autres, nous sommes un.e existant.e qui vient relativiser ces modes d’existence au contact de celles des autres. On connaît l’expression « jugement de valeur ». Ici elle se complique un peu: je suis l’enfant d’une civilisation dont les valeurs m’ont éduqué et je visite une autre civilisation qui s’est construite autour d’autres valeurs.Si je ne parviens pas à me détacher des valeurs de ma civilisation, alors aussi loin que je puisse aller dans mon étude, quelque chose aura été raté, quoi?

             L’humain, cette sorte de « zone de neutralité » très difficile à atteindre au sein de laquelle on retrouve une sorte de fond humain à partir duquel toutes les façons humaines de faire monde sont possibles, envisageables. Dans son poème: "désertion des animaux du cirque",  le poète irlandais William Butler Yeats dit: « I must lie down where all the ladders start »,  « je dois me laisser tomber là d’où toutes mes échelles partent ». C’est exactement à ce type de descente que tout anthropologie doit se résoudre, et avec joie. Il n’est pas question de renoncer seulement aux valeurs de sa société mais au jugement tout court.




Je suis un scientifique qui paradoxalement est venu faire de la science pour déconstruire en lui ce que c’est que faire de la science…Et tout cela au nom même de la science! Et étrangement, rien de tout ceci n’est contradictoire, parce que cela ne sert vraiment à rien d’être venu aussi loin si c’est pour y ramener encore ses valeurs qui étaient là bas: d’où l’on vient. Qu’est-ce qu’on est venu chercher? 

            Cette zone neutre où tout de ce que c’est qu’être humain est possible, envisageable. Philippe Descola dans son livre prend un excellent exemple. La façon dont les Achuars entourent la mort de leurs proches est absolument saisissante par rapport à la notre parce qu’elle s’oriente dans une direction contraire. Autant nous célébrons la mémoire de nos morts, autant les achuars "coupe les ponts" avec eux. Les paroles de leurs chants de mort sont en gros: « oublie moi! Toi qui a disparu, ne viens plus jamais me voir reste où tu es! » C’est extrêmement déstabilisant parce que cela nous touche, nous européen.ne.s, dans une dimension très profonde qui est celle du deuil.  Si nous sommes restés dans une attitude d’amour voire de vénération de personnes proches que nous avions aimées et dont même nous nous faisons un devoir de prolonger cet amour, on peut difficilement comprendre ces cérémonies sans se dire qu’il y a quelque chose de sauvage, de cruel, de « brut » là dedans. Quoi? Il en sont là, ils interprètent la mort comme un départ et c’est tout, C’est primaire! 




Si on en reste là, autant repartir chez soi: on n'est pas un anthropologue, ce qui signifie aussi que l’on renonce à comprendre le phénomène humain dans toute sa neutralité et sa justesse. On atteint la neutralité absolue lorsque l’on songe à ce que certaines personnes européennes sont prêtes à débourser dans des thérapies psychologiques visant à faire son deuil, ou à ne pas s’estimer responsable de la mort de nos proches. En fait, c’est cela que les Achuars font en très peu de temps (et gratuitement!). 

Pour évoquer la symétrisation, Philippe Descola dans la vidéo reprend un autre exemple très parlant dans son livre: celui des esprits de la forêts et du quark ou du boson de Higgs (qui sont des particules quantiques) . Dans les deux cas, il est finalement question de présence indétectable à l’œil nu, invisible parce que spirituelle dans le premier cas, quantique dans le second. Nous sommes persuadés, nous occidentaux, qu’il y a une différence fondamentale entre les deux: c’est que l’existence du quark est indiscutable et démontrée grâce notamment à l’accélérateur de particules du CERN alors que l’existence des esprits ne l’est pas. Il y a ce qui relève de la science et ce qui relève de la croyance. On veut bien s’intéresser aux mentalités de l’autre peuple mais la science, c’est du sérieux!

Pourtant il n‘échappe à personne que ce qui caractérise la découverte du boson de Higgs c’est justement une hypothèse scientifique. Il a été pressenti avant d’avoir été détecté (comme la planète Neptune par l’astronome Le Verrier). Il nous est « apparu » au terme d’un processus de déduction et surtout de la construction de tout un appareillage dont le propos était justement de rendre possible cela même dont on avait présupposé l’existence « possible ». Il a bien fallu de la croyance, de l’intuition, de la prévision pour que l’expérimentation « soit ». Les processus hypothético-déductif qui sont utilisés dans toutes les démarches expérimentales de la science ne sont rien de plus ni de moins, en ce sens que des croyances rationalisées, concrétisées dans un « fait ». Le scientifique considère que ce fait ratifier sa théorie mais en fait on peut  tout aussi bien dire et peut-être avec en plus un  soupçon de pertinence excédentaire qu’il en est plutôt l’aboutissement. Par exemple, on peut dire que « c’est magnifique: Pasteur a rendu possible le fait scientifique du vaccin mais qu’a t-il fait d’autre que de rendre possible cela même qu’il tout mis en œuvre pour effectuer? C’est exactement ce que Georges Canguilhem affirme en soutenant qu’un fait scientifique « c’est ce que fait la science en se faisant. » De la même façon, l’esprit de la forêt, c’est ce que fait la spiritualité mystique en se faisant.

Nous atteignons ici le fond de la question traitée, celui de la relativisation anthropologique: se pourrait-il que la science, discipline qui se donne pour objectif de montrer la nécessité des lois à l’œuvre dans l’univers soit en réalité elle-même non pas nécessaire mais contingente, c’est-à-dire née dans une certaine civilisation à un moment donné, sous l’impulsion de personnalités identifiables qui ont vécu et qui sont mortes, qui auraient pu ne pas voir le jour, de telle sorte que la science aussi aurait pu ne jamais exister? La réponse est « oui », et c’est peut-être précisément à partir de cette réalisation que la science nous apparaît sous son meilleur jour et comme une pratique qu’il est d’autant plus pertinent voire « beau » et passionnant de pratiquer » qu’elle est en effet née dans des constantes finalement hasardeuses.

Ici, une multitude d’objections voient le jour dans notre esprit: mais enfin, c’est quand même grâce à la science que je sais que la terre tourne autour du soleil que le monde a eu un commencement: le big bang, que l’espèce humaine a une origine animale. Oui, ces faits là sont avérés MAIS la rotation de la terre autour du soleil prend place dans une représentation du système solaire dont nous savons qu’il n’est que l’une de régions d’une galaxie comprenant plus de quatre cents milliards d’étoile et un milliard de planètes de telle sorte que ce que l’on sait (la science) s’inscrit dans une totalité dont on ne sait rien et au regard de quoi cette connaissance est en elle-même relativisée, relativisable. On ne voit pas bien ce qui de la science battrait définitivement en brèche la mythologie dés lors, non pas qu’il faille croire qu’Atlas porterait la terre, ou que celle ci soit située en faut d’une colonne d’animaux à partir de la tortue primordiale, mais plutôt qu’il n’est rien de la science qui se situe vraiment sur le même terrain que ces histoires, lesquelles mérite tout autant notre attention même si justement c’est d’une AUTRE attention dont il est question., d'une autre interprétation, en fait.






De fait, la science, telle que nous la concevons, nous occidentaux, est apparue en Grèce, dans un vaste mouvement de rationalisation qui s‘est petit à petit détaché de la mythologie. La Grèce antique peut être considérée dans la terminologie de Descola comme « analogiste », et quelque chose du naturalisme apparaît timidement dans l’utilisation du concept de phusis (nature).  Mais l’analogisme reste de mise. Ce que l’on constate donc c’est que la science est une pratique qui s’est développée en même temps  que le naturalisme, étant entendu que Philippe Descola insiste pour dire que le naturalisme s’est définitivement imposé en occident avec ce que l’on a appelé l’avénement de la science moderne au 17e siècle avec Galilée (1564 - 1642), donc prés de 22 siècles plus tard. Affirmer que c’est à partir de la science que le naturalisme a vu le jour serait excessif parce que la naturalisme n’est pas que la science, mais c’est aussi la désacralisation des animaux, des éléments, quelque chose d’un processus de désenchantement des forces de la nature.

Nous n’aurons pas tout dit de cette symétrisation tant que nous n’aurons pas insisté sur cette zone neutre vers laquelle s’oriente tout anthropologue mais aussi toute personne soucieuse de se rapprocher du phénomène humain. Qu’est-ce que cela signifie?  Qu’un un sens les quatre ontologies sont en nous, sommeillent en nous potentiellement et que c’est seulement ainsi que nous pourrons expliquer que nous nous adressions à notre ordinateur en lui parlant, en l’insultant et que ce n’est pas seulement un « moment d’égarement » de notre part mais cela même à quoi les Achuars s’adonnent un peu plus sérieusement que nous par ces prières mentales qu’ils appellent « Anent ». 

  • Objets inanimés avez vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? dit Lamartine dans « harmonies poétiques et religieuses ». 

Il n’est pas possible que nous vivions exclusivement dans un monde d’ordinateurs ou de voitures sans âme, ou en d’autres termes, il est assez courant que notre naturalisme profond prenne l’eau et laisse poindre quelque chose de cette zone  neutre  à la lumière de laquelle des présupposés de l’ontologie animiste affleurent « heureusement ». 



La compréhension de ce que Descola appelle les ontologies n’est pas évidente parce que c’est une chose de saisir ce qu’il écrit et une autre de l’appliquer. Cela impose un effort de décentrement que nous ne sommes pas toutes et tous prêt.e.s à faire.  

C’est particulièrement vrai pour la science qui après tout part bel et bien de cet étonnement premier évoqué par Aristote comme point de départ de la philosophie (mais d'une philosophie très proche de la  science). Elle implique toutefois un certain rapport à l’objet d’étude. Un scientifique suit une exigence d’objectivité, c’est-à-dire la nécessité de mener à bien une connaissance à l’égard d’une réalité posée comme extérieure. Il n’est donc pas surprenant que la science ait progressé en même temps que la physis, que la nature (puisque le mot nature rend possible l'observation de ce "tout" dont en même temps on s'extrait. Cela suppose que le chercheur puisse se détacher du milieu dans lequel il vit. Et ce détachement n’est pas évident. Il est d’ailleurs totalement remis en cause par la physique quantique puisque à cette échelle, nous sommes en prise avec des unités tellement petites qu’il est évident qu’on ne peut observer sans impacter la réalité même que l’on observe. Ce que la physique quantique a détruit entre autre chose, c’est le présupposé d’une observation neutre du phénomène. Ce que l’on observe, du fait même qu’on l’observe est tel qu’on l’observe et non tel qu’il « est » (les fentes de Young et prolongement)

Le décentrement des ontologies nous invite à relativiser nos approches y compris celle de la science. Nous pouvons illustrer cette thèse avec ce que Descartes a nommé l’expérience de l’esprit, « l’experimentum mentis. » 

 Dans les médiations Descartes qui s’est posé la question de son existence de celle de Dieu en vient à questionner celle des choses extérieures. Son raisonnement est tout à fait représentatif de la démarche scientifique occidentale.

Voici un morceau de cire cubique, solide, odorant, sonore (je peux le frapper contre la table), etc. Descartes évoque les qualités sensibles de cette chose et les appelle qualités secondes. Voilà qu’une autre personne approche une flamme. La cire fond: elle devient liquide, change de couleur, change de « sonorité », d’apparence. En fait il n’y a plus rien de ce que j’avais remarqué du bloc qui « demeure » dans cette flaque, du point de vue des qualités secondes.




Mais alors est-ce une chose « autre »? Selon Descartes aucunement: il faut bien que quelque chose demeure identique du bloc à la flaque, nécessairement, puisque je n’ai pas bougé et que j’ai vu de mes yeux la métamorphose de la cire solide en cire liquide. Elle a simplement changé d’état. 

Mais cela signifie surtout qu’en fait si j’en reste aux qualités secondes, je ne connaîtrai pas la cire « même », identique. Et Il faut bien que cette cire même « soit » sauf que…elle ne se manifeste pas à mes sens. Descartes évoque alors les trois facultés de connaissance reconnues chez les êtres humains: 

  1. Il y a les sens. Est-ce que LA cire est connaissable par mes sens? Non
  2. Il y a l’imagination. Qu’est-ce que la cire en fait? C’est une « chose » dont l’apparence change et elle peut changer considérablement. Il y a une infinité de formes que la cire peut prendre sans cesser d’être la cire. Du coup, la question se pose de savoir si mon imagination, en tant que faculté capable de se détacher des apparences sensibles peut explorer cette infinité? La réponse est « non ». Personne ne peut visualiser mentalement (c’est ça l’imagination, c’est de la visualisation mentale) toutes les formes que la cire peut prendre. On ne peut voir même mentalement de l'infini.
  3. Est-ce que mon entendement peut poser l’existence d’une chose susceptible de prendre une une infinité de figures? Oui

Par conséquent, percevoir la cire telle qu’elle est vraiment c’est une opération de l’entendement, c’est une expérience de l’entendement.

Qu’est-ce qui doit retenir notre attention ici? Le fait que pour des raisons qui finalement tiennent à la science, c’est-à-dire à notre capacité de connaître la cire, de la « savoir », Descartes ne doute jamais de la nécessaire unité de la cire. Cela signifie que la cire est une substance, une chose, et il pose la manifestation de cette chose comme seulement effective pour un entendement qui " voit l’unité"  là où mes sens ne me donnaient à voir que des métamorphoses.  Qu’une chose puisse muer et devenir autre chose, c’est ce que Descartes n’envisage pas un instant pour la cire. Il faut qu’il y ait UNE cire, et si je disposais d’un instrument d’observation assez performant je découvrirais les mêmes composantes de cire dans le bloc et dans la flaque. Descartes a donc raison. Si j’analyse de la vapeur et de la glace j’y trouverai bel et bien la molécule H2O. Donc Descartes dit une vérité pure, objective, indépendante des ontologies. 

En même temps si j’ai un appareil performant, je verrai bien se produire des agitations, des vibrations des molécules au fur et à mesure que la chaleur de la flamme se rapproche. C’est cela le changement d’états et la question demeure de savoir jusqu’où un changement d’état s’opérant sur des molécules identiques ne transformerait pas une "chose" en une autre "chose" (même avec des molécules identiques). Qu’est-ce qui fait qu'une chose est UNE en fait? Qui ou quoi  décide de cela? 

L’astrophysicien Karel Schrijver écrit: 

«  Quand l'univers  a commencé à se former, il n’y avait que de l’hydrogène et un peu d’hélium, et très peu d’autres choses. Nous n’avons pas d’hélium dans notre corps. En revanche, nous avons de l’hydrogène, mais il ne représente pas l’essentiel de notre poids. Les étoiles sont comme des réacteurs nucléaires. Elles prennent un combustible et le transforment en quelque chose d’autre. L’hydrogène se transforme en hélium, et l’hélium se transforme en carbone, en azote et en oxygène, en fer et en soufre : tous les éléments qui nous composent. Lorsque les étoiles arrivent à la fin de leur vie, elles se gonflent et implosent, en se débarrassant de leurs couches externes. Si une étoile est suffisamment lourde, elle explose en supernova.  La plupart des matériaux qui nous composent proviennent donc d’étoiles mourantes, ou d’étoiles qui sont mortes dans des explosions. Et ces explosions stellaires continuent de se produire. Nous avons en nous des éléments aussi vieux que l’univers, et d’autres éléments qui ont atterri ici il y a peut-être une centaine d’années seulement. Et tout cela se mélange dans nos corps. »



Evidemment les échelles de temps ne sont pas identiques, mais si nous appliquions le raisonnement cartésien, alors peut-être faudrait il affirmer que nous ne sommes pas des corps humains mais des étoiles en mutation, ou que les étoiles sont des débuts d'humanité. C’est très poétique (et ça en jette) certes, mais bon!

Qu’y a-t-il d’autre en fait que des molécules dont les combinaisons composent des assemblages provisoires de matière? La critique que Nietzsche a opéré du « je pense donc je suis » ne vaudrait-elle pas finalement dans les mêmes termes pour le raisonnement du morceau de cire? Descartes « veut croire » à la substance cire, comme il vaut croire à la substance pensante. Il veut croire qu’il y a des substances plutôt que d’envisager la possibilité qu’il n'y ait en fait que des changements d’états, c’est-à-dire des « verbes ». Il faut que ce soit des choses qui produisent des changements et non des occurrences, de évènements des actions qui produisent des substances, lesquelles justement ne mériteraient pas  ce nom. Il est un peu comme Alice qui ne comprendra rien à ce qui lui arrive tant qu’elle n’aura pas compris qu’elle consiste non pas dans la personne à qui il arrive des choses (volonté d'être un qui) mais dans l’un des nombreux éléments par le biais desquels des choses arrivent. Ce qui s‘effectue ce sont des évènements et les humains, comme absolument tout ce qui existe participent de ce « fond », de ce support, de cette caisse de résonance des évènements.  Nous retrouvons ici l'affirmation du poèrte Joe Bousquet, blessé à la guerre de 14: "ma blessure existait avant moi, j'étais né pour l'incarner". Ce n'est pas tant Joe bousquet qui est blessé, c''est plutôt ce schéma là qui prévaut:  Naître/ Combattre/ Être blessé/ Écrire...Et Joe Bousquet dans tout ça ? C'est le fond  de matérialité dans la cire de laquelle s'incarnent ces verbes. C'est le trait d'union entre une longue listes de verbe à l'infinitif, tout comme Alice....tout comme nous.

Il suffit de voir le peu de cas que Descartes fait de la flamme pour saisir cela. L’évènement, c’est la flamme. Les changements d’états de la cire ne sont que les implications collatérales de ceci que la flamme « est », que la chaleur s’accroît, que l'espace se dilate, etc.

Il semble assez évident que des civilisations purement animistes ou totémistes ne seraient pas aussi embarquées que l’est Descartes dans  la quête de vérité de la cire même.  Notre quête d’atomes attestent de notre croyance en des unités, en des substances.  C'est ce que Nietzsche appelle le "préjugé atomistique". Ne serait-il pas plus conforme à une autre vérité qu’il existe "un devenir flaque" du bloc et un "devenir bloc" de la flaque (tout comme il y a un devenir guêpe de l'orchidée et un devenir orchidée de la guêpe), que tout finalement soit davantage affaire de devenir que de substance? Un artiste occidental d’ailleurs devant le même phénomène ferait quoi? Il le peindrait. Il le raconterait. Il le filmerait. Ce qui domine dans la science selon Descartes (science moderne) c’est un préjugé substantialiste et activiste. Il n’y a rien à en redire  (du moins tant que cette activité ne se transforme pas en transhumanisme) mais simplement à pointer la relativité de ce raisonnement qui pourtant est un raisonnement que nous suivons, nous naturalistes, aveuglément, peut-être un peu trop aveuglément.




2)  Les quatre ontologies

Finalement, Philippe Descola ne fait que retirer les conséquences politiques de la clarification nécessaire d’une ambiguïté linguistique. Il existe d’abord en grec puis dans les langues européennes un mot: « nature » qui désigne finalement une sorte de « fond » non humain qui va s’offrir à la transformation technique industrielle, culturelle de l’être humain. La nature, c’est cet ensemble constituée par les éléments, les plantes, les animaux. Est culturel tout ce qui est fait produit, conçu par l’être humain, est dit naturel tout ce qui ne l’est pas.

 



Or nous ne retrouvons pas dans les langues orientales d’équivalent. En chinois (mandarin), ce qui se rapproche le plus de « nature » est le terme  que nous prononcerions Ziràn, idéogramme se composant de deux caractères signifiant soi-même et ainsi. Par conséquent on comprend que naturel désigne ici simplement un mouvement, spontané, libre d’une personne, ce qui s’opposerait à contrôlé, ou contraint, polissé. Ce n’est pas LA nature.  En Japonais, le terme de Shizen recoupe exactement la même nuance de sens que le chinois Ziràn. En indien c’est le terme de Prakriti qui semble se rapprocher le plus de la nature mais il désigne une dynamique de création qui œuvre dans la totalité du vivant (incluant l’être humain donc. On retrouve quelque chose de la prakriti dans la notion spinoziste de nature naturante. Mais il n’y a pas d’équivalent exact de cet ensemble que constituerait tout ce qui n’est pas humain, bien au contraire, Ziràn, shizen et Prakriti désignent soit des caractéristiques de mouvements humains, d’émotions, soit un principe d’auto créativité de la vie qui englobe l’être humain en son sein. Ce point est fondamental pour Philippe Descola:

« Pour que des collectivités singulières et différenciées par les mœurs, la langue et la religion – ce que nous nommons à présent des cultures – émergent comme des objets scientifiques susceptibles d'être opposés par leurs caractéristiques au champ des régularités naturelles, il faut attendre les années 1880 et les intenses débats qui, surtout en Allemagne, aboutissent à distinguer les méthodes et les objets des sciences de la nature et des sciences de la culture. Il n'y a donc rien d'universel dans ce contraste. Il n'y a rien de proprement démontrable non plus. Distinguer dans les objets du monde entre ce qui relève de l'intentionnalité humaine et ce qui relève des lois universelles de la matière et de la vie est une opération ontologique, une hypothèse et un choix quant aux liens qu'entretiennent les êtres les uns avec les autres du fait des qualités qui leur sont prêtées. Ni la physique ni la chimie ni la biologie ne permettent d'avérer cela, et il est d'ailleurs rarissime que ces sciences, dans leur usage courant, fassent référence à cette abstraction qu'est la nature comme leur domaine d’investigation. »

C’est vers les années 1880 que la distinction entre les sciences de la nature et les sciences de la culture apparaît clairement en Europe. Cette dissociation est un choix par le biais duquel quelque chose d’une civilisation se dit, s’amorce, se construit, mais rien ne le fonde vraiment. C’est ce par quoi un certain type de société se présente mais pas du tout une évidence logique ou fondée sur l’observation. Qu’il y ait entre la science qui observe l’évolution des sociétés humaines et celle qui étudie le vivant, entre l’histoire et la biologie, une différence fondamentale nous semble aujourd’hui être une évidence, mais en réalité, c’est une évidence rigoureusement européenne qui n’est ni vraie ni fausse mais ce par quoi une civilisation européenne se dit.  Les civilisations orientales n’ont jamais perçu cet ensemble que constituerait les non humains.  Lorsque Philippe Descola parle d’opération « ontologique » (sachant que l’ontologie en philosophie désigne l’étude de l’être) il veut parler de principe, de quelque chose de fondateur d’une base à partir de laquelle se constitue la façon de voir, de dissocier, de catégoriser d’une civilisation. On pourrait dire que l’ontologie désigne les principes vraiment originels à partir desquels une façon de penser se construit mais ces principes en eux-mêmes ne sont pas fondés (ils n’ont pas vraiment à l’être). Ce sont des axiomes civilisationnels.

Or la thèse fondamentale que Philippe Descola a défendu dans ses livres à partir de ses observations des coutumes, des rites et des mentalités du peuple Achuar est la suivante (l’apport vraiment considérable dont elle a enrichi l’anthropologie moderne vient de ceci que, non seulement, elle quadrille toutes les ontologies de tous les collectifs humains mais aussi qu’elle décrit l’axe autour duquel finalement toutes les sociétés et les civilisations se définissent et cet axe est celui de la distinction entre les humains et les non humains. Cet axe traverse deux catégories: celle de la physicalité (c’est-à-dire du corps) et celle de l’intériorité (que l’on pourrait rapprocher de l’âme):




Est-ce qu’il y a entre les humains et les non humains ressemblance du point de vue de l’âme? Pour une société naturaliste, (c’est-à-dire pour les  sociétés au regard desquelles « il y a la nature ») il est évident que la réponse est non. Par contre, pour ces mêmes sociétés, il y a ressemblance et continuité du point de vue du physique en ce sens que les corps humains et les corps animaux et végétaux sont tous organiques. Ils obéissent aux mêmes lois (mécanistes). Dans une ontologie animiste, comme c’est le cas dans le shintoïsme, ou pour la plupart des tribus amazoniennes (Guaranis, Jivaros) il y a continuité du point de vue de l’intériorité et différente du point de vue du corps.  Une ontologie totémiste, telle qu’elle a notamment structuré les sociétés aborigènes d’Australie, considère qu’il y a continuité aussi bien du point de vue de l’intériorité que de celui de la physicalité. Au contraire, pour les sociétés analogistes, il n’y a que des différences aussi bien du point du physique que de l’intériorité. 

Il est une pratique que, nous européens, exerçons « de plein droit » et qui atteste parfaitement de l’ontologie naturaliste qui est la notre, insistons sur ce point c’est bien d’une « ontologie » dont il est ici question pas d’une logique ou d’une démonstration.

Il s’agit des expérimentations animales, de la vivisection, c’est-à-dire d’expérimentations menées sur des animaux vivants. Il y a distinction du point de vue de l’intériorité, ce qui nous donne le droit de faire à peu prés ce que nous voulons puisque nous considérons qu’il n’y a pas d’âme souffrante à l’intérieur de l’animal mais il y a continuité, ressemblance du point de vue du corps donc cela sera instructif et ce qui guérit le rat ou le singe a de la chance de guérir aussi l’humain. Les ontologies sont des bases, des fondements. Elles ne sont donc pas discutées. Nous percevons bien cependant à quel point une expérimentation animale est absolument  impossible dans une société animiste: d’abord parce que ce qui fonctionne pour un corps animal ne fonctionnerait pas pour un corps humain, ensuite parce qu’il y a continuité du point de vue de l’intériorité, ce qui signifie que ce que l’on fait subir à l’âme d’un animal se répercute finalement dans la totalité du vivant. 

Or n’est-ce pas exactement ce qui s’est passé pour la pandémie de covid 19? Les changements de milieu imposés par la déforestation humaine ont totalement bouleversé les équilibres, les imperméabilités et les  interactions (il faut bien comprendre à quel point ce qui interagit induit une parfaite absence d'équivalent - ce qui interagit  c'est justement ce que l'on ne peut substituer l'un à l'autre) entre les biotopes végétaux et animaux. Inversement si nous voulons nous faire une idée concrète de l’animisme, nous n’avons pas forcément à aller le chercher plus loin que dans les films de Hayao Miyazaki comme mon voisin Totoro.  Mei Kusakabe et Satsuki Kusakabe qui emménagent dans une nouvelle maison trouvent dans la proximité des arbres et des forêts un réconfort inattendu grâce aux Totoros qui sont les esprits de la forêt. Une empathie se constitue au fur et à mesure que nous suivons les aléas de cette famille.  Évidemment Princesse Mononoké va beaucoup plus loin philosophiquement dans l’illustration et l’exploration de l’ontologie animiste.




Il faut vraiment saisir ce qui se joue exactement à partir de ces quatre ontologies: ce n’est rien de moins que ce qui nous permet de construire des mondes. Philippe Descola utilise en effet le concept de « mondiation ». Les animaux ont des biotopes et nous avons déjà invité sur le fait que, nous humains avions dés lors à constituer des « politopes » (par ce néologisme, il faut désigner la liaison entre les termes de polis et de topos). Mais voilà que Descola rajoute une nouvelle dimension à tout ceci en affirmant et en prouvant que nos façons de faire cité ne sont pas identiques et qu’il en existe 4. Le terme de cité est ici à discuter puisque il s’agit bel et bien plutôt de visions du monde. 

Ce qui frappe l’observateur européen lorsqu’il regarde le mode de vie animiste des Achuars c’est un certain type de rapport avec la forêt et tout ce qui la peuple en tant que partenaires sociaux. Lorsque une femme raconte un rêve dans lequel telle plante a pris forme humaine pour lui signaler qu’elle l’a plantée prés d’une autre plante avec laquelle elle ne peut cohabiter, nous sommes exactement en prise avec la prise en compte de biotopes dont il s’agit d’avoir l’intuition, l’intelligence si nous voulons que « tout se passe bien » et par cette formulation, nous percevons bien qu’il n’est question ici que d’un échange gagnant/gagnant. Les Achuars ont tout intérêt à ne rien brusquer des biotopes mais à s’immiscer dans ce maillage là, dans cet entrecroisement de milieux animaux et végétaux s’ils souhaitent en profiter, en retirer leur subsistance. 

Ce point est crucial et il n’est pas sans écho avec Jacob Von Uexküll et la notion de milieu. Dans les sociétés animistes, il y a discontinuité de physicalité entre les humains et les non humains mais aussi entre les non humains. Comme il est dit dans la vidéo, les milieux d’un poisson chat et d’un aigle des montagnes sont absolument distincts. Dans notre vision de la nature, vision pour laquelle il y a « la » nature, même si nous savons bien que le poisson-chat est dans l’eau et l’aigle dans les airs, nous considérons que l’eau et l’air sont certes des éléments différents mais qu’ils n’en sont pas moins l’un comme l’autre réductibles à des propriétés analysables en physique et quantifiables en mathématiques, ce qui signifie qu’aussi distincts qu’ils soient, ils sont commensurables, offerts à des opérations de mesure, de conversion, donc finalement d’exploitation. La notion même de biotopes, c’est-à-dire de milieux propres à la vie d’un certain type d’être avec lequel des rapports fondamentaux opèrent continument nous est totalement étrangère (et c’est peut-être exactement cela qui est finalement à l’origine de la pandémie de Covid 19).

Il y a donc quatre types de mondiation fondés sur des ontologies distinctes selon qu’elles posent des continuités ou des discontinuités entre humains et non humains. Nous avons déjà décrit ces différences. S’il y a des ontologies, il y a ce que Descola appelle des mobiliers ontologiques qui correspondent à chaque ontologie. Pour un Achuar il y a des esprits qui correspondent à des modes de détection particuliers: souffle chaud ou froid dans la forêt, bruit sans visibilité de la cause qui le provoque, remous dans l’eau etc. Des récits de chasse anciens et transmis de générations en générations accréditent cette thèse des esprits de la forêt. Mais en quoi cela consiste vraiment? Dans le simple fait d’assigner à une intentionnalité , à une entité des phénomènes observables de telle sorte que de l’observable est causé par de l’inobservable qui lui donne sens. Il y a une âme, une anima qui fait sens de tout ce que l’on voit sans pouvoir l’expliquer. C’est un présupposé, cela ne se justifie pas et ne se contredit pas non plus.

A l’inverse, le boson de Higgs s’explique, se démontre, se mesure, se détecte comme une réalité physique fondée parce qu’issue d’un raisonnement scientifique et d’un appareillage très complexe. Les Achuars et nous n’avons donc pas le même mobilier ontologique, dans le leur, il y a l’esprit et dans le notre il y a le boson ou le quark.

Jusqu’à quel point pouvons nous concevoir que l’existence objective du Boson n’est pas vraiment plus ou mieux fondée que celle de l’esprit sans que cela n’engage finalement exclusivement notre ancrage dans notre ontologie? Lorsque nous disons que le boson existe et pas l’esprit de la forêt, que faisons nous? Disons nous la vérité ou la proposition inhérente à notre éducation? 

Peut-être sous-estimons nous d'un côté le savoir qui sous entend la croyance en l’esprit de la forêt et de l'autre la croyance qui est partie prenante de la découverte du Boson. La science occidentale, à partir de la révolution moderne de Galilée a situé au premier plan de sa démarche l’expérimentation et ce que l’on appelle un protocole hypothético-déductif. Cela signifie, comme le dit Pasteur, qu’aucun chercheur ne fait d’expérience sans idée derrière la tête. Il s’agit de prouver une hypothèse, laquelle finalement repose sur une intuition, sur une idée dont on veut tester la fiabilité. « Et si… » Cette hypothèse est rationnelle, elle n’arrive pas « comme ça » dans l’esprit de l’expérimentateur, mais elle n’en est pas moins à ce moment là une croyance, une probabilité.  Est-ce que l’expérience probante va définitivement ratifier, vérifier l’hypothèse? Karl Popper a déjà été assez clair sur ce point en répondant « non ». L’existence du boson aussi fortement probable qu’elle soit n’en demeure pas moins une hypothèse crédible, c’est-à-dire une croyance dotée d'un taux de crédibilité très fort.

De la même façon la croyance des Achuars aux esprits constitue aussi et peut-être surtout une certaine modalité de repérage dans une forêt très dense. Elle traduit aussi en des termes très différents la même volonté de faire sens à partir d’éléments hétéroclites et dispersés et, en cela la science occidentale et la spiritualité Achuar suivent absolument la même direction. Il s’agit de faire un monde, sachant qu’il y a plusieurs mondes possibles, au moins quatre en l’occurrence. Philippe Descola décrit ainsi parfaitement son métier d’anthropologue :  trouver les filtres à partir desquels se constituent des mondes humains, des mondes totémique, analogiste, animiste et naturaliste.

(Nous continuons à expliquer la vidéo) -  Comment est apparu le naturalisme, ontologie indiscutablement la plus récente des quatre (cela vaut la peine d’être signalé: nous vivons en ce moment l’instant paroxystique (et un peu flippant) du naturalisme)?  Descola parle d’un processus de décantation progressive qui a commencé avec l’apparition du terme de physis (nature) aux alentours du 6e siècle avant JC. Avec ce terme ce qui apparaît un peu bizarrement dans une religion polythéiste donc panthéiste (les Dieux sont dans la nature) c’est justement une sorte de désengagement progressif de la mythologie et de l’explication divine de tout. Que ce soit dans la médecine (Hippocrate), dans l’histoire (Hérodote et Thucidide), dans les mathématiques (Pythagore), dans la physique (Aristote), dans la politique (Périclès), etc, se produit à cette époque une sorte de très relative prise d’autonomie du Logos par rapport au Mythos. Les Dieux «  sont », il y a du sacré dans le monde mais cela n’empêche pas que l’on peut réfléchir aux causes physiques des phénomènes (Aristote), sans aller tout de suite invoquer les déesses et les Dieux. 

Par la suite, le christianisme a imposé en Europe une toute autre manière de concevoir la nature avec l’idée de création qui n’existait pas pour les grecs. Si le monde a été créé, alors Dieu n’est pas la nature mais celui qui a créé la nature qui dés lors n’est plus empreinte d’une présence divine. La nature s’offre au travail de culture, de transformation des humains qui peuvent en retirer leur subsistance. Adam nomme les animaux, ce qui est déjà comme une sorte de pouvoir indiscutable qui se manifeste à leur égard.

             Mais lorsqu’au 17e siècle la notion d’expérience apparaît, cela peut aller bien au-delà: plutôt qu’une science spéculative naît dans l’esprit des philosophes et des savants la possibilité de devenir « COMME le maître et possesseur de la nature » - Descartes. Le « comme » est très important car cette formulation rédigée par René Descartes ne désigne pas l’exploitation de la nature que nous connaissons aujourd’hui. Descartes n’appelle pas encore à cette évolution mais il la décrit comme envisageable et cela a suffi à rendre possible deux siècles plus tard l’avénement du positivisme sous la plume d’Auguste Comte (une sorte de désenchantement laïc et scientifique de la nature). Aujourd’hui cela conduit au transhumanisme, paroxysme de l’hybris si les grecs de l’antiquité pouvaient le voir à l’œuvre). Trois moments, voire quatre sont donc notables dans un processus qui abouti à l’accélération démente du naturalisme aujourd’hui: la naissance du mot physis, le christianisme, la révolution scientifique, la révolution industrielle).

La référence au cours sur la nature de Maurice Merleau-Ponty est décisive: ce n’est pas la science qui a changé la nature, c’est l’apparition et l’ évolution de la notion de nature qui a rendu possible ce bouleversement de la science que fut la révolution galiléenne. Descola va plus loin que Merleau-Ponty en affirmant que c’est tout simplement l’apparition du terme même de nature par les grecs qui a rendu possible la révolution scientifique. 

 


Mais alors qu’étions nous en Europe avant la révolution scientifique? Nous étions analogistes, c’est-à-dire que nous percevions par exemple la correspondance entre le microcosme et las macrocosme. Il n’y a que des particularités, que des entités différentes dans l’univers mais elles entretiennent  entre elles des correspondances. Un organisme est ordonné comme le cosmos, ce qui ne signifie pas du tout que le corps soit le cosmos (cela ce serait plutôt le totémisme, une sorte de continuum corporel dans lequel des êtres pourraient passer d’une forme à une autre). Croire à l’horoscope, c’est finalement penser que la configuration du ciel au moment de notre naissance joue sur notre être, que des types s’y distinguent : Bélier, Sagittaire lion, etc. C’est une croyance analogiste.                              Probablement avons nous été animistes auparavant.  Les peintures rupestres manifestent sans aucun doute un intéressement, un rapport ritualisé, sacré, aux animaux qui va dans ce sens ainsi que la certitude qui nous vient de plusieurs traces selon laquelle la chasse était une cérémonie plus qu’une pratique utilitaire, alimentaire. C’est cela qu’il faut interroger: dans le rapport très condescendant que nous instituons globalement et absurdement avec l’animisme, non seulement nous faisons preuve de stigmatisation par une ontologie d’une autre ontologie, mais surtout nous suivons finalement le fil de notre croyance au progrès sans nous apercevoir que ce progrès c’est exactement ce qui est déjà inclus dans la naturalisme à partir de la science moderne. Descartes évoque finalement un processus  qu’Auguste Comte reprendra directement en l’approfondissant. 

Dans les quelques moments où nous retrouvons une sorte d’ancrage animiste, notamment ceux pendant lesquels nous nous laissons charmer par les films de Miyazaki, nous ne cédons pas à une forme facile d’exotisme, ou de ravissement enfantin, nous reprenons pied avec cette zone neutre au sien de laquelle toutes les ontologies sont potentiellement ouvertes. Il y a dans l’animisme quelque chose d’ancestral qui semble recouvrir davantage que le naturalisme quelque chose du phénomène humain dans son apparition originelle et donc à quelque niveau « vraie ». 

            Laura Raïm, l'animatrice de l'émission, dit à cet instant quelque chose de fondamental: elle explique précisément à quel point le naturalisme notamment d’un point de vue scientifique s’est révélé extrêmement fécond. Toutes les sciences ont fait un bond impressionnant à cette époque. Emmanuel Kant s’en est fait l’écho dans sa préface à la 2nde édition de la critique de la raison pure. Les humains ont compris qu’il n’y avait rien à attendre de la nature si on ne l’interrogeait pas, par une expérimentation.  De nommée, la nature se retrouve comme interrogée, accusée, sommée de répondre à des questions expérimentales qui d’ailleurs sur le fond arrivent toujours à faire sortir de ce témoin opprimé la vérité qu’elles veulent entendre, à savoir « oui ». Est-ce que le vaccin est possible? Oui, est-ce que l’on peut convertir la masse en énergie et l’énergie en masse? Oui. Est-ce que la bombe atomique peut exister? Oui. Est-ce que l’on peut concevoir une IA? Oui (la mutation de la science en technologie est toute entière comprise dans ce virage ainsi que l’exploitation destructrice d’une nature corvéable et malléable à merci en tant qu’elle est continue avec nous physiquement mais pas psychiquement ( psyché: l'âme - on peut ici penser aux expérimentations animales).

C’est à ce moment que la vidéo évoque une relation vraiment essentielle c’est celle du naturalisme et du capitalisme. Ici aussi il faut faire un peu d’histoire et d’anthropologie.  La monnaie s’est imposée à certaines sociétés comme un principe d’équivalence extrêmement pratique permettant de dépasser les incommodités du troc.  Déjà Aristote avait bien perçu que ce qui se faisait jour avec ce principe d’équivalence, c’était la possibilité que l’argent permette en lui-même de se faire plus d’argent encore en suivant le fil d’un processus de spéculation. Le mot capitalisme exprime exactement cela : capitaliser. On peut gagner de l’argent en ayant de l’argent de telle sorte que ce qui en ont beaucoup ont toute possibilité de le faire fructifier et d’en avoir plus. C'est la chrématistique commerciale contra laquelle Aristote a toujours exprimé de la défiance.

Or si nous faisons un petit travail d’anthropologie nous verrons que de toute évidence, ce principe d’équivalence de tous les biens du fait de leur conversion monétaire n’ était pas du tout universel. Pour le peuple Tiv au Nigeria, il existait trois sphères d’échange entièrement cloisonnées:

  1. les biens de subsistance
  2. Les biens de prestige 
  3. Les femmes 

Ces trois domaines étaient parfaitement opaques imperméables les uns aux autres et il n’était pas envisageable de gagner une femme avec des biens de subsistance. C’est ce Karl Polanyi appelle le cloisonnement (tout n'est pas transposable sur un même marché). L’effet d’expansion du capitalisme causé par le colonialisme européen a abouti à ce que Polanyi définit comme « décloisonnement ». Ce qu’il s’en est suivi est un principe de commensurabilité généralisée des biens: n’importe quoi peut être échangé via la monnaie contre n’importe quoi d’autre, autrement dit tout vaut tout, ce qui revient exactement et sans aucune contradiction à cette proposition: rien ne vaut rien (si n'importe quoi peut être chiffrable avec la même unité monétaire, alors rien ne pourrait valoir suffisamment pour n'être pas monnayable - On parle de prix inestimable pour préciser que certaines choses n'ont pas de prix)

                    Qu’une personne puisse se vendre sur le marché de la prostitution est une pratique typique des pays occidentaux, pratique avec laquelle la légalité « compose ». Si nous prenons aussi le cas des procédures d’adoption nous pouvons constater que, légalement, ces procédures font intervenir le critère des moyens financiers dont bénéficie un couple.  Ce qui semble ici assez logique dans une économie capitaliste rend donc possible que seuls les ménages aisés puissent adopter. De plus les marchés parallèles illégaux mettent en œuvre quantité de trafics hallucinants pour lesquels c’est bel et bien une logique capitaliste « sauvage » qui fonctionne à plein régime.

Cette logique du décloisonnement au terme de laquelle tout ayant un prix échangeable, tout valant tout, rien ne vaut plus rien est évidemment à saisir de plain pied avec l’ontologie naturaliste puisque c’est à partir d’elle, que la nature existant, elle a été sujette à un nivellement, une globalisation de toutes les espèces animales et végétales .  

   



                   Le trafic d’organes est particulièrement intéressant à analyser sous cet angle dans la mesure où l’on perçoit bien que ce décloisonnement qui naît du naturalisme le dépasse en son propre sein. Puisqu’il y a continuité de corps entre les humains et les non humains et donc évidemment entre les humains eux-mêmes, les corps et les parties de corps deviennent échangeables. Puisque le plaisir peut-être affilié à l’excitation née du corps des autres êtres humains, les plaisirs sexuels peut faire l’objet de marchandage. Au sein même des sociétés naturalistes humaines, la continuité des physicalités aboutit à un marchandage des personnes pour lesquelles la distinction du corps et de l’âme œuvre à plein régime. On se vend pour de l’argent, on peut vendre son rein ou son œil en échange de tant de dollars. On sait bien qu’il existe une relation entre les pays du Tiers monde et les pays développés qui aboutit à ce que des individus de  populations défavorisées alimentent en organes les peuples riches.

     La fin de la vidéo est comme une ouverture au texte qu’il va nous falloir expliquer. Le capitalisme, au sens aristotélicien de chrématistique commerciale, n’aurait jamais pu voir le jour si le concept de nature n’avait pas rendu commensurable des biens échangeables. Si le troc existait dans tous les collectifs, l’idée que l’on puisse concevoir un principe d’équivalence plaçant tous les biens naturels sur un même plan d’égalité en tant que monnayables ne pouvait voir le jour que dans une société au sein de laquelle LA nature existait en tant que concept séparé. Là où  le troc maintenait l’idée de domaines cloisonnés et de biens inéchangeables, le naturalisme a rendu possible la commensurabilité généralisée de tous les biens « physiques » (incluant le physique de l’être humain lui-même entre les humains).  Le principe de continuité du physique entre humain et non humain s’est retourné dans le naturalisme lui-même en faveur d’une équivalence par le biais de laquelle il n’existe plus aucun limite dans l’exploitation du physique et cela au sein même de l’humanité. La continuité du physique posé par le naturalisme a abouti à l’exploitation de l’humain par l’humain au sein même des sociétés naturalistes (un employé peut se vendre contre de l’argent à un employeur)

Dés lors la révolution industrielle, notamment avec la machine à vapeur, développement d’une évolution de plus en plus techniciste de la science conduit logiquement à une recherche effrénée de la rentabilité maximale. Ici encore le raccourci de Laura Raim est très éclairant : le capitalisme en tant que système d’échanges au sein duquel tout bien physique est échangeable avec n’importe quel autre sur un marché décloisonné ne pouvait se développer que dans une société naturaliste. Une chaîne de causalité assez précise se détache ainsi: apparition du mot nature - continuité de tout ce qui est physique au sein d’une entité définie comme non humaine - principe d’équivalence de tous les biens physiques au sein d’un système monétaire d’échanges - Décloisonnement du principe de non équivalence au sein de toutes les sociétés colonisées - Exploitation de la nature considérée comme ressource par le capitalisme industriel - anthropocène et désastre écologique.

Philippe Descola évoque alors une donnée scientifique assez récente qui remet l’ontologie naturaliste en question. C’est d’ailleurs une perspective extrêmement saisissante que celle qui consiste à suivre tout ce que la science  pourtant née d’une perspective profondément naturaliste remet en cause les piliers même de cette ontologie. La biologie a clairement mis à jour tous les processus non humains, notamment ceux des bactéries avec lesquels nous humains vivons en interdépendance (il faut réfléchir au terme de "flore" quand nous parlons de flore buccale ou de flore intestinale, ou encore de flore cutanée). L’idée même d’une séparation fondamentale entre humains et non humains est ainsi mis en échec. Nous sommes pris dans des chaînes d’interactions qui nous situent dans notre existence quotidienne au cœur du non-humain, placé avec lui dans une réciprocité fondamentale de telle sorte que nous avons intérêt à ce que la nature évolue positivement. 




La prise de parole de Charlotte Brives est extrêmement éclairante. L’utilisation systématique d’antibiotiques  y compris dans l’élevage pose ainsi quantité de problèmes. Les antibiotiques suppriment les bactéries et annulent ainsi un certain nombre de problèmes mais ils en créent d’autres à d’autres bouts de cette chaîne de causalité et de rétroaction dont parlait Philippe Descola.

Elle parle de démarche typiquement naturaliste: l’être humain isole certains microbes de leur milieu de vie, les transforme pour en faire des antibiotiques qui vont eux-mêmes neutraliser d’autres microbes. Puis on va les insinuer dans d’autres milieux comme si tous les milieux se valaient ce qui est faux.  Mais comme les bactéries et les microbes sont vivants et évoluent eux-mêmes à vitesse  grand V, ils développent à leur tour une antibio-résistance de telle sorte que virus et antibiotique entrent dans une sorte de surenchère virale et prophylactique  (ce qui prévient la maladie: vaccin) démente au gré de laquelle les médicaments et les maladies ne cessent de gagner en intensité.  Les antibiotiques aggravent ainsi à la longue les maux qu’ils guérissent provisoirement (mais rapidement). La médecine naturaliste occidentale est une médecine dont on peut dire qu’elle est interventionniste et de très court terme.

Charlotte Brives prend ainsi l’exemple des otites de plus en plus difficiles à vaincre par un traitement antibiotique. Si nous pouvons avoir en un premier temps le sentiment que seuls les antibiotiques sont efficaces à court terme , c’est au prix d’un dommage à long terme proprement incommensurable parce que l’on a du mal à mesurer l’antibiorésistance des médicaments utilisés. Mais alors quelle est la solution? 

Cesser de raisonner comme si la nature existait. Il n’y a pas quelque chose comme « la » nature.  Ce qu’il y a c’est du vivant  au sein duquel les êtres ne sont compréhensibles qu’en lien avec leurs milieux, lesquels ne sont pas transposables les uns aux autres. Au sein de ces milieux, l’être humain crée des façons de faire monde qui ne sont pas identiques et dont certaines se révèlent toxiques pour les milieux tout simplement parce qu’elle les nie, les mélangent et les globalisent au gré d’une logique de destruction.  L’idée même d’antibiotique suppose que l’on va utiliser des microbes contre d’autres microbes pour améliorer la santé de l’humain sans s’apercevoir que cette introduction de microbes dans des milieux qui ne sont pas les leurs crée à son tour de nouveaux problèmes auxquelles il faut répondre par des réactions encore plus vives lesquelles à long terme favorisent la destruction des milieux aussi bien par les bactéries que pour les humains puisque les humains eux-mêmes naissent dans ces interactions entre des bactéries.




Dans nos rapports aux animaux, c’est un peu la même chose. La proposition selon laquelle nous serions nous des êtres de culture alors que les animaux seraient des êtres de nature est totalement contredite par des observations éthologiques de plus en plus précises. Les chants d’oiseaux ne sont pas innés, ils changent, évoluent et s’adaptent avec leur milieu. A partir du moment où l’on met à jour l’idée selon laquelle il y a des pratiques de chant qui se transmettent de génération à génération de pinsons comme l’a prouvé Peter Marler, alors la notion de culture animale peut sans discussion se justifier. Autant l’idée selon laquelle la culture peut utiliser comme ressource une nature qui s’assimilerait au pur stockage d’éléments interchangeables et substituables est viable dans une société naturaliste (en fait elle ne l'est pas du tout), autant celle de culture imposant à d’autres cultures le diktat de son hégémonie pose réellement problème.


A la lumière de la distinction que fait Philippe Descola de ces quatre ontologies, l’orientation du texte nous apparaît clairement. Il nous faudra revenir sur les différentes phases qui ont abouti à l’adoption par l’Occident d’une ontologie naturaliste, mais il ne fait aucun doute que cette ontologie participe de la catastrophe que nous vivons, tout simplement parce qu’à partir du moment où nous croyons à cette hypothèse de la nature, c’est-à-dire d’un ensemble constitué par tout ce qui n’est pas humain et dont nous sommes distincts par l’intériorité mais ressemblants du point de la physicalité, alors la nature s’offre à nous comme un réservoir de ressources dans lequel nous pouvons puiser jusqu’à épuisement, ce que nous faisons sans « vergogne » (du grecs aïdos: déesse de la pudeur).  Il n’y aurait rien à redire par définition contre une ontologie s’il ne s’avérait pas qu’elle est à tous points de vue suicidaire et qu’elle précipite l’érosion de la biodiversité, l’acidification des océans, le réchauffement climatique, la pollution des milieux fragiles, la disparition des forêts en milieu tropical, bref l’amenuisement des conditions même d’habitabilité de la planète par l’être humain et la plupart des autres espèces animales et végétales. Philippe Descola, parce qu’il est anthropologue est capable de désigner l’origine même du problème dans lequel nous nous débattons, à savoir l’ontologie naturaliste, celle qui des quatre est la plus destructrice de cette entité qu’elle a créée de toutes pièces, à savoir la nature. Mais si celle-ci est une fiction, comment pourrait-elle être atteinte si elle n’est pas? 

Tout simplement parce qu’un fois que nous avons compris que tout ce qui est baptisé est distingué, nous mesurons tout ce que l’acte même de désignation induit de négativité. Que l’humain ne soit pas la nature rend possible que nous cristallisions cette différence en exploitation. Que le génotype africain ne soit pas identique à la race blanche, ce qui est totalement faux, rend possible l’esclavage. Créer le nom, c’est rendre praticable des lignes de démarcation au fil desquelles vont se profiler et se matérialiser les habitus humains les plus dommageables et les plus inhumains. Ce que rend possible le mot nature c’est la destruction de toutes les solidarités du vivant au sein desquelles l’être humain est sommé de prendre place, même s’il n’est peut-être pas vivant de la même façon que les autres êtres vivants (parce que de fait il n’a pas de biotope, mais sommes nous jamais vraiment allés jusqu’au bout de ce que cela signifie, cette absence de biotope humain?) 




3) De quoi « la nature »  est-elle le nom?

A partir du moment où nous nommons une « chose », un être, un genre, une catégorie (et finalement nous nommons toujours ce qui devient illico une catégorie), nous imposons l’idée qu’il est un axe de rassemblement de certains traits suffisant pour justifier que ces traits composent une unité. De ce point de vue, rien ne semble plus déstabilisant et plus troublant que de penser à notre nom propre, ou à l’idée que nous serions « quelqu’un ». C’est exactement comme si ce comportement fuyant, multiple, imprévisible, dispersé, méconnaissable et indéfinissable à tous points de vue, était néanmoins sous l’angle d’une perspective précise assimilable à UN être dont on va dire qu’il s’appelle Georges ou Emmanuel. Notre certitude que nous sommes une personne nommable vient de ce que précisément nous soyons nommé.e.s.

Bien sûr, nous avons envie de dire que quelque chose d’autre, de plus incontestable, penche largement et de façon plus irréfutable en faveur de l’hypothèse de notre unité, de notre moi substantiel, mais quoi? La continuité d’un « re/ssenti », la permanence d’un processus auto-référentiel par le biais duquel je vis comme étant mienne chacune des expériences qui se produisent  en m’affectant. Pourtant 1) ce processus de conscience n’est pas continu puisque y a des moments durant lesquels l’inconscient prévaut et surtout 2) cette faculté de retour sur « soi » accrédite davantage l’hypothèse d’un soi que celle d’un moi. Qu’il y ait dans l’existence un effet de réalisation par le biais duquel chaque évènement, chaque heccéité est comme rapportée à elle-même dans l’écho, la boîte de résonance d’une sensibilité à soi est un fait mais l’acte par le biais duquel ces instants de réflexivité se structureraient en « personnes », en être identifiable aux contours figés dont il serait possible de définir le caractère par UN nom est par contre totalement « postulé ». Le nom est bel et bien donné mais qu’il corresponde à un être donné, qu’il n’y ait pas quelque chose d’innommable dans ce nommé, cela semble totalement douteux, sujet à caution, non prouvé parce qu’improuvable en fait.

Ainsi par exemple lorsque nous décidons de nommer la catégorie animale et une autre végétale en accréditant ainsi l’idée qu’il existe une différence de nature radicale entre un végétal et un animal, nous créons un axe de ressemblance qui a certes sa pertinence (ici en l’occurrence c’est celle de se mouvoir par soi: animés) mais qui laisse de côté des ancrages, des solidarités, des preuves de participation à un monde commun voire à des organes communs. En effet la guêpe n’est ni plus ni moins que l’organe génital volant de l’orchidéeCe qui est vrai sous un axe se révèle douteux sous un autre. En me baptisant on fait naître l’idée que je serai « un » être lors même que je suis plutôt la cohabitation de plusieurs êtres, voire de tout un collectif d’êtres.  De ce point de vue l’acte même de la nomination est à la fois arbitraire, grossier et « dévitalisant ».

C’est bien ce qu’éprouve Juliette à l’égard de Roméo dans la fameuse scène du balcon où elle parle pour elle-même sans savoir que Roméo est dans l’obscurité du jardin en pleine nuit:


Juliette  —  Il n’y a que ton nom qui soit mon ennemi. Tu es toujours toi-même, non un Montaigu. Qu’est-ce ce que c’est que Montaigu? Ce n’est ni la main, ni le pied, ni le bras, ni le visage, ni aucune des autres parties qui appartiennent à un homme. Oh! sois quelque autre chose. Qu’y a-t-il dans un nom? Ce que nous appelons une rose, sous tout autre nom sentirait aussi bon. Ainsi Roméo, ne se nommât-il plus Roméo, garderait en perdant ce nom ses perfections chéries. Roméo, dépouille-toi de ton nom; et pour ce nom, qui ne fait pas partie de toi-même, prends-moi tout entière!

Roméo — Je te prends au mot. Appelle-moi ton amant, et je reçois un nouveau baptême, je cesse à jamais d’être Roméo.

Juliette — Qui es-tu, toi qui, couvert par la nuit, viens ainsi t’emparer de mes secrets? 

Roméo - Je ne sais de quel nom me servir pour t’apprendre qui je suis. Mon nom, ô ma sainte chérie, m’est odieux, puisqu’il est pour toi celui d’un ennemi. S’il était écrit, je le mettrais en pièces. 

Juliette - Mon oreille n’a pas encore aspiré cent paroles prononcées par cette voix, et cependant j’en reconnais les sons.—N’es-tu pas Roméo, un Montaigu ? 

Roméo — Ni l’un ni l’autre, ma charmante sainte, si l’un ou l’autre te sont odieux.



Juliette aime Roméo et Roméo aime Juliette, mais ils s’aiment dans une dimension qui se situe en-deçà de la nomination, zone très trouble en fait dont Juliette peine vraiment à donner un aperçu cohérent: la main le pied, le bras. On a l’impression qu’elle aime un corps disloqué, un corps de Frankenstein. Sois quelque autre chose que ce par quoi on t’a nommé Roméo! Sois innommable! Reste dans cette zone trouble et innommable où nous pourrions nous aimer en-deçà de l’arbitraire social de toute nomination. 

Ce moment de la pièce est philosophiquement « génial » parce que Roméo entend cet aveu de la voix de celle qu’il aime en retour sans avoir encore signalé sa présence. Il est dans l’obscurité du jardin: indistinct, noyé, confus, mêlé à cette ombre silencieuse et compacte à laquelle s’adresse Juliette.  C’est un peu comme si une masse opaque grouillante de présences potentielles comme l’est une forêt lui répondait. C’est un inconnu, s’étant introduit dans son jardin comme un voleur, qui lui répond. Il peut être n’importe qui. C’est justement cela qui est troublant pour Juliette: elle aime Roméo mais au-delà ou en deçà du fait qu’il soit Roméo puisque ce nom de Montaigu est haï par les Capulet. Mais elle n’aime pas non plus n’importe qui, elle aime cette façon qu’a Roméo de ne pas être seulement son nom, de ne pas l’être du tout en fait. Elle aime cet évitement singulier par le biais duquel chacune et chacun de nous vivons et cultivons l’évitement de notre propre nom.  Ce que nous " sommes",  c’est cet incessant échappement de l’acte de notre nomination, le problème étant que pour que cette dérobade "soit", il faut bien qu’il y ait du nom. 

Et c’est bien ce que Juliette se voit contrainte d’accepter lorsqu’elle appelle Roméo:  N’es-tu pas Roméo un Montaigu? (Le fait qu’elle mentionne le nom signifie bien cela: «  n’es tu pas celui que je suis censée haïr et non aimer? »). Je ne suis ni l’un ni l’autre répond Roméo ce qui signifie qu’il est la tentative de désengagement de son nom, tentative efficiente ici et maintenant où de fait il n’est qu’une voix invisible qui se dégage d’un jardin sombre.

Cette scène est d’ailleurs reprise en un sens par Edmond Rostand lorsque l’obscurité du jardin permet à Cyrano d’être Christian et de dissimuler dans la nuit la laideur de son nez. Roxane est alors physiquement en présence de l’amour idéal, mixte de Christian et de Cyrano dans une opacité qui les confond l’un et l’autre au sein d’un flux indifférencié qui est peut-être en fin de compte la nuit que toujours nous aimons.


Il faut, en effet, vraiment réaliser ce que la nuit ajoute à ces deux scènes, précisément parce qu’elle est bien plus qu’un simple ajout. Sans le savoir Roxane est tombée amoureuse d’un monstre à deux têtes, d’un être hybride ayant la beauté de Christian et la verve de Cyrano. Juliette aime cette nuit où Roméo n’est encore qu’une voix sortie d’une masse opaque d’où rien n’est vraiment distinguable. Mais en même temps, elle a bien besoin du nom pour savoir qui se trouve là devant son balcon: « n’es-tu pas Roméo, un Montaigu ? ». Le nom est le signe incontournable de ce qu’il nomme  mais il est en même temps ce qui simplifie outrageusement la donne infiniment complexe, mixte, confuse, obscure, et pour tout dire « innommable » de ce que pourtant il nomme. Aucune chose, aucune créature, aucune force, ne peut être aussi compacte et lisse qu’un nom et pourtant sans ce nom, il n’est rien de cette créature, de cette force ou de cette chose qui puisse être reconnaissable. Juliette a beau jeu de  dire qu’une rose sentirait tout aussi bon en portant un autre nom, mais serait-elle capable d’identifier l’odeur comme venant de la rose si de fait le mot « rose »  (et seulement celui-là) ne s’imposait pas à elle du fond de cette puissance arbitraire de sa langue  maternelle dont le travail de découpe lui permet de dissocier la rose d’autres types de fleurs, les fleurs d’autres types de végétaux, les végétaux des minéraux, etc.?

Avec notre langue maternelle, nous acquérons un principe distinctif des choses, des êtres et nous construisons un certain monde avec lequel nous faisons corps avec notre communauté linguistique. Dans le cas de Juliette on peut toujours objecter qu’il s’agit d’un nom propre, mais ce nom propre n’est pas dissociable de son histoire, de sa trace mémorielle, de tout ce que peut charrier de tradition, d’évènements passés, de traîne ancestrale un nom, celui d’une famille de la vieille noblesse de Vérone de surcroît. Juliette peut souhaiter que Roméo se dépouille de son nom, mais s’il faisait cela, il annulerait aussi tout ce qui les a fait se croiser, se rencontrer, parce que, de fait, elle n’est pas tombée amoureuse d’un roturier, d’un paysan ou d’un valet et si Roméo est Roméo c’est bien aussi,  à cause de son nom.

Mais ce nom qui les rapproche se trouve être aussi tout ce qui les sépare, puisque un conflit de longue date oppose les Capulet et les Montaigu. Ce n’est pas là une situation dont il faut souligner la particularité parce que, de fait, c’est toujours le cas. La logique de découpe et de catégorisation de toute langue est arbitraire, totalitaire à un point que nous avons beaucoup de mal à saisir puisque nous n'avons appris à penser  QUE dans cette langue de telle sorte que finalement le monde dans lequel nous avons grandi a toujours été préalablement celui-là, rangé, ordonné, hiérarchisé par cette langue là, selon tels critères, telles règles grammaticales au sein desquelles prévalent nécessairement des principes, des axiomes, des opérateurs syntaxiques qui sont finalement autant de façons de penser, de percevoir, d’exister, d’être.

Mais l’amour a ouvert les yeux de Juliette sur la possibilité d’une réalité pré-linguistique dans laquelle Roméo ne serait qu’un corps et la rose qu’une odeur. Dans cette « dimension », rien n’est plus séparable de rien, tout n’est qu’un flux indissociable de sensations, d’impressions confuses, d’heccéités innommables, et multiples confondues les unes avec les autres dans un dynamisme chaotique. Nous serions ici tentés d’évoquer un monde sans mots sauf que, sans mots, cela ne saurait être un « monde » puisque ce terme désigne un univers ordonné par des lois et que nous venons de mettre à jour que ces lois sont celles de la langue. La situation est donc la suivante: soit nous consentons sans réserve à ce monde toujours déjà linguistique tout en sachant que son découpage est arbitraire mais que cela vaut mieux que rien, soit au contraire nous nous obstinons dans cette vérité à la lumière de laquelle il existe une réalité antérieure à sa nomination, troublante, confuse, peut-être « aimable » (ou désirable) mais chaotique, un peu comme une sorte de terre mythologique: l’« Ultima Thulé », un no man’s land dont l’exploration ne saurait se concevoir sans le risque d’y perdre la raison (comme probablement cela arrive à certain.e.s artistes).

Il existe une solution « médiane » celle qui consiste à reconnaître 1) que cette réalité pré linguistique existe 2) que les mots sont incontournables si l’on veut « raison garder » mais 3) qu’il est peut-être envisageable de les travailler de l’intérieur, de les affûter, de les martyriser un peu jusqu’à ce que quelque chose de leur arbitraire, de leur totalitarisme soit mis en défaut et que l’on puisse sans sortir des mots les pousser à la faute, les épuiser jusqu’à ce que leur défaillance laisse affleurer quelque chose de ce no man’s land qui se trouve être plutôt un « no word‘s land ».

De l’intérieur de cette dimension linguistique à laquelle nous ne pouvons pas échapper sans risque, nous nous plaçons « comme à la frontière », comme sur une tour de gué à partir de laquelle nous travaillons à nous rendre attentif.ve.s à ce qui se passe de l’autre côté, à transcrire cela dans une langue dynamique, déconcertante, ouverte à ce qui n’est pas elle, à ce qui outrepasse ses catégories, ses taxinomies. Il s’agit finalement de faire droit dans la langue à des processus de subversion de la langue. Juliette est charmée par la façon qu’a Roméo d’échapper de tous côtés aux contours lisses de sa nomination. C’est bien ce que symbolise, dans cette scène, l’obscurité du jardin.  Nous n’aimons que ce qui à partir de son nom se dérobe à l’acte de sa nomination, tout simplement parce que l’amour en exacerbant notre sensibilité nous fait gagner en lucidité sur tout ce qui se perd de richesse, de vérité, de beauté dans notre asservissement aveugle et paresseux au diktat impérialiste de la langue maternelle. Ici aussi il faut « couper le cordon » ou du moins l’user un peu, le mettre à l’épreuve, le tester par de la littérature, par des jeux langagiers, par de la licence poétique, par des audaces stylistiques.

Dans son livre « autres inquisitions », l’écrivain argentin José-luis Borges évoque dans un article intitulé « la langue analytique de John Wilkins » une très ancienne encyclopédie chinoise dans laquelle nous trouverions (le conditionnel est de mise étant entendu que cet article n’a aucune dimension scientifique. C’est une fiction littéraire comme Borges en est familier) cette taxinomie (une taxinomie est ce qui rend possible les classifications): 

Dans les pages lointaines de ce livre, il est écrit que les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur ; b) embaumés ; c) apprivoisés ; d) cochons de lait ; e) sirènes ; f) fabuleux ; g) chiens en liberté ; h) inclus dans la présente classification ; i) qui s’agitent comme des fous ; j) innombrables ; k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau ; l) et cætera ; m) qui viennent de casser la cruche ; n) qui, de loin, semblent des mouches.” 

Or le philosophe Michel Foucault reprend dans son livre sur l’archéologie du savoir (les mots et les choses) ce passage de l’écrivain argentin et la commente avec beaucoup de pertinence et d’approfondissement. Il évoque  « le rire qui secoue à cette lecture toutes les familiarités de la pensée » et conclut à « l’impossibilité nue de penser cela » : 

« C’est « l’espace commun des rencontres qui s’y trouve ruiné » ; Borges « soustrait le sol muet où les êtres peuvent se juxtaposer » Qu’est‑il donc impossible de penser, et de quelle impossibilité s’agit‑il ? A chacune de ces singulières rubriques, on peut donner sens précis et contenu assignable; quelques‑unes enveloppent bien des êtres fantastiques ‑ animaux fabuleux ou sirènes; mais justement en leur faisant place à part, l’encyclopédie chinoise en localise les pouvoirs de contagion; elle distingue avec soin les animaux bien réels (qui s’agitent comme des fous ou qui viennent de casser la cruche) et ceux qui n’ont leur site que dans l’imaginaire. Les dangereux mélanges sont conjurés, les blasons et les fables ont rejoint leur haut lieu; pas d’amphibie inconcevable, pas d’aile griffue, pas d’immonde peau squameuse, nulle de ces faces polymorphes et démoniaques, pas d’haleine de flammes. La monstruosité ici n’altère aucun corps réel, ne modifie en rien le bestiaire de l’imagination; elle ne se cache dans la profondeur d’aucun pouvoir étrange. Elle ne serait même nulle part présente en cette classification si elle ne se glissait dans tout l’espace vide, dans tout le blanc interstitiel qui sépare les êtres les uns des autres. Ce ne sont pas les animaux « fabuleux » qui sont impossibles, puisqu’ils sont désignés comme tels, mais l’étroite distance selon laquelle ils sont juxtaposés aux chiens en liberté ou à ceux qui de loin semblent des mouches. Ce qui transgresse toute imagination, toute pensée possible, c’est simplement la série alphabétique (a, b, c, d) qui lie à toutes les autres chacune de ces catégories. »

Que veut dire ici Michel Foucault? Que cette taxinomie est absurde, vraiment absurde parce que l’on ne distingue aucunement l’axe à partir duquel ces différences entre les animaux prendraient sens. Nous atteignons peut-être le comble de ce non-sens avec la catégorie h) inclus dans la présente classification. Cela signifie donc qu’il y a les animaux qui sont ici présents dans la classification es animaux et « d’autres », mais alors si cette catégorisation là admet qu’il y a des animaux qui ne sont pas inclus en elle, en quoi est-elle une classification des animaux? 


En fait cette taxinomie est tellement et si puissamment absurde, habitée par une incongruité si structurelle qu’elle parvient à remettre en cause le principe même de la taxinomie, et c’est exactement cela qu’est le but poursuivi par Borges. 

Pour faire comprendre cela très clairement, nous pourrions la rapprocher de ce que l’on appelle aujourd’hui les « to do list » c’est-à-dire les programmes de la journée que nous rédigeons parfois en listant ce que nous devons faire dans la journée. Peut-être y parvenons nous mais nous savons très bien que « la vie » c’est justement tout ce qui n’est pas énumérable dans une liste, tout ce qui va se glisser dans les interstices de ces tâches, tout ce qui fait que finalement aussi lisses et tranchées qu’elles soient sur le papier, c’est dans le flux d’une continuité qu’il va falloir les intégrer par quoi elles seront forcément confondues les unes avec les autres, de telle sorte que l’énergie qui nous permettra (peut-être) de les mener à bien sera bariolée, impactée, contaminée, mélangée, indiscernable parce que même s’il faut 1) que je joue avec mes enfants ET 2) que j’aille faire une conférence sur la transcendance de l’ego dans la philosophie Sartrienne au Collège de France, quelque chose du 1 se poursuivra dans le 2. 

Le chaos de la confusion et des mélanges monstrueux ne cesse de hanter les taxinomies d’où les références de Foucault à la tératologie (étude des monstres), aux peaux squameuses, etc. Un ministre de l’intérieur très récent a confié lors de son entrée en fonction vouloir 1) rétablir l’ordre 2) rétablir ordre 3) rétablir l’ordre. A son insu, et dans un souci…euh…….d’ordre, il pointe finalement la même absurdité (avec en plus cette ambiguïté que « rétablir l’ordre » est un projet qui, en soi, ne veut rien dire du tout: va-t-il a) ranger ses stylos b) réaménager les pièces de son bureau, c) mettre plus d’étiquettes dans ses armoires à vêtements pour séparer les caleçons des chaussettes d) d’autres nuances du mot "ordre" non incluses dans la présente classification? Mystère!). Établir l’ordre, en fait, c’est le sous-entendu de tout énoncé de langue. Il n’est pas de mot qui ne sous entende l’ordre à partir duquel il s’énonce. Établir l’ordre, c’est cela même qui fait que nous comprenons son discours, et même son bégaiement, sa répétition. L’ordre est toujours rétabli  quand on formule  un énoncé linguistique pour la bonne et simple raison que tout mot est un mot d’ordre. 

Là où cela devient plus intéressant, c’est justement lorsque la classification qui entre un peu plus dans ce que catégorise cet ordre part en vrille et pointe alors le trouble et le ratage inhérent à toute taxinomie. Nous appelons « taxon » les catégories pointées par toute taxinomie et en fait toutes les taxinomies sont sujettes à être débordées, dépassées, outrepassées, réfutées. C’est aussi cela que veut dire Borges et Foucault. Cette taxinomie est impensable, mais en même temps qu’y a-t-il à penser hormis cela? N’est ce pas justement cela penser: penser l’impensable et le faire devenir pensé? Cela nous donne ainsi une petite idée de l’extrême difficulté du chantier ouvert ici par Foucault dans la philosophie et par Descola dans l’anthropologie. 


Résumons: cette référence à l’encyclopédie de Borges: pourquoi est-elle si troublante finalement? Pourquoi Foucault lui accorde-t-il tant d’attention? Parce que dans son absurdité, dans l’impossibilité dans laquelle nous sommes de trouver un sens aux catégories ainsi découpées, quelque chose de la monstruosité de toute taxinomie se détache, s’énonce. Nous ne voyons pas bien ce qui empêcherait un chien en liberté (g) d’être aussi un animal qui de loin ressemblerait à une mouche (n). Or si g peut aussi être n, à quoi sert-il de les distinguer dans une taxinomie, puisque c’est justement cela qui définit son sens, son utilisation. Si par exemple je fais la liste suivante: 1) vivipare 2) ovipare 3)  ovovivipare, il est clair que je fais référence à la question de la reproduction et de la naissance des nouveaux nés. Il y a donc une cohérence c’est sur une même ligne que les a,b,c se suivent et se déclinent. Dans l’encyclopédie chinoise, il n’y a pas de ligne commune. Rien ne justifie vraiment qu’un animal du g ne se retrouve dans le n. Donc c’est absurde.

Mais est-ce que le propre du vivant ne consisterait pas précisément à mettre en défaut toute taxinomie? Est-ce que le but poursuivi par Borges dans cette hallucinante liste ne consisterait pas à prouver que toute liste est finalement délirante et surtout fausse?  Foucault insiste sur le fait qu’en droit, isolément, chaque catégorie se tient,  que l’ensemble des animaux désigné par chaque lettre peut bel et bien être circonscrit. La monstruosité, l’incohérent  ou l’impensable surgit quand on essaie de trouver l’axe sur la linéarité duquel  cette liste prendrait sens, parce que justement il n’y en a pas mais en fait il n’y en a jamais vraiment, et c’est cela qui est fascinant parce que cela nous fait comprendre que finalement notre intelligence humaine est profondément  structurellement taxinomique et que 2) c’est peut-être cela qui nous fait passer à côté de la vie, comme si finalement ce qui  s’effectuait vraiment au cœur même du vivant c’était un  dynamisme d’une telle ampleur et d’une telle vigueur qu’elle fait nécessairement prendre l’eau à toute classification, le problème étant que nous, humains, en tant qu’êtres de langue ne pouvant penser autrement que par ce jeu de la classification.

        Prenons un exemple: on veut comprendre le processus de la cicatrisation épidermique et supposons qu’on se renseigne là- dessus en même temps que sur notre peau, nous soyons affecté.e par une légère blessure.  Sur mon livre j’apprends qu’il y a quatre phases: a) détersion b) bourgeonnement c) épidermisation  d) remodelage. J’apprends tout cela par une taxinomie des étapes qui sont parfaitement claires et me donnent une vision précise de ce qui est en train de se faire, sauf que justement, ce qui fait que la blessure de mon bras est déjà en train de se cicatriser, c’est que ce processus se produise sans a,b,c,d, autrement dit c’est ce qui fait que cette taxinomie est fausse, non pas dans ce qu’elle dit mais dans le simple fait d’être une taxinomie. Elle ne peut qu’échouer à rendre compte de ce qui se produit en distinguant ce qui précisément s’effectue sans se distinguer mais en se confondant, en se mêlant.



De la même façon je peux bien distinguer le règne animal et le règne végétal, je serai bien en plein d’appliquer ces catégories là en m’intéressant à la sexualité des orchidées dont les organes génitaux sont finalement les abeilles et qui ne peuvent se reproduire sans elles. Nous voilà encore en présence de la nuit du jardin de Juliette, là où vraiment elle est amoureuse d’un Roméo sans nom. L’amour authentique nous met toujours en prise avec l’innommable de la vie.

Mais il nous faut revenir à Philippe Descola et au taxon « nature ». En fait, il n’est pas un seul mot qui ne soit désormais suspect à nos yeux, Nous sommes comme le dit Nietzsche « pris dans les filets du langage », condamnés à catégoriser, à étiqueter ce dont nous percevons confusément par ailleurs qu’il ne peut pas l’être. Pourquoi seule la nature poserait-elle problème aux yeux de l’anthropologue? Nous allons répondre par une « liste » de raisons:

  1. Parce que cette terminologie est purement occidentale, née dans la Grèce antique, et prise par ce mouvement dans l’évolution de la science à compter du 17e siècle (se rendre comme maître et possesseurs de la nature » - Descartes) 
  2. Parce que philosophiquement, avec l’apparition du mot culture au sens de travail transformation humaine d’un donné naturel, ce mot est devenu comme le fond contre lequel un être en particulier gagnait son identité, sa liberté, son progrès et finalement la ligne même de son destin: l’être humain.
  3. A partir de 1769 et de la finalisation par l’ingénieur écossais James Watt (1736 - 1819) de la chambre de condensation, la machine à vapeur va marquer le début de la révolution industrielle et l’accélération à outrance de l’exploitation d’un « nature » perçue comme un réservoir de ressources.

En fait le mot « nature » est étymologiquement riche de nuances qui ne sont jamais suffisamment soulignées. De tous les philosophes classiques, il n’y a que Spinoza qui lui ait vraiment donné toute son amplitude sémantique: « deus sive natura » (Dieu c’est-à-dire la nature). Mais de quelle nature parle Spinoza? Natura est le supin de nascor qui veut dire naître. Le supin est une forme verbale qui désigne une sorte de participe futur ou abstrait. Natura en tant que supin c’est « ce qui est en vue de se faire naître ». Le supin est une forme infinitive qui évoque un avenir, une action visant à …La nature au sens de natura, c’est ce que c’est que naître, exister, venir au monde. Rien n’y échappe donc, puisque il n’est rien de ce qui est qui ait pu exister sans venir au monde. C’est un signifiant « plein ». Il suffit de bien saisir que pour Spinoza, Dieu et nature sont des termes équivalents et de voir la fréquence du mot Dieu dans l’éthique, pour saisir que ce terme est sans équivalent. Il n’est rien qui puisse être autre chose qu’une certain façon d’être. Ceci nous permet de nous faire une idée de la critique Descolienne de l’évolution de l’ontologie naturaliste: elle se dissocie de ce dont  il est absolument impossible que l’on se dissocie. Derrière tout ce propos qui peut apparaître en première analyse comme un manifeste écologiste se cache quelque chose de beaucoup plus puissant, incontournable et finalement antique: l’avertissement contre la démesure (hybris). Le problème ne vient pas tant du fait que l’être humain embarqué par un type d ‘économie né dans l’ontologie naturaliste, le capitalisme industriel détruise totalement tout ce qui est non humain à dans le seul but d’accroître son confort et son territoire de maîtrise parce que la nature, c’est-à-dire l’être ne peut en être affecté par lui-même.

Le vrai problème c’est que l’être humain ne perçoit pas qu’il nie ce qu’il est, qu’il vit dans le mensonge ou le déni de sa distorsion vis à vis de l’être. 



"Partout, les communautés humaines forment avec les communautés animales des collectifs hybrides dont les caractéristiques sont très variables selon la nature des espèces fréquentées et selon le type de contrôle exercé sur elles. C'est évidemment notable dans le cas des civilisations de pasteurs pour qui le bétail est une composante intrinsèque de la société, mais c'est aussi évident partout ailleurs, que les anim­aux soient chassés et apprivoisés, apprivoisés sans être chassés, chassés sans être apprivoisés, élevé­s sans être chassés, chassés et élevés, ni chassés ni élevés, utilisés pour leur viande, pour leurs pro­fits secondaires, pour l'énergie qu'ils fournissent, comme substitut des humains dans les échanges ou dans les sacrifices, comme sources de symboles, modèles de classification ou pour n'importe quelle autre fonction. Chacune de ces formules caractérise un mode particulier de cohabitation et d'interaction entre des humains et des espèces animales à chaque fois spécifiques qui rend illusoire toute définition universelle de ce que seraient des « animaux libérables ».
  Du reste, ces collectifs hybrides d'humains et d'animaux ne se constituent pas au hasard des circonstances et des innovations techniques. Ils sont le produit direct des qualités positives ou négatives que les humains ont appris à détecter dans telle ou telle espèce selon le milieu où ils ont été socialisés. Tout humain est capable de repérer chez certains animaux, pour peu qu'il les approche d'assez près des traits de comportement qu'il pourra interpréter en les comparant à ses propres dispositions. Il est vrai que cela n'est possible que dans les cas de relative proximité phylogénétique : il est incomparablement plus facile de s'identifier à un ours qu'à un oursin. Mais, au-delà de cette aptitude commune à toute l'humanité qui permet aux êtres sensibles et intentionnels que nous sommes de reconnaître dans des formes de vie pas trop éloignées de la nôtre des signes d'expérience sensible et d'action intentionnelle, les propriétés que nous prêtons aux non-­humains varient aussi du tout au tout en fonction des contextes culturels dans lesquels nous sommes immergés. Et c'est au fond le type de qualité que nous croyons déceler dans une espèce animale qui va définir le rapport que nous entretenons avec elle. Si je perçois l'animal dont je croise la route comme une réincarnation de ma grand-mère, comme le vecteur d'un ensorcellement ou comme un bifteck sur pattes, je ne le traiterai évidemment pas de la même manière. Il n'y a pas d'animal en soi. Il n'y a que de animaux d'une foisonnante diversité avec lesquels des humains, eux-mêmes très divers, ont noué au fil du temps des liens fortement contrastés en fonction de ce qu'ils voyaient en eux. Au demeurant, les études sur les classifications populaires menées par les spécialistes d’ethno-zoologie mont­rent que la plupart des cultures non européennes ne possèdent pas d'équivalent du mot « animal » (ou « plante ») comme taxon englobant un vaste ensemble de formes de vies ; sans doute les similitudes entre certaines espèces animales sont-elles partout perçues, mais la nécessité ne s'est pas partout fait sentir d'un terme qui synthétiserait certaines de ces ressemblances à l'échelle d'un règne qui va de la bactérie à la baleine. »

Philippe Descola, "À chacun ses animaux", 2009, in Qui sont les animaux ?, Folio essais, 2010, p. 170-172.  



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