mercredi 25 décembre 2024

Terminales 1 / 4 / 5: Explication du texte de Philippe Descola extrait de "la composition des mondes" (2)


"L'opération qu'il s'agit de faire à présent consiste au contraire à concevoir la destinée des humains et celle des non-humains comme intrinsèquement mêlées. L'idée de nature a pu servir un temps à exprimer toutes sortes d'aspirations confuses et de projets informulés, et c'est la raison pour laquelle l'écologie a été d'abord pensée comme le projet de sauver la nature, ou de la conserver – un projet consistant simplement à accorder de la valeur à ce qui autre­fois n'en avait pas. Mais en dépit de cette utilité tactique que je reconnais à l'idée de nature, il me semble nécessaire de répéter que cette notion a fait son temps et qu'il faut maintenant penser sans elle afin d'imaginer des institutions qui permettraient de réaliser le couplage des humains et des non-humains, c'est-à-dire de gouverner dans les mêmes termes la vie de l'ensemble des êtres.
  Cela peut sembler assez abstrait, mais il s'agit avant tout de cesser de concevoir les sociétés comme des réa­lités sui generis posées dans un environnement auquel elles doivent s'adapter, qu'elles doivent façonner, transformer, pour acquérir une identité et une destinée historique. Or c'est le modèle qui domine encore la représentation de l'action politique. Il faut donc imposer l'idée que les humains ne sont pas des démiurges ingénieux qui se réalisent par le travail et la transformat­ion de la nature en ressources, mais que ce qui est premier, ce sont des environnements fragiles où coexistent des humains et des non-humains, et dans lesquels la vie épanouie des premiers est en très grande partie dépendante des interactions avec les seconds. Autrement dit, l'unité d'appréhension de la vie politique, à mon sens, ne devrait plus être la société, la nation, cela ne devrait plus être un territoire délimité par des frontières étatiques ou tribales. Il faut substituer à ce modèle issu des théories classiques de la souveraineté un tissu d'écosystèmes, de milieux de vie, qui sont à la fois urbains et ruraux, interdépendants et en partie autonomes. Et dans ces espaces, des interactions complexes impliquant des échanges d'énergie, d'information, se produisent, qui doivent être menées au mieux, de façon à ce que la perpétuation de la vie des humains passe aussi par une meilleure prise en compte de leurs échanges avec les non-humains. Il s'agit pour l'essentiel de déplacer les objets habituellement définis comme « politiques », et de mettre nos catégories juridiques, politiques, économiques et administratives à l'épreuve de cette transformation – puisque, telles qu'elles nous sont léguées par la tradition, elles sont inadéquates pour penser et organiser ces interactions. Il y a donc un travail considérable à faire pour penser de nouveaux instruments de gouvernement de l'ensemble des composantes des mondes et pour que les citoyens animés par le désir de l'action publique puissent rendre acceptables ces nouveaux instruments en les débattant dans la collectivité."

Philippe DescolaLa Composition des mondes, 2014, Champs essais, 2017, p. 322-323.

La connaissance de la doctrine de lauteur nest pas requise. Il faut et il suffit que lexplication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.




 4) Explication du texte

 Introduction

Le sens même de la notion de « politique » est aujourd’hui au mieux « perdu de vue », au pire durement critiqué. Contrairement à ce que l'on entend, cela ne peut en aucune façon s’expliquer dans les termes d’une « crise de personnel ». Il n’est pas question d’incriminer des personnes, non seulement parce que cela n’aurait aucune valeur argumentative mais aussi parce que cela serait une façon de contourner la crise que nous vivions. L’originalité de Philippe Descola ici consiste à saisir cette question sous un angle vraiment inattendu dans la mesure où nous assistons aujourd’hui dans de nombreux états à une sorte de repli identitaire qui semblerait pencher en faveur d’une solution par les nations, par le concept même de nation. A l’inverse Philippe Descola s’appuie sur ses compétences d’anthropologue pour soutenir l’idée d’un renouvellement du concept même du politique qui engloberait les non-humains. Il ne s’agirait alors de rien de moins que de poser la possibilité d’une administration de tous les êtres vivants ne faisant plus droit à la distinction entre la culture et la nature, entre les humains et les non humains, entre les écosystèmes et les sociétés. Mais comment construire concrètement les territoires de ces solidarités sans y imposer une conception exclusivement humaine de la politique?  Comment l’être humain dont Aristote soutient qu’il est naturellement politique, c’est-à-dire qu’il ne peut se constituer en tant qu’humain qu’au sein d’une société humaine pourrait-il mener à bien une tâche qui consisterait à ne plus faire droit au sein même des instances de son gouvernement à la distinction avec les non humains? Comment l’être humain pourrait-il envisager un intérêt général susceptible de finaliser ses actions si dans cet intérêt la vie des non humains entre également en ligne de compte à égalité d’importance avec le sien propre?  L’idée même de la gestion ou de l’administration d’une population peut-elle s’harmoniser avec le fait que cette population n’est pas exclusivement humaine et n’a pas à l’être? Nous avons du mal à nous représenter l’enjeu d’une telle réflexion mais nous percevons qu’aussi difficile qu’il puisse nous paraître, il s’intègre parfaitement à tous les défis qui aujourd’hui nous apparaissent comme autant d’obstacles quasi impossibles à franchir, qu’il s’agisse de la crise climatique, migratoire, politique et tout simplement humaine que nous traversons. L’enjeu est donc de s’interroger sur la possibilité que l’anthropologie et la relativisation  dont elle est partie prenante (puisque il s’agit de percevoir sa culture comme l’une parmi d’autres) ne constitueraient pas des éléments très précieux à partir desquels peut s’envisager le chantier de modes d’existence humaine « nouveaux » et non empruntés jusqu’à nos jours.


 Plan du texte: Il convient d’abord de nous détacher entièrement de l’idée de nature, fût ce pour la défendre. Une écologie qui prétendrait défendre la nature ne cesserait pas de concevoir les humains comme distincts de la nature et des autres êtres qui la composent. Or c’est précisément cette extranéité (ce qui est étranger)  là dont il faut s’affranchir. Envisager des modes de gestion du vivant indépendamment de l’humanité ou de la non humanité des populations apparaît comme un projet  en tout point opposé aux conceptions du travail, de la technique  de la souveraineté , de la culture qui jusqu’à maintenant ont été les nôtres dans notre société naturaliste. Mais après tout ce mode de société est assez récent et nous pouvons le remettre en cause. Pour cela il faut déconstruire la notion même de « politique » et réfléchir à ce qui apparaît clairement dans le développement de plusieurs sciences comme la biologie, l’éthologie, l’anthropologie: l’interdépendance des milieux animaux humains végétaux minéraux, etc. Pour que ces populations interagissent efficacement, peut-être faut-il s’inspirer d’autres ontologies que la seule naturaliste qui finalement est à l’origine des dysfonctionnements causés par l’anthropocène. Il convient d’un côté de ne pas renoncer au terme de « politique » et de l'autre côté de se détacher de tout ce qu’a déjà entraîné la dissociation entre la culture et la nature. Alors viendra au premier plan une toute nouvelle conception de ce que l'on peut entendre par « collectif ».


Développement:

 

1) La nature est une première coutume" - Pascal

                    a)  Nihilisme ( Pascal)  et relativisme anthropologique (Descola)

                                « La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu’est-ce que la nature? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle? J’ai grand-peur que cette nature ne soit qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature ». Pascal 





Cette phrase de Pascal sur la coutume et la nature trouve un écho dans la philosophie de Philippe Descola, car tous deux remettent en question la distinction traditionnelle entre nature et culture. Ce qui relie leurs pensées, au delà des siècles pourrait être résumé par les points suivants:


1) D’abord la remise en question de l’idée de “nature” comme essence fixe:

- Pascal affirme que ce que l’on appelle “nature” pourrait n’être qu’une première coutume, tout comme la coutume est une seconde nature. Cela suggère que ce que l’on perçoit comme naturel est en réalité construit par des habitudes et des conventions humaines, effaçant ainsi l’idée d’une nature figée ou universelle.

- De manière similaire, Philippe Descola critique l’idée occidentale moderne de la “nature” comme une réalité séparée et autonome. Il montre que dans de nombreuses sociétés non occidentales, cette séparation entre nature et culture n’existe pas. Ces sociétés perçoivent les relations entre humains et non-humains comme interdépendantes, sans distinction rigide, hermétique.

2) Ensuite l’indiscernabilité entre nature et culture

- Pascal souligne que la coutume peut devenir si profondément enracinée qu’elle agit comme une “nature”. Cette réflexion met en lumière le caractère arbitraire et changeant des distinctions entre ce qui est naturel et ce qui est culturel.

- Descola, dans Par-delà nature et culture, propose une analyse des ontologies humaines (animisme, totémisme, analogisme, naturalisme) pour montrer que la distinction nature/culture est une construction propre à la modernité occidentale. Il soutient que cette séparation n’est pas universelle mais culturelle.

3)  Une vision dynamique et contextuelle des relations humaines

- Pour Pascal, tout ce qui semble naturel (comme l’amour filial) peut être remplacé par des habitudes nouvelles, soulignant l’instabilité de ce qui est perçu comme inné ou essentiel.

- Chez Descola, cette instabilité est reflétée dans les ontologies non occidentales où les relations entre humains et non-humains sont fluides et dépendent du contexte (par exemple, les Achuars considèrent les plantes et animaux comme dotés d’intériorité, d’âme).

        En somme, Pascal anticipe par son pessimisme relativiste sur la nature une réflexion proche de celle de Descola : tous deux montrent que nos catégories “nature” et “culture” sont des constructions relatives plutôt qu’absolues. Cette convergence invite à repenser notre rapport au monde en dépassant le dualisme occidental traditionnel. N’oublions pas toutefois que leurs visées sont différentes: il n’est affaire pour Pascal que de relativiser les constructions intellectuelles humaines pour les renvoyer à leur médiocrité et leur petitesse. Philippe Descola, bien au contraire, aspire à ce que nous prenions conscience de la faillite de cette distinction pour en retirer des conséquences politiques concrètes sans lesquelles il est douteux que nous puissions dépasser les crises auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui aussi bien d’un point écologique que politique et éthique. De fait l’être humain ne sait plus bien en quoi consiste son humanité ni s’il lui faut la dépasser et à supposer que oui, vers où? (le surhumain, le trans-humain?)

 

            b) "Être la nature qui se défend"

Pour favoriser cette reconsidération de soi de l’être humain et œuvrer concrètement afin de sortir de toutes ces impasses dans lesquelles s’enfoncent les orientations politiques dans la plupart des nations européennes mais tout aussi bien américaine, russe ou chinoise (bref mondiale), L’anthropologie est LA science à consulter notamment parce qu’elle interroge et explore le fait humain dans une neutralité plus travaillée que la plupart des autres domaines d’étude. 

Philippe Descola soutient donc, dans cet esprit que cette séparation entre nature et culture a été construite historiquement, notamment à partir de la révolution scientifique et du christianisme, qui ont placé l’homme en position de supériorité par rapport à la nature. Pour lui, cette vision a conduit à une aliénation culturelle des humains vis-à-vis de leur environnement, les rendant incapables de percevoir l’interconnexion entre tous les êtres vivants.

Il propose donc une ontologie alternative qui reconnaît les relations complexes entre humains et non-humains. Il a observé que chez les Achuars d’Amazonie, par exemple, il n’existe pas cette distinction stricte ; ils attribuent des caractéristiques humaines à la nature et considèrent celle-ci comme un partenaire dans leurs interactions. Cela suggère qu’une approche respectueuse et inclusive pourrait remplacer l’exploitation et la domination traditionnelles.

Par conséquent , il est impératif d’adopter "une écologie des relations" (le terme est de Descola), où l’on reconnaît la diversité des modes d’être et d’interaction avec le vivant. Cela signifie qu’il faut développer des formes alternatives d’habitat et de coexistence qui prennent en compte les intelligences multiples présentes dans la nature. En dépassant l’anthropocentrisme, nous pouvons envisager une coexistence plus construite et plus consciente des interdépendances entre nous et  notre environnement. 

Il s’agit donc d’œuvrer à une transformation radicale de notre perception de la nature. Plutôt que de la considérer comme un objet à protéger, il faudrait la concevoir comme un ensemble d’entités vivantes avec lesquelles nous partageons des liens profonds. Cette approche pourrait être essentielle pour faire face aux crises écologiques contemporaines en favorisant une compréhension exhaustive, complète et respectueuse du vivant. Dans cette complétude, il va de soi que nous sommes partie prenante et partie « prise ».



L’idée défendue par Descola est de concevoir un “collectif hybride” où les humains reconnaissent leur interdépendance avec les non-humains, redéfinissant ainsi les notions de sujet, de communauté et d’action politique. Cette approche pourrait contribuer à construire des solidarités authentiques capables de répondre aux crises écologiques globales tout en renforçant la cohésion sociale.

Évidemment ce projet ne peut pas manquer d’apparaître extrêmement évasif, brumeux pour quiconque ne se tient pas au courant de toutes les initiatives qui se produisent ailleurs, et particulièrement en Amérique du sud, des Constitutions de l’Équateur (2008) et de la Bolivie (2009)

            Les Constitutions équatorienne (2008) et bolivienne (2009) marquent un tournant dans le constitutionnalisme latino-américain. Inspirées des cosmovisions andines, elles reconnaissent la nature comme un sujet de droit à part entière. En Équateur, la Constitution de Montecristi établit que la nature, ou “Pachamama”, possède des droits équivalents à ceux des humains, notamment le droit à être protégée et régénérée. Ce cadre juridique repose sur le concept du “bien-vivre” (Sumak Kawsay), qui promeut une harmonie entre l’humain et son environnement. De même, en Bolivie, la Terre Mère (Madre Tierra) est reconnue comme une entité vivante avec des droits spécifiques. Ces principes rompent avec les approches anthropocentriques traditionnelles en plaçant la vie non-humaine au même niveau d’importance que la vie humaine.

Ces changements juridiques s’appuient largement sur les cosmovisions autochtones, qui ne dissocient pas la nature de la société humaine. Descola souligne que dans ces cultures, comme chez les Achuars d’Amazonie, les non-humains sont perçus comme des personnes dotées d’une intériorité similaire à celle des humains. Cette perspective animiste attribue aux animaux, plantes et éléments naturels des capacités intellectuelles et émotionnelles comparables aux nôtres. En intégrant ces visions dans leurs cadres juridiques, les pays sud-américains remettent en question les conceptions occidentales dualistes qui opposent nature et culture.

Un autre exemple marquant est l’attribution de la personnalité juridique à des éléments naturels. Ce principe a été appliqué dans plusieurs contextes internationaux mais trouve un écho particulier en Amérique du Sud. Par exemple, en Argentine, un tribunal a accordé un "habeas corpus" (il s’agit d’un principe juridique protégeant la liberté individuelle) au chimpanzé Cécilia en 2016, reconnaissant son droit à vivre dans un environnement adapté à ses besoins biologiques et sociaux. Cette décision reflète une tendance croissante à considérer les êtres non-humains comme détenteurs de droits légaux.



Ces initiatives légales traduisent une révision fondamentale des systèmes juridiques hérités de l’époque coloniale. Historiquement, les lois importées d’Europe ignoraient les réalités locales et marginalisaient les visions autochtones du monde. Les nouvelles constitutions équatorienne et bolivienne cherchent à corriger cette lacune en intégrant des principes écologiques et pluralistes. Elles ouvrent ainsi la voie à une ouverture juridique sans précédent où coexistent différentes façons de concevoir les relations entre humains et non-humains.

Il faut insister sur l’importance symbolique de ces transformations juridiques. Bien qu’attribuer le statut de personne morale aux entités naturelles puisse sembler avant tout symbolique, cela permet de remettre en question le rapport de propriété que l’humain exerce sur la nature. Ce cadre juridique offre également aux milieux naturels une capacité à se défendre contre les dommages causés par l’activité humaine.

Ce qu’il importe de mettre en place c’est une vision du droit qui transcende les frontières humaines. Ces exemples montrent comment le respect des cultures autochtones (les habitants de ces territoires) et l’intégration de leur ontologie peuvent enrichir nos conceptions juridiques modernes en incluant pleinement les non-humains dans nos cadres éthiques et légaux.

Lorsque nous entendons de nombreux intervenants politiques ou prétendus tels soutenir des propositions d’inspiration naturaliste ou capitaliste pour répondre au défi du changement climatique, il faut orienter nos regards vers d’autres pays, et principalement en Amérique du Sud pour réaliser à quel point ce que l’on a tendance à réfuter comme impossible ici est déjà mis en place « là ». Le regard anthropologique est nécessairement une attention culturellement « décentrée », ce qui pour nous qui sommes les inventeurs du naturalisme, et du capitalisme industriel est a priori encore plus nécessaire. C’est là le moins que nous puissions faire! C’est fondamental. 



                Ce que nous pouvons mesurer grâce à ces initiatives du droit en Amérique latine, c’est tout ce que l’on peut gagner à contrarier le présupposé de l’existence de la nature comme entité séparée. C’est la même démarche que celle qui consiste à ne plus accorder le moindre crédit à la notion de « race ». Défendre la nature c’est comme se faire une sorte de profession de foi à défendre systématiquement les personnes racisées. On ne peut pas en même temps adopter cette démarche dite d’anti-racisme et par ailleurs critiquer le racisme. Le racisme n’a pas lieu d’être parce que la notion de race est un signifiant vide qui ne recouvre aucune réalité factuelle. Par conséquent il n’y a pas davantage lieu d’être raciste qu’anti-raciste. Il n’y a pas de race, et c’est tout. De la même façon je n’ai pas à défendre la nature contre les exploiteurs et destructeurs de la nature. Il n’y a pas « la » nature. Par ce terme, on entend la totalité « de ce qui est », et l’on pourrait dire que c’est un signifiant « plein ». C’est le signifiant de la plénitude mais finalement ce que l’on peut dire des signifiants vides est la même chose que ce que l’on peut dire des signifiants pleins. A chaque fois qu’un être humain parle de la nature, il s’exclue inconsciemment de ce qu’il nomme et se place alors dans une sorte de situation improbable.


                        c) Agentivité et biosémiotique 

Ici nous pouvons insister sur un point crucial: par bien des aspects la thèse soutenue par Philippe Descola peut sembler « utopique ». Ce terme signifie au sens étymologique « qui n’est en aucun lieu » mais en réalité, c’est lorsque l’on parle de la nature comme d’un milieu  distinct que l’on est « en aucun lieu » Il n’est pas possible de faire de la nature un signifiant parce que le premier effet de cette démarche est de constituer ce qui est nommé en ensemble fermé et nous ne pouvons en aucune façon légitimer ni expérimenter cette fermeture.
C’est finalement exactement ce qui s’est passé avec l’émergence de la physique quantique en science et tout ce qu’il s’en est suivi pour l’expérimentation. Dans la physique classique la mesure des phénomènes était envisageable et considérée comme objective. Qu’est-ce que cela voulait dire? Que les chercheur.se.s pouvaient faire des mesures, des expérimentations sur une réalité considérée comme distincte, extérieure. Avec la physique quantique, il est apparu que l’expérimentation intercédait sur la réalité expérimentée. Ce que vous observez est impacté par le fait même que vous l’observiez.  Ainsi la célèbre expérience des fentes de Young a prouvé que les particules se comportent comme des corpuscules (comme des points) quand elles sont observées mais comme des ondes quand elles ne le sont pas. L’observateur.trice pense observer un phénomène dont il ou elle est partie intégrante.  Ce que l’on observe  ne correspond ainsi à rien de moins ni de plus qu’à ce qui est observé. Il n’est rien que l’on puisse vraiment déduire quant à ce que serait le phénomène sans observation puisque ce qui est réel est impacté par le fait même de l’observation.  Ce que vous observez est tel que vous l’observez PARCE QUE vous l’observez. L’expérience à choix retardé de John Wheeler conçue à partir de celle des fentes de Young n’a pas permis de sortir de cette remise en question radicale de l’existence d’un monde objectif. On ne saurait pas insister suffisamment sur ce que cette expérience transforme quant à la croyance selon laquelle "on ne peut croire que ce que l'on voit". Dans cette expérience là et pour toute expérience ayant rapport aux réalités quantiques, c'est justement parce que vous les voyez que ce que vous voyez n'est pas" tel que c'est", tel que ce serait si vous ne le regardiez pas, "objectivement". Cette "objectivité" est remise en cause, peut-être impossible à percevoir, peut-être inexistante




Il y a donc un malentendu profond et réfutable à définir comme utopique les thèses de Philippe Descola alors même qu’elles pointent avec beaucoup de pertinence l’utopie, l’absence de lieu de toute extranéité (extranéité: définir comme étranger) de la nature. C’est au contraire à partir de cette utopie que le naturalisme s’est développée et abouti aujourd’hui au transhumanisme. A tous égard il n’existe pas d’enracinement possible d’une telle doctrine qui s’implante dans un présupposé indéfendable. Ceci peut probablement à réaliser pourquoi cette doctrine utopique se transforme sous nos yeux en dystopie. A contrario, tout ce que soutient ici Philippe Descola décrit plutôt une forme d’enracinement de l’être humain, de « sol » dans le terreau duquel l’être humain s’implante (rappelons que humain vient de humus: le sol).

Evidemment il s’en suit que le terme de « gouvernement » utilisé par l’auteur (9e ligne) ne désigne aucunement « commander » mais « réguler », gérer des rapports de mondes plutôt qu’imposer des rapports de forces, comme le suggère Jacques Rancière. Mais il convient néanmoins de faire attention à la formulation de Philippe Descola: car justement cette expression de « mêmes termes » pose vraiment problème. En effet l’une des principales distinction entre l’animisme et le naturalisme se situe dans le fait que le naturalisme mathématise la nature, ce qui revient à l’indifférencier, à « l’isomorphiser ». Un morceau d’espace est juste un morceau d’espace, en tous points similaires à un autre morceau d’espace. Dans cette mathématisation généralisée de la nature et tout ce qu’elle va impliquer dans son exploitation, on mesure bien tout ce qui la définit comme résolument incompatible avec l’interprétation du lieu que chaque animal développe. La réduction mathématique de Galilée et le mécanisme de Descartes participe d’une conception des lieux naturels qui ne peut en aucune façon prendre en compte les milieux animaux tels que Jacob Von Uexküll les répertoriera  dans les années 1920. Déjà Nietzsche et sa conception perspectiviste avait planté « quelques banderilles" dans cette uniformisation arbitraire de la nature. 




S’il n’y a pas LA nature, ce n’est pas seulement parce que le dualisme du naturalisme place l’être humain dans une utopie de la pure observation mais aussi parce que chaque territoire de la nature est comme interprété par les biotopes de chaque animal. Il y a des perspectives entrecroisées de la nature en fonction de la perception de chaque animal. Il y a des visions distinctes de la nature dans la relativité desquels chaque animal se constitue dans le rapport qu’il entretient avec son milieu.  Dés lors « gouverner » prend tout son sens. Gouverner dans les mêmes termes, ne signifie pas du tout que l’on puisse imposer des règles identiques à toutes les espèces végétales et animales qui vivent dans des biotopes différents. C’est aussi dans ce sens là que l’idée de culture animale prend vraiment toute son importance. L’araignée cultive son milieu en y plantant sa toile, tout comme les fourmis, les loups, etc, cultivent à leur façon leur milieu. Lorsque les achuars affirment qu’il n’y a pas une seule partie de la forêt qui ne soit cultivée, ils ont raison et même si eux croient notamment à la culture des arbres par des esprits, il est possible de situer dans une perspective bien moins spirituelle la culture des animaux. 

            Les animaux ne sont ce qu’ils sont que parce qu’ils entretiennent avec un lieu qu’ils perçoivent selon des modes qui leur sont spécifique en fonction de leur espèce un type de rapport qui les gratifie de leur être. Faire une toile ici et de telle façon c’est ce qui fait l’araignée.  En ce sens précisément c’est peut-être l’être humain qui est le moins culturel de tous les animaux parce qu’il ne semble pas avoir été doté d’un milieu qui lui serait assigné naturellement. L’être humain naturaliste n’a pas de place et c’est justement pour cela qu’il prend toute la place en dérangeant des biotopes dont il ne pressent pas l’existence (en tout cas, pas avant que Jacob Von Uexküll ne les définisse). Ce que Philippe Descola a réalisé en vivant avec les Achuars c’est que pour eux, il n’y a finalement aucun problème parce que leur animisme reconnaît à sa façon les biotopes animaux et végétaux. Lorsque telle plante se manifeste sous forme humaine  dans les rêves d’une femme achuar pour lui signifier qu’elle l’a mal plantée, elle pointe l’existence de biotopes agissant.  Les rêves ne décrivent alors rien de plus qu’un certain niveau de sensibilité à l’existence de tous ces biotopes au travers desquels "tout n'est que culture" .

Cette expression: « dans les mêmes termes » est à relativiser en ce sens qu’elle désigne davantage l’exigence d’égalité que l’application des mêmes règles. La phrase de Jacques Rancière ("la politique consiste à instaurer des rapports de mondes et non à imposer des rapports de force")  résonne alors avec beaucoup de pertinence. Il est affaire de gérer des rapports entre des mondes distincts et cela dans une région commune (même si l'on ne sait pas trop aux yeux de qui elle l'est). Tout n’est alors qu’affaire de signes et d’interprétation de signes. Ce qu’il importe de mettre en place, c’est la possibilité d’une cohabitation entre des espèces qui ne sont pas sensibles aux mêmes signaux et par conséquent ne développent pas les mêmes modalités d’habitation d’un même espace. Avant de poser que c’est impossible, il nous faut réfléchir aux sociétés animistes et au mode de vie de ces collectifs là, puisque de fait, ils y parviennent. Des interactions sont possibles entre les animaux et les humains dés lors que les actions des uns et des autres sont reconnues par les uns et les autres. Rien n’empêche les achuars de se nourrir des singes qu’ils considèrent néanmoins comme leurs frères ou leurs cousins.  Ils s’adressent même à eux en les tuant, pour les tuer et leur demander de s’exposer à leurs fléchettes. La vie des uns participent de la vie des autres au sein d’un continuum animiste. En un sens nous pourrions dire qu’il n’est pas d’actions des uns et des autres (et des uns sur les autres) qui ne relèvent d’une autre pratique que celle de la diplomatie. Se nourrir c’est une question de négociation entre des êtres plus qu’une affaire de survie contre des espèces. Il existe un maillage extrêmement subtil entre tous les biotopes de tous les êtres qui sont dans la forêt et les achuars s’efforcent de se rendre sensible à se maillage tout simplement parce que les fils qui constituent ce tressage sont des relations d’interdépendances et que chaque être a quelque chose à gagner de la bonne santé des autres êtres au sein de leur biotope respectif.


« Cela peut sembler assez abstrait » écrit Philippe Descola. De fait ce couplage entre humains et non-humains est incompréhensible si l’on ne connaît pas les quatre ontologies. L’anthropologue français a réparti les modes de société au gré de ces deux axes que sont les continuités et ressemblances avec les non humains du point de vue du corps et de celui de l’âme, d’une intériorité. Pour les Naturalistes il y a continuité du physique avec les non humains mais discontinuité du point de vue de l’intériorité. C’est l’inverse pour les animistes. Pour les totémistes, il y a continuité sur les deux axes et pour les analogistes il y a discontinuité sur les deux également.  Ces quatre ontologies sont aussi ce que Descola appelle quatre mondiations, quatre façons différentes de faire monde et d’interpréter notre rapport avec tout ce qui n’est pas humain, étant entendu qu’une même civilisation peut évoluer et passer d’une mondiation à une autre.

                 Ces quatre façons de constituer des « mondes », des modes de perception « du » monde (mais l’idée même de monde « objectif » est ici relativisée) se concrétisent par les images créées par chacune des ontologies principalement par l’art et les objets sacrés. Selon Philippe Descola il existe une « agentivité »  des images, c’est-à-dire une puissance d’agir propre aux images. En fait, il s’agit de rendre visible et opérationnelle l’ontologie elle-même. C’est bien en ce sens qu’il a déjà été dit que par exemple les films de Miyazaki constitue une forme moderne d’agentivité des images de l’animisme dont le succès, dans nos sociétés naturalistes est particulièrement intéressant, pertinent, significatif, comme si dans notre ontologie nous devenions sensibles aux présupposés d’une autre, la puissance philosophique des films de Miyazaki étant de ce point de vue indiscutable.

                L’agentivité est donc liée au régime d’images susceptibles d’être créé, produit par chaque ontologie. Rien de plus concret que cette production. On peut même aller jusqu’à évoquer une performativité des images à partir desquelles nous créons des modes de relation avec le vivant au sein même de notre société. L’image n’est donc pas seulement une façon de se représenter mais surtout une façon de construire une civilisation à partir d’une ontologie. On peut ici faire référence au sens psychanalytique du terme "imago" qui signife "image inconsciente de l'amour familier", c'est-à-dire l'image qu’inconsciemment nous nous faisons des personnes qui nous entourent, avec déjà des connotations affectives fortes. Ce n'est pas le sens d'image utilisé ici mais nous pourrions parler des images que chaque ontologie se fait de tout ce qui constitue son rapport avec le monde, rapport naturaliste ou animiste, etc.

C’est ici que le rapprochement avec l’Umwelt de Jacob Von Uexküll peut être fructueux. L’Umwelt ou « champ » désigne le milieu subjectif propre aux êtres vivants animaux ou végétaux. Il existe des stimuli à partir desquels les animaux perçoivent et constituent leur milieu propre (la tique donc en a 3, l'acide butyrique, la température de 37°, une partie d'épiderme sans poils). Nous pouvons également parler de biotopes. Comme Heidegger l’a largement développé dans son cours sur « monde finitude solitude », l’être humain est un "da sein" parce qu’il ‘na pas d’«  Umwelt », pas de biotope. Mais en nous rapprochant des thèses de Philippe Descola, nous pouvons nous interroger sur l’agentivité des images et leur capacité à tenir lieu pour l’être humain de « l’équivalent » de ces stimuli pour les animaux. Le terme « équivalent » étant précisément à relativiser, à critiquer puisque ce n’est pas la même chose. Là où les animaux sont immédiatement sensibles à certains affects signaux , les êtres humains perçoivent et produisent des images. Il existe une différence essentielle à savoir que pour les animaux, les végétaux, etc, l’Umwelt est directement lié à l’organisme des individus, alors que l’image produit et oriente des collectifs humains. 




Mais l’agentivité est commune aux images des ontologies humaines et aux stimuli des organismes animaux et végétaux. Que l’on soit humain ou animal, perception, interprétation et construction sont liées et même si ce n’est pas par le même mode, il existe bien une communauté de modification d’un milieu. Les animaux ne sont pas plus passifs que les humains dans cette modification. 

De plus Jacob Von Uexküll a inventé un concept particulièrement riche qui est celui de « biosémiotique ». Nous pouvons saisir les stimuli des animaux, comme nous l’avons fait pour la tique. La biosémiotique est l’étude des signes biologiques et de la manière dont les organismes vivants produisent, codifient et communiquent des significations. Von Uexküll introduit donc le concept d’Umwelt, qui, comme nous l’avons vu, désigne le mode d’interprétation et de perception  propre à chaque espèce. Il affirme que les animaux et les végétaux interagissent avec un milieu qui leur est propre et qui participent de leur être,  ce qui implique une co-constitution entre l’organisme et son milieu. Il soutient que les organismes sont plus que de simples machines, ils possèdent une capacité à interpréter leur environnement à travers des signaux spécifiques qui leur sont pertinents. Cela crée une dynamique où la signification est intrinsèquement liée à la vie elle-même, reliant ainsi la biologie à la sémiotique (science d’interprétation des signes)

L’agentivité et la biosémiotique nous mettent en demeure de reconsidérer la nature des différences entre les humains et les non humains. Le lien entre ces deux perspectives réside dans leur approche commune de la signification comme processus dynamique et relationnel. Chez Uexküll, l’Umwelt reflète une interprétation active du monde par les organismes vivants, où chaque stimulus est intégré dans un réseau sémiotique propre à l’espèce. De manière analogue, Descola attribue aux images une capacité à générer du sens par leur interaction avec les spectateurs, en fonction des croyances et des systèmes culturels dans lesquels elles s’inscrivent. Les deux auteurs mettent ainsi en avant une vision non-réductionniste du vivant et de la culture, où les relations entre les individus sont  déterminées par des médiations, par des signes porteurs de significations multiples. Il n'y a pas "le" monde, il y a des mondes différentes en fonction de la façon dont sont définis et interprétés des signes à partir desquels un monde est posé.

Ces deux approches convergent vers une réflexion plus large sur la matérialité et la médiation sémiotique. Tandis que la biosémiotique souligne l’importance des signes biologiques dans l’adaptation et l’être même des espèces, Philippe Descola explore comment les images dépassent leur matérialité pour devenir des interfaces actives entre le visible et l’invisible. Ces perspectives enrichissent notre compréhension des interactions complexes entre nature et culture, en montrant comment le vivant et les artefacts visuels (les oeuvres, les rites et les objets sacrés)  participent à la construction de mondes signifiants.

Cela modifie totalement la place que nous occupons dans la nature. Nous n’existons pas dans le monde pour y imposer un milieu qui nous serait propre en modifiant un naturel « donné ». Nous nous insinuons dans une multiplicité de champs de significations entrecroisés qui tout en étant différents et fermés les uns aux autres en ce sens que l’umwelt de la mouche n’est pas du tout le même que celui de l’araignée, sont en résonance, en ce sens que le biotope de la mouche va permettre à celui de l’araignée de s’en nourrir. Nous mesurons ainsi tout ce qu’il y a de réducteur et de destructeur dans le préjugé naturaliste selon lequel la culture s’oppose à la nature comme le construit s’opposerait au donné, au déjà là. Nous nous rendons aveugles à cet ouvrage très subtil de champs perceptifs entrecroisés et créons ainsi de toute pièce un « droit » illusoire, en vertu de la légitimité de l’esprit d’invention et d’innovation à se servir de l’inerte et de la matière brute , à puiser dans une nature réduite au statut de ressource de quoi alimenter notre délire d’invasion, délire typiquement transhumaniste (et Ellon Muskien).




2) Le travail du négatif

                        a) la dialectique du maître et de l'esclave - Hegel

            Pourtant les travaux conjugués de Jacob Von Uexküll et de Philippe Descola attestent de notre aptitude à percevoir les Umwelt des autres espèces et ainsi à comprendre les processus matriciels du vivant (la "vie" est comme le tissu, la texture qui se tricote ici), voire à les mettre en perspective avec la façon dont, nous humains, constituons des mondiations, des ontologies, et mieux encore, saisissons ce qui, dans les relations violentes entretenues par ces ontologies (guerres, invasions, colonialismes), nous mettent dans une impasse du fait de l’écrasement par une économie naturaliste (capitalisme industriel) de toutes les politiques de tous les pays du monde.

Suivant les thèses de Descola, il n’est pas possible d’ignorer la relation entre cet écrasement économique et la diffusion via le net d’un régime d’images publicitaires entièrement voué à l’instauration de stimuli commerciaux véhiculant tous les préjugés naturalistes. Nous constituons une bulle aux parois étanches sur lesquelles ne cessent de défiler des images d’inspiration naturaliste faisant la promotion des produits issus de l’exploitation de ce que nous appelons « la nature". C’est ainsi que nous nous rendons parfaitement aveugles et ignorants de la richesse du vivant. Nous qui nous sommes paradoxalement dotés, grâce à Von Uexküll notamment de l’intelligence des biotopes et grâce à Descola d’autres façons de faire monde que la seule naturaliste, nous qui, donc, bénéficions de la compréhension de tout ce que notre être au monde doit à la notion de médiation et de signes, créons exactement le contraire de ce que certaines perspectives scientifiques nous font voir, nous font réaliser sur ce que c’est « qu’être et venir au monde ». 

             Dans ce texte, Descola oriente la réflexion vers la question de la politique, qui est probablement la plus délicate et la plus décisive, mais il convient  de ne pas sous-estimer le rôle des images, de la nécessité de nous rendre insensibles au régime d’images naturaliste qui sature nos écrans de publicités et d’informations orientées et de nous rendre au contraire attentif.ve.s aux films de Miyazaki mais aussi aux représentions animistes ou totémistes qui, au travers de rites et de cosmogonies différentes, laissent percer quelque chose de que Philippe Descola désigne par le terme d’agentivité.



                    Il existe plusieurs philosophes visés par Philippe Descola lorsqu’il évoque la nécessité de cesser de considérer les sociétés comme des réalités sui generis posés dans des environnements qu’elles doivent transformer, mais peut-être sera-t-il plus éclairant de citer ici Friedrich Hegel et la thèse célèbre de la dialectique du maître et de l’esclave dans la mesure où l’on y voit vraiment à l’œuvre les présupposés du naturalisme et une définition du travail humain qui se situe aux antipodes des travaux de l’anthropologue français. 




La thèse de départ de Friedrich Hegel réside dans la lutte à mort des consciences.  Tout être humain est une conscience. Il est un « je pense », c’est-à-dire un sujet. Quand nous sommes confrontés à des réalités sans conscience ou du moins qui nous apparaissent comme telle, il va alors de soi qu’elles sont des objets pour une conscience dont l’être humain est le sujet.  Mais que se passe-t-il quand deux consciences sont en présence l’une de l’autre? Il y a forcément un conflit puisque là ce qui n’est pas moi n’est pas pour autant « objet ». Ici objet signifie finalement « esclave ». La lutte à mort qui va s’engager n’est pas une lutte directe mais désigne plutôt la capacité de l’une des deux parties à risquer la mort, c’est-à-dire à ne pas se considérer soi-même comme un pur organisme soumis à des nécessités vitales. Ce sera le maître. Prendre le risque de la mort, c’est pousser au plus loin les exigences d’une conscience non soumise aux nécessités du vital. Au contraire, ce qui détermine l’esclave c’est de mettre au premier plan sa survie biologique, la satisfaction de ses besoins primaires. 

Cette perspective n’est pas totalement sans écho avec la philosophie d’Aristote et celle de Hannah Arendt mais il faut faire très attention ici car en réalité cet accord n’est vraiment qu’apparent, de première main et, sur le fond, la dialectique du maître et de l’esclave défend une conception de l’être humain totalement opposée à celles d‘Aristote et à celles de Hannah Arendt, notamment parce que finalement pour ces deux philosophes (Arendt et Aristote), c’est bien cela être humain, c’est ne pas être seulement un organisme soumis au vivant.

             Hegel va déployer une argumentation plus dynamique et plus renversante.  Il y a donc un maître qui a pris le risque de la mort et un esclave qui y a renoncé. Il s’agissait d’une lutte pour être reconnu en tant que conscience. Le maître s’est fait reconnaître comme conscience, comme esprit puisque il a manifesté une certaine autonomie à l’égard du vital, alors que l’esclave est resté à «  ce niveau là », celui de la plus totale soumission à la nécessité de « rester vivant » en satisfaisant les besoins organiques. Mais le ressort fondamental de cette dialectique réside dans le fait que l’esclave qui ne peut pas retirer de son rapport à l’autre être humain la reconnaissance de soi en tant que conscience va oeuvrer afin de gagner cette reconnaissance par le travail de la nature.   Ce que l’on ne peut pas avoir dans le rapport humain on va le gagner par son rapport au non humain. Et nous mesurons bien là l’opposition radicale des thèses de Hegel avec celles de Philippe Descola. On ne peut pas se représenter deux idées aussi opposées, antagonistes. 

Finalement pour Hegel (qui sans le savoir est un pur naturaliste), il s’agit de se faire reconnaître comme humain.e, conscient.e, en travaillant le non-humain, le donné brut. C’est exactement l’explication selon Hegel du travail et de la technique.  Pourquoi les êtres humains s’impliquent-ils autant dans la transformation de la nature, dans la transformation des matières premières en matières secondes, travaillées, objectivées (au sens de transformées en objets)? Pour en retirer la reconnaissance de soi, non plus des autres humains puisque les maîtres l’ont déjà refusée mais des « choses », des éléments, de « la nature » (il faut donc bien que la nature existe en soi, en tant qu’entité distincte).

             Finalement « la nature » pour Hegel, c’est cette sorte de base, de « déjà là » initial sur le fond duquel (et contre lequel) la conscience de l’esclave deviendra l’enjeu et comme la récompense du « travail », sachant que, par « travail », il faut entendre la transformation de la nature. La force de la thèse de Hegel c’est qu’il donne au travail une forte dimension « ontologique ». Il en va de la reconnaissance de soi comme conscience, c’est-à-dire comme humanité pour l’esclave de travailler.

Or il se trouve que dans le mouvement de cette dialectique par laquelle l’ouvrier humain  (homo faber) va gagner la reconnaissance de soi comme conscience, il va renverser le maître. Pourquoi? Parce que le maître a gagné « trop tôt » et surtout il a gagné de façon statique, on pourrait presque dire « philosophique » mais le mouvement initié par l’esclave transforme la nature, insinue du progrès dans une temporalité qui, avant cela, était finalement cyclique, et surtout va faire affleurer à la surface de la terre un monde qui sera à l’image de l’esclave et plus du tout à l’image du maître qui se retrouvera « exclu », jeté dans un milieu qui n’est plus le sien. Nous savons que c’est exactement sur ce point que Marx va totalement se retrouver dans ce « moment » de la philosophie de Hegel pour y relever l’argument même de la victoire du travailleur sur le possesseur des moyens de production.  L’idée selon laquelle 1) il en va de son humanité pour l’être humain de travailler et 2) que le travailleur va renverser l’hégémonie des propriétaires sera complètement adoptée par Karl Marx, et mêle à l’origine même de son œuvre, le capitalisme étant dés lors perçu 1) comme l’aliénation de l’être humain, ce qui l’empêche de gagner son humanité par le travail et 2) ce qui finalement retarde le mouvement même de l’histoire (donc nécessairement les travailleurs gagneront, même si aujourd'hui, ce n'est vraiment pas le cas, mais si on est marxiste, ça va venir NECESSAIREMENT).




Il suffit de penser à l’influence considérable (vraiment!) que ces deux penseurs exercent aujourd’hui encore sur la philosophie  européenne pour prendre la mesure du renversement auquel Philippe Descola nous invite, car la  disparition de l’idée même de nature rend totalement obsolète et caduque une conception de l’être humain qui affirmerait son humanité et son identité d’être par une activité transformatrice des éléments et des forces naturelles. On pourrait ici évoquer le travail du négatif chez Hegel reposant sur ce principe en vertu duquel il n’est rien de l’être humain qui puisse s’affirmer sans nier le naturel, le déjà là, le déterminisme de la nature. L’être humain est fondamentalement conscient, ce qui signifie qu’il n’est pas seulement « en soi » mais aussi « pour soi », à ses propres yeux, faculté que Hegel ne reconnaît pas aux animaux notamment. Nous vivons en tant qu’organisme, mais aussi en tant qu’esprit, nous existons « à » nous mêmes. Nous ne sommes pas seulement dans le monde mais à nous-mêmes dans le monde et à partir de cette faculté, nous extorquons à la nature par le travail de sa transformation notre conscience de soi. Si tout ce que je vois hors de moi sont finalement des objets, des processus, des infrastructures et des services nés dans l’esprit de l’être humain, c’est bien parce qu’en tant qu’êtres conscients, selon Friedrich Hegel,  nous ne cessons d’œuvrer afin qu’un monde humain, qu’une temporalité humaine se substituent à  ce qui est là « avant ».

Une fois de plus, nous butons ici sur la question de la compatibilité entre une telle conception de la nature et les découvertes de Jacob Von Uexküll. Celles-ci confortent l’idée selon laquelle tout animal, tout végétal est un « sujet » pas forcément au sens où l’entend Hegel mais au sens où il se constitue dans une réciprocité constructive avec son Umwelt. Autant Von Uexküll et Philippe Descola nous invite à particulariser notre vision de la nature, jusqu’à en nier la totalisation conceptuelle puisque il n’existe plus alors de « nature », autant Hegel et Marx l’universalise (faussement toutefois puisque c’est une universalisation humaine). Une perspective hégélienne  par exemple intégrerait la pandémie du covid dans la globalisation d’un vaste mouvement dialectique au sein duquel il conviendrait de saisir cet évènement comme une incitation à intensifier le travail du négatif de la technicité humaine et de ses facultés d’innovation. A l’inverse, Philippe Descola décrit cette contamination à l’échelle mondiale comme l’exemple type de l’inattention des humains à la complexité du vivant.

                     
  b) L'écologie des relations - Philippe Descola

        Philippe Descola évoquant son étude concernant le peuple Achuar insiste sur le fait que les végétaux et les animaux sont perçues, approchés, voire consultés comme des partenaires sociaux. Nous pouvons ici insister notamment sur le fait que la plupart des peuples humains implantés en Amazonie respectent une économie de la subsistance (terme à opposer à l’économie capitaliste dite d’abondance). Mais ce n’est pas la seule distinction essentielle.  Dans ces travaux sur le Kamtchatka, l’ethnologue Nastassja Martin reprend les termes des populations autochtones sur la difficulté d’interpréter les songes et tout simplement de rêver à mesure que des modes de vie naturalistes se rapprochent et détruisent la faune et la flore. Le rêve est alors, comme pour les achuars, à saisir comme un mode de sensibilité inconscient aux milieux. A bien des titres, c’est beaucoup moins fantaisiste que la perception occidentale des rêves, et moins religieux (transmission des Dieux avec les humains comme dans L’Iliade et l’Odyssée). Le vivant tisse entre toutes ses composantes un réseau relationnel global au sein duquel les achuars parviennent à s’intégrer en considérant les animaux comme des acteurs au sein de ce réseau. Ici encore le rapport avec l’Umwelt de Jacob Von Uexküll est évident. chaque organisme interagit avec son milieu en fonction de ses capacités sensorielles et physiologiques spécifiques. L’Umwelt met en évidence que les stimuli environnementaux sont interprétés différemment selon les espèces, créant ainsi des mondes sensoriels distincts mais coexistant dans un même espace physique.

Si nous voulons nous faire une idée précise de ce qu’il faut entendre par cette interdépendance des humains et des non humains au sein de cette politique des vivants que Philippe Descola appelle de ses voeux il faut relier ce que Philippe Descola appelle « l’écologie des relations » et l’Umwelt de Von Uexküll. Il est au moins trois points sur lesquels ces deux concepts convergent au sens littéral:

  1. Le rejet du déterminisme universel : Les deux concepts s’opposent à une vision universalisante de la nature. Pour Descola, il faut dépasser l’ethnocentrisme occidental qui sépare nature et culture ; pour Uexküll, il s’agit de rejeter une conception homogène du milieu naturel partagé par tous.
  2. La reconnaissance de la subjectivité : Les deux théories accordent une importance fondamentale à la subjectivité des entités vivantes dans leur interaction avec le monde. Chez Descola, cela se traduit par l’attribution d’une agentivité aux non-humains ; chez Uexküll, par la reconnaissance des Umwelt propres à chaque espèce ou individu.
  3. Une approche relationnelle : Les deux auteurs insistent sur le caractère relationnel des interactions entre les êtres vivants et leur environnement. Pour Descola, ces relations sont culturelles et symboliques ; pour Uexküll, elles sont biologiques et sensorielles.

Ce qui est vraiment pertinent ici, c’est de faire le rapport entre ces deux visions et celle d’Aristote selon laquelle « l’être humain est un animal naturellement politique ». Il convient non pas tant de la rejeter que de l’étendre parce qu’en fait ce que Descola et Von Uexküll mettent à jour à partir d’une observation précise des biotopes, c’est justement qu’il n’y a que des organismes naturellement politiques et que rien ici ne spécifie exclusivement l’Humain.  Le vivant est une cohabitation d’organismes naturellement politiques.




Mais il n’en est pas moins vrai qu’au sein même de cette cohabitation, l’existence humaine pose problème parce que nous ne sommes pas en prise avec un biotope donné. Nous sommes jetés dans l’intrication de ces mondes sans avoir de monde propre à y constituer « en tant qu’humain », et c’est exactement ce que décrit l’expérience du dasein. Or si notre expérience de Dasein est originellement celle de l’angoisse de nous sentir ainsi jeté dans une réalité hostile, inconnue et peu rassurante en ceci qu’elle pointe la contingence même de notre existence, Heidegger insiste sur la notion de sollicitude et plus encore de souci (sorge) entendant par ce terme l’attention que le dasein prend nécessairement à « l’être ». 


                c) La "sorge" (sollicitude) - Martin Heidegger

                    Ce concept prend un relief tout particulier quand nous le relions à l’écologie des relations de Philippe Descola et à l’Umwelt de Von Uexküll auquel Heidegger déjà avait accordé une grande importance dans son cours de 1929 sur « monde finitude et solitude ». L’être humain a le souci de l’être et cela précisément parce qu’il est un dasein, parce que son angoisse se prolonge dans son souci, voire sa sollicitude (Fürsorge). En fait, parce qu’il est cet être pour lequel il est dans son être question de son être, ou en d’autres termes, parce qu’il est cet être qui vit le fait d’exister comme précaire, l’être humain est voué à se soucier plus qu’aucun autre de ce que c’est qu’être. Ici l’étymologie de « précaire » est extrêmement éclairante. Est dit précaire ce qui est «obtenu par la prière » et donc ne saurait être garanti.  L’être humain est à l’être ce que c’est qu’avoir un rapport non assuré, non garanti à soi. Il est la conscience inquiète de ce que c’est qu’être



Mais qu’est-ce qu’être? Finalement grâce à des chercheurs comme Von Uexküll, nous pouvons nous en faire une idée extrêmement concrète, en des termes qui correspondent davantage à un constat. L’être c’est précisément ce qui nous touche au plus prés à un point qui en presque aveuglant: c’est cette intrication incroyablement dynamique, féconde et auto-génératrice de mondes intriqués, reliés les uns aux autres dans un tissu de relations et d’interdépendances incroyablement subtil. Être est déjà et a toujours été une affaire de politique, laquelle finalement est toujours là avant, est toujours là exclusivement. C’est un peu comme s’il fallait sortir la question de l’être de l’ontologie pour l’aborder politiquement. Il n’est absolument rien qui puisse être autrement que politiquement: ici il y a une différence évidente avec Aristote pour qui seul l’être humain est naturellement politique, mais nous pouvons récupérer de nombreuses thèses aristotéliciennes en leur donnant une dimension plus étendue. Il n’y a que des exigences politiques et finalement, à bien des titres, les animaux et les végétaux sont fondamentalement plus politiques que nous (disons qu'ils le sont plus naturellement, plus élémentairement que nous: la tique est un animal naturellement politique parce que qu'elle ne cesse de constituer dans le tissu même des relations qu'elle instaure 1) entre les affects précis à partir desquels elle perçoit son milieu, 2) entre elle et le lieu qu'elle investit, qu'elle interprète comme étant le sien 3) entre elle et d'autres biotopes avec lesquelles elle crée sans forcément le savoir des relations) . 

            Ce que nous, nous rajoutons à cette dimension politique de l’existence c’est le souci, et nous seuls avons le souci de la politique de l’être parce que les animaux y sont impliqués plus directement que nous. Il est ainsi possible de reformuler la thèse aristotélicienne: l’être humain n’est pas tant un animal naturellement politique que l’animal qui se constitue lui-même comme le garant de cette sollicitude portée à la nature politique de l’être. L’homme est l’animal qui cultive le souci de la politique de l’être, de l’être comme politique. C’est exactement ce à quoi nous a mené la liaison de ces trois concepts de trois auteurs différents: l’écologie des relations de Philippe Descola, l’Umwelt de Jacob Von uexküll et la Sorge de Martin Heidegger.



Or il est évident que cette perspective reliant ces trois concepts est l’exact opposé de  la conception actuelle de la politique telle qu’elle est héritée des différentes conception de la souveraineté politique. Traditionnellement, la souveraineté, telle que définie par des penseurs modernes et inscrite dans des cadres juridiques comme la Constitution française, repose sur l’idée d’un pouvoir suprême exercé par l’État sur son territoire et sa population. Elle est marquée par des notions d’indépendance, d’autorité et de reconnaissance internationale, conférant à l’État une autonomie dans ses décisions internes et externes. Cependant, cette approche centrée sur le pouvoir exclusif tend à isoler les entités politiques et à accentuer une vision hiérarchique des relations humaines et environnementales. Les théories politiques de la souveraineté, notamment sécuritaires, développées par Thomas Hobbes, s’opposent radicalement à la pensée de Philippe Descola, en raison de leurs conceptions divergentes de l’ordre social, du rapport à la nature et des fondements de l’autorité. Hobbes, dans son ouvrage Le Léviathan, postule que l’état de nature est marqué par une insécurité permanente et une guerre de tous contre tous. Pour garantir la paix et la sécurité, les individus consentent à un pacte social qui transfère leur pouvoir à un souverain absolu. Ce dernier détient le monopole de la violence légitime et impose un ordre artificiel basé sur la domination humaine et l’autorité centralisée. Cette vision anthropocentrée repose sur une séparation stricte entre les humains et leur environnement naturel, où la souveraineté consiste à soumettre les forces naturelles à un contrôle humain organisé par l’État. 

Ainsi, les visions de Hobbes et Descola s’opposent fondamentalement dans leur conception de l’autorité et du lien social. Là où Hobbes justifie une souveraineté absolue pour maîtriser le chaos inhérent à l’état de nature, Descola rejette cette perspective en montrant que les sociétés peuvent fonctionner harmonieusement sans recourir à un tel modèle autoritaire. En outre, Hobbes inscrit sa pensée dans une logique anthropocentrée et sécuritaire, tandis que Descola propose une vision pluraliste et écologique des interactions entre humains et non-humains. Ces divergences reflètent deux paradigmes opposés : celui d’un contrôle vertical et exclusif chez Hobbes contre celui d’une interdépendance horizontale chez Descola.

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