samedi 22 février 2025
jeudi 20 février 2025
Présentation de la spécialité HLP aux classes de secondes
« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience » -
René Char
Qu’est ce qui se joue dans le choix des spécialités?
- Le temps que vous allez leur consacrer en première et en terminale
- Votre obtention du baccalauréat
- Votre orientation post bac
1) Le pouvoir et la puissance
Rappelons que pour la première, vous choisissez 3 spécialités avec un volume horaire de 4h et en terminale vous en aurez deux de 6h (avec un coefficient de 16). Par rapport aux trois enjeux qui ont été évoqués, Il est évident que les deux derniers sont cruciaux mais qu’ils peuvent écraser le premier. Plutôt que de se demander en sortant du collège ce que vous voulez faire plus tard, il n’est pas idiot de s’interroger aussi sur ce que vous avez envie de faire maintenant. Il ne s’agit pas de vous donner les moyens de vous lancer dans une carrière dont vous avez entendu dire qu’elle était porteuse d’atouts financiers, de considération sociale ou de pouvoir économique ou politique mais très concrètement de vous interroger maintenant sur ce que vous avez envie de faire dans un avenir très proche, sachant que c’est une décision qui vous revient, et à vous seul.e.
En philosophie nous faisons une distinction entre le pouvoir et la puissance. Le pouvoir c’est une force que l’on vous donne ou qu’on exerce sur vous pour que vous agissiez d’une façon déterminée. Tout pouvoir est une influence visant à vous faire agir selon une orientation qui n’est pas la votre. Ce qui caractérise le pouvoir c’est son extériorité. A l’inverse la puissance est un potentiel dont on se sent porteuse.r. Les personnes proches de vous qui vous donnent des conseils ont sûrement les meilleures intentions du monde mais ce ne sont pas elles qui l’année prochaine vont passer 4h au lycée dans telle ou telle discipline. Donc la seule question que vous devez vous poser est celle-ci: quelles sont les spécialités qui suscitent en moi une envie de vous impliquer suffisante pour vous donner envie de vous lever le matin, et de participer à ce cours là plus qu’à un autre? Donc par rapport aux trois enjeux cités: il convient de ne pas laisser le troisième écraser le premier. Pourquoi? Parce que le troisième est celui qui se laisse le plus déterminer par un pouvoir alors que le premier vous interroge sur votre puissance.
2) Qui choisit? (Enjeu a)
Vous pouvez vous retrouver au milieu d’influences multiples et fortes de telle sorte que finalement vous ne vous rendiez pas sensible à des signaux envoyés par vos professeurs dans toutes les matières que vous avez eues depuis le collège et en seconde. Enseigner vient du latin « insignis » qui signifie « marquer d’un signe, distinguer, styllliser ». Un enseignant qui fait cours émet des signes, « ensigne » à qui ou à quoi? A votre puissance, à ce dont vous êtes porteur.se. C’est un peu comme un filet sauf qu’il n’est pas question d’y prendre au piège le poisson, mais au contraire de lui indiquer le courant marin dans lequel il se sentira vraiment à son aise et cela pour la vie.
Alors quelle est le « gulf stream » de la HLP, dans quel flux océanique cette spécialité consiste-t-elle? Que vous propose-t-elle?
On peut citer en premier lieu une phrase de René Char qui résume une certaine disposition d’esprit utile dans cette spécialité:
« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience » - René Char
On retrouve cette phrase dans le film de Thomas Cailley qui s’intitule "le règne animal" (très bon film). Que l’on soit devant un texte littéraire ou philosophique, un film ou une musique, une chanson, une toile, une vidéo, ce qui peut et doit se produire dans notre lecture impression ou réception, expérience, c’est cette disponibilité à ce qui trouble. Personne ne peut exister en pensant sérieusement qu’il est là pour se contenter d’un monde normal. C’est le meilleur moyen de finir suffisamment décérébré pour trouver normal qu’un entrepreneur mal dans sa peau fasse un salut nazi, par deux fois, à une cérémonie d’investiture de la présidence. Si en vous s’active une obsession de normalisation de toutes les expériences, et un rejet total de toute remise en cause de vos préjugés, de vos idées reçues, de tout ce qui aspire à reconnaître et provoquer des électro-chocs de la conscience et de la sensibilité, alors cette spécialité va vous poser des problèmes.
Il faut reprendre cette phrase de René Char et travailler sur soi pour entourer d’égards et de patience ce qui trouble, ce qui provoque, ce qui détonne. On peut parler de curiosité mais c’est bien plus que cela. En termes de cinéma, cela peut se traduire par un intérêt marqué pour tous les films qui intriguent, questionnent, et ne nous laissent jamais en paix. On peut penser à certains films de Christopher Nolan, comme Mémento ou Inception, à David Fincher, à Stanely Kubrick, à David Lynch, etc, à certaines séries comme the leftovers, Twin Peaks, ou plus récemment Arcane.
Cette curiosité et cette disponibilité à l’égard de ce qui trouble, c’est vraiment le critère initial, celui à partir duquel on peut vraiment envisager cette spécialité et tout sera fait pour entretenir cette faculté d’étonnement, d’engouement pour ce qui ne se laisse pas éteindre par des processus de normalisation médiatique.
Mais évidemment il sera nécessaire que cette prédisposition soit entretenue, nourrie, constamment relancée et cela par des travaux écrits ou oraux pour lequel il vous sera demandé de ne jamais vous y investir seulement en tant qu’élève mais aussi que personne. En effet, il existe des disciplines qui s’adressent à vous est tant que futur salarié (ce sont celles qui ne vous préparent qu’à un métier, DRH par exemple) ou bien en tant que futur citoyen (celles qui vous préparent en vue d’acquérir une compréhension des ressorts de la société), ou bien en tant qu’être humain (c’est ici que se situe HLP, il est alors affaire de ne jamais négliger le rapport que vous entretenez avec vous à l’égard de toute expérience quelle qu’elle soit). Ceci ne signifie pas que HLP ne vous prépare pas à un métier, mais qu’elle ne fera jamais l’impasse sur ce que cela peut signifier le fait d’être humain dans l’abord d’un métier, de ne jamais se négliger soi-même ou s’oublier)
Ceci nous amène au dernier point qui est une référence à l’antiquité grecque et à l’étymologie. Scolaire vient du Grec « Shkolé » qui désignait le « loisir studieux ». Cela veut dire qu’aller au lycée pour un adolescent athénien, cela ne signifiait pas se sentir contraint à s’assoir sur un banc en écoutant quelqu’un parler et en regardant sa montre pour savoir quand est-ce que l’on allait enfin pouvoir « vivre », mais au contraire apprendre des choses pour ses loisirs. L’école est née de l’idée que l’on pouvait se rendre dans un lieu pour y apprendre des choses. Nous vivons une époque où beaucoup d’obstacles semblent s’intercaler entre les élèves et cette conception là. Il est pourtant possible de la ressusciter et cela ne dépendra pas que des enseignant.e.s. La spécialité HLP se situe précisément dans l’aspiration à cette résurrection là.
3) Les atouts de la spécialité (enjeu b)
Très concrètement les atouts de cette spécialité pour votre scolarité (l’enjeu b) se situent dans son rapport à l’oral et dans la prise de contact avec la philosophie dés la première. Cela signifie que pour l’épreuve de philosophie de terminale (coefficient 8) et pour l’épreuve de grand oral (coefficient 10 - si l’on ajoute les coefficients de l’épreuve de français (oral + écrit= 10), de spé (16), de grand oral (10) et de philosophie (8) on atteint le chiffre de 44, En une spécialité, vous préparez trois épreuves: un vrai "quatre en un". La spé HLP est, sans discussion, un vrai « plus ».
Cette spécialité vous amène à réfléchir, dés la première, sur la parole en travaillant sur des textes dont c’est le sujet mais aussi en travaillant effectivement la prise de parole, la question de la puissance qui en émane. C’est cette spécialité qui organise le concours d’éloquence annuel qui se déroule au lycée Nodier (17 mars prochain)
Mais elle consacre également beaucoup de temps à la maîtrise de l’écriture et à l’aptitude à argumenter rigoureusement une thèse dans une optique qui sera très utile notamment pour des filières comme Sciences Po ou les classes prépa littéraire, toutes celles qui ont un rapport avec la culture générale.
Que ce soit à l’oral ou à l’écrit il n’aura échappé à personne que HLP est une spécialité qui pratique mais aussi interroge notre rapport à la langue et cela dans une perspective qui peut aussi être celle de la création, c’est-à-dire différente de celle que nous propose Chat GPT et les intelligences artificielles. Une IA ne peut absolument rien écrire qui n’ait été déjà écrit sur la toile. Son algorithme lui permet de faire une synthèse brillante de tout ce qui peut s’écrire sachant que cela l’a déjà été. L’enjeu de spécialité comme HLP est de savoir si nous pouvons encore innover notre langue et pour cela il faut que nous écrivions, nous qui allons mourir, qui sommes en train de suivre cette pente là en cet instant. Chat GPT ne meurt pas et c’est justement cause de cela que quelle que soit la grande intelligence de ses discours, il ne développera jamais la nouveauté insoupçonnable d’une parole nouvelle dans le monde et sur lui. A ce titre il ne mérite ni égards ni patience parce qu’il est absolument exclu qui puisse troubler le monde auquel il vient.
4) Les carrières accessibles et les attelages de spécialités (enjeu c)
Pour aborder enfin l’enjeu c, on peut situer la spécialité HLP comme étant particulièrement recommandée à celles et ceux qui souhaitent s’engager dans les carrières de la recherche, de la culture, de la communication et plus généralement de toute profession de contact avec des êtres humains, en y incluant les carrières du soin. Tout métier dont la pratique implique une relation avec du public, avec des personnes, quelle que soit le contexte professionnel de cette relation est préparé dans cette spécialité.
Par conséquent, HLP est une spécialité dotée d’un fort coefficient de compatibilité avec n’importe quelle autre spécialité parce qu’elle consiste finalement à doter d’une vraie profondeur de « champ humain" quelque pratique que ce soit: SVT, Physique, Arts plastiques, mathématiques, langues, SES, HGGSP, etc.
mercredi 19 février 2025
Terminale HLP: Le rapprochement Wheeler / Heidegger / Simondon
Si nous devions formuler en termes simples ce que l’expérience à choix retardé de John Wheeler a manifesté, nous pourrions évoquer une « présence » (puisque le photon a bel et bien été lancé dans l’interféromètre) dont la nature corpusculaire OU ondulatoire ne sera rendue effective que par sa mesure à venir. Quelque chose « est » mais on peut dire que ce qu’elle est, sa quiddité donc n’est pas efficiente, posée. C’est ce que les physiciens appelle la dualité onde corpuscule. On pourrait donc dire que l’existence du photon précède l’essence en un sens qui n’est pas du tout celui que Jean-Paul Sartre donne à cette phrase puisque ce que le philosophe français vouait dire en limitant la validité de cette proposition à l’être humain c’est que c’est cela qui fonde sa liberté. Ici il n’est évidemment pas question de dire que le photon est libre. Par contre il est bel et bien là sans que sa quiddité soit fixée et pour qu’elle le soit, il faut attendre son observation.
Ce court-circuitage de la quiddité par l’héccéïté se retrouve dans la conception de l’oeuvre d’art selon Martin Heidegger et particulièrement dans la célèbre analyse qu’il développe sur les souliers de Van Gogh. Bien sûr chacune, chacun voit bien que ce sont des souliers, mais ce n’est pas en tant qu’ils sont des souliers qu’ils font une oeuvre. Ce qui fait de cette toile une oeuvre c’est qu’elle porte, voire qu’elle ouvre un « monde »: « la muette inquiétude pour la sûreté du pain, l’inquiétude de survivre à demain, etc…. » Ces souliers sont laissés là dans un état d’abandon. La façon dont ils s’affaissent sur le sol manifestent une situation de lassitude, de déréliction, de dégradation mais ce n’est pas du tout que cette situation soit exprimée par la toile, ou que celle ci la symbolise c’est juste que les souliers ont été peints de telle sorte qu’ils sont indissociables de cette ambiance, de cet être là de la déréliction, de la précarité et nous comprenons que c’est cela que la toile fait apparaître, c’est en cela qu’elle est une oeuvre. C’est l’être là de cette situation là, de cette façon particulière d’apparaître dans l’instantanéité de laquelle un monde s’effectue qui fait l’œuvre.
Ce ne sont pas « des » souliers qui sont peints mais ces souliers là et dans ce « là » c’est aussi l’être là de précarité, de l’usure, de l’abandon, du peu de soin qui leur sont accordés qui se trouve être là de telle sorte que miraculeusement tout un monde de labeur paysan, d’angoisse propre au travail de la terre, de difficulté et d’incertitude du futur qui se retrouve condensé dans la toile.
Cela se manifeste aussi par un certain tremblement des contours des souliers, lesquels justement ne sont pas toujours distincts. Ce n’est pas l’objet « soulier » qu’il est question de peindre, ne serait-ce que parce qu’il ne nous arrive jamais, mais vraiment jamais de percevoir isolément des objets dans un instant et qu’après tout ce qu'il est question de peindre ici c’est justement un instant T dans l’émergence duquel plusieurs forces conspirent à faire advenir ce moment tel qu’il est dans cette vibration particulière où la lumière, la température, les conditions atmosphériques, la gravité, la densité, etc, se mêlent par un défilement de chiffres et de combinaisons uniques, particulières.
On peut définir l’être d’une chose de trois façons: son essence (ce qu’elle est), sa genèse (comment elle est ce qu’elle est) son héccéïté (comment se fait-il que cela soit « là » maintenant?). Or la thèse de Heidegger c’est qu’une oeuvre consiste dans cette troisième donnée, exclusivement. Cela signifie que ce qui fait l’œuvre c’est sa capacité à révéler ce qui est à l’oeuvre dans le fait qu’un monde est là ici et maintenant. Aucune « création artistique » ne vise autre chose que de restituer de la façon la plus brute le fait qu’un instant du monde vienne au monde maintenant. Il s’agit donc bel et bien non pas de reproduire du visible mais de rendre compte de la façon dont un tableau de la réalité vient à la visibilité en faisant monde: c’est exactement ça: les souliers. Toute oeuvre montre à l’oeuvre ce que c’est qu’être là pout le ou tel « ici maintenant ». Voilà aussi pourquoi Maurice Blanchot insiste sur le fait qu’une oeuvre « est », ce qu’elle montre c’est qu’elle « est » et, dans cette révélation, c’est « ce que c’est qu’être, que venir au monde ». De la même façon la figure centrale de la toile de Munch « le cri » est comme projetée dans ce pur court-circuitage de la quiddité par l’héccéïté. Elle est prise dans un réseau d’ondulations qui mêle ensemble l’eau, l’air, la lumière, la chaleur comme si la question de savoir en tant que quoi on vient au monde était brouillée par l’extrême urgence d’avoir à être au monde avant, un monde dont l’effet premier est la pressurisation, la saturation, monde dans lequel un pur dasein est jeté sans autre détermination que d’y composer avec les multiples paramètres de forces qui font exister ce moment là. Ce cri ne nous troublerait pas autant s’il n’était pas celui du dasein, c’est-à-dire de l’être vivant en direct le trouble de ne pas bien savoir ce qu’il fait là mais plus encore de ne pas savoir en tant que quoi il est là, si ce n’est en tant que question que point d’interrogation de ce que c’est qu’être. Son existence précède son essence, son héccéïté précède sa quiddité.
Or il existe un phénomène dont les physiciens s’accordent à dire qu’il correspond pleinement à cette définition de l’oeuvre ce sont les conditions initiales du Big bang: matière énergie espace temps se trouvent concentrés en un point intiment dense et chaud au sein duquel rien ne saurait être distingué, ne serait ce que parce que la lumière ne traverse pas cette densité, cette chaleur, cette opacité. Ils utilisent alors le terme de singularité qui évidemment n’est pas sans faire écho à celui d’Héccéïté. Cet état d’indétermination dans lequel la science est mise en demeure de ne pas pas pouvoir opérer son travail de généralisation et de « législation » au sens où voir à l’oeuvre des lois dans le réel est ici absolument impossible est aussi ce qui se produit dans la dualité onde corpuscule de l’interféromètre.
il existe bien une présence— celle du photon — mais cette présence échappe à toute détermination claire jusqu’à la mesure finale. Ce phénomène illustre une suspension de la quiddité (l’essence ou “quoi” d’une chose) au profit d’une héccéité (le “ceci” ou “être-là” singulier), car le photon est là sans que son mode d’existence soit fixé.
Dans L’Origine de l’œuvre d’art, Heidegger décrit les souliers peints par Van Gogh comme une présence qui dépasse leur simple matérialité. Ces souliers ne sont pas réduits à leur utilité ou à leur essence objective (quiddité), mais révèlent un monde : la fatigue du paysan, la terre qu’il foule, et son lien avec l’existence. Heidegger insiste sur le fait que cette révélation n’est pas une construction subjective ; c’est l’œuvre elle-même qui parle et dévoile cette présence singulière et irréductible.
Nous pouvons donc rapprocher l’expérience à choix retardée de Wheeler et la définition heideggerienne de l’oeuvre d’art en trois points:
1. Présence indéterminée :
• Dans les deux cas, il y a une présence qui échappe à la détermination conceptuelle immédiate. Dans l’interféromètre, le photon est là sans être défini comme onde ou particule ; dans le tableau, les souliers sont là non comme simples objets utilitaires, mais comme porteurs d’un monde.
2. Révélation par interaction :
• L’expérience quantique et l’expérience esthétique reposent sur une interaction qui révèle quelque chose d’invisible autrement. Dans l’expérience de Wheeler, c’est le choix final qui révèle la nature ondulatoire ou corpusculaire ; dans l’art selon Heidegger, c’est le regard porté sur l’œuvre qui fait émerger un monde.
3. Héccéité contre quiddité :
• Les deux expériences court-circuitent la quiddité en mettant en avant une héccéité singulière : le photon est “là” sans être défini ontologiquement ; les souliers sont “là” comme révélateurs d’un monde sans être réduits à leur fonction.
Or la pensée de Gilbert Simondon enrichit encore cette réflexion par son concept d’individuation, qui peut être relié à la fois à Heidegger et à Wheeler :
En effet, l’individuation selon Simondon est un processus dynamique où un être émerge d’un état préindividuel (potentiel) en interaction avec son milieu. Par exemple, dans le processus de cristallisation, une solution sursaturée contient un potentiel indifférencié qui se réalise progressivement sous forme cristalline. Ce processus ne peut être compris qu’en tenant compte du rapport entre l’individu émergent et son milieu associé.
On peut donc envisager un rapprochement avec Heidegger : l’œuvre d’art chez Heidegger peut être vue comme un processus d’individuation. Elle émerge non pas comme un objet figé mais comme une ouverture dynamique qui met en relation l’humain avec le monde. L’art est ainsi une “charge de nature”, pour reprendre Simondon, où l’objet artistique active des potentialités préexistantes dans celui qui le contemple.
De la même façon, dans l’expérience quantique, le photon peut être vu comme un système préindividuel avant la mesure : il ne devient onde ou particule qu’en interaction avec le dispositif expérimental. Ce processus rappelle l’idée de Simondon selon laquelle l’individu (tout ce qui aspire à une forme d’individualité, pas seulement les humain.e.s) n’est jamais donné d’avance mais se constitue dans un rapport dynamique à son environnement.
L’idée que la vérité ou la présence se révèle par interaction traverse les trois perspectives :
- Chez Heidegger, l’œuvre d’art n’est pas simplement “là” comme un objet ; elle instaure un monde en interaction avec celui qui la perçoit. Cette mise en relation est essentielle pour que l’œuvre devienne pleinement ce qu’elle est — une répercussion (Wirkung) de l’être.
- Chez Simondon, tout individu émerge par interaction avec son milieu. L’œuvre d’art, selon lui, n’est pas seulement un produit fini mais le résultat d’une opération où matière et forme s’individuent ensemble. Cette idée rejoint sa notion de “techno-esthétique”, où même les gestes créateurs participent à cette dynamique.
- Dans l’expérience quantique, le photon n’a pas d’existence définie avant son interaction avec le dispositif expérimental. La mesure joue ici un rôle analogue à celui du spectateur face à une œuvre : elle actualise une potentialité jusque-là indéterminée.
Finalement ce que manifestent ces trois formes de réalité (ou de réalisation), c’est que c’est dans le mouvement infini de la continuité que s’effectuent les ruptures. Pour Heidegger, un monde nouveau apparaît à chaque instant dans et par l’œuvre mais en même ce qui est dans l’œuvre c’est aussi ce par quoi le monde "est" le monde, et de fait le monde est toujours là (création continuée). De même rien de l’état d’onde ou de corpuscule n’est déterminé avant l’observation mais en même temps ce qu’il est à cet instant le fait être ce qu’il était déjà avant sans qu’il le soit "chronologiquement" comme si de cette rupture dans chronos naissait la continuité dans l’aiôn. Enfin ce que décrit le processus d’individuation de Simondon c’est que l’individu n’en finit jamais d’être lui de telle sorte qu’il ne cesse de se faire devenir quelqu’un d’autre. En d’autres termes, l’émergence de cette rupture par le biais de laquelle je ne cesse de me distinguer de ce que je ne suis pas, c’est exactement ce qui se fait dans l’infini de la continuité. Finalement rompre c'est ce qui ne peut se faire qu'à l'infini, que dans l'infini.
- Tu veux rompre?
- Oui infiniment
Si l'on y réfléchit vraiment cette réponse signifie aussi bien oui que non, parce que rompre infiniment c'est ne jamais en avoir fini de rompre donc ne pas (encore) avoir rompu. Si à l'échelle quantique ce que nous faisons ne se fait qu'infiniment, alors cela veut dire que l'impression d'avoir rompu définitivement ne se laisse lire qu'à une certaine échelle, qu'à un certain degré de rétrécissement de la focale. Mais en vérité nous n'en finissons jamais de faire advenir du jamais vu, de l'irréductible nouveauté. De fait il ne se produit dans le monde qu'une incessante et infinie multiplicité de créations de mondes mais à une échelle si infime que nous ne le voyons pas.
mardi 18 février 2025
Traval en temps limité Terminale 1: Droit Morale Justice
1) Dans le duel entre Antigone et Créon: précisez la ou les notions portées par Antigone d'une part et Créon d'autre part. Justifiez
2) Pourquoi peut-on dire que cette tragédie s'adresse aux Humain.e.s e que leur dit-elle?
3) Distinguez le droit naturel et le droit positif? Quelle est la différence entre le droit naturel classique et le droit naturel pour Spinoza
4) En France vous sentez vous davantage dans un état ou dans une nation? Pourquoi (si vous souhaitez répondre les deux, justifiez!)?
5) Peut-on dire qu'il existe aujourd'hui un peuple français? Pourquoi?
6) Question facultative: selon vous faut-il poser la question de son choix professionnel en termes de pouvoir ou de puissance? Pourquoi?
terminales 1 / 4 / 5: "Suis-je le gardien de mon frère?" Obéissance et Ethique
Comment et pourquoi la morale s’articule-t-elle aux deux autres notions: le droit et la justice? Prenons un exemple très concret: un huissier expulse une famille de 8 enfants qui ne paie plus son loyer. Il applique le droit positif. C’est son métier. La question est de savoir si en lui l’être humain est parfaitement en phase avec l’huissier qui, après tout, exerce un métier nécessaire et reconnu au sein d’une collectivité organisée par des lois communes. Il n’est pas inutile de préciser qu’en France, il existe une limite saisonnière à cette loi: il est impossible de la faire appliquer en hiver à cause des conditions météorologiques. Nous avons toutes et tous déjà entendu cette formule:
- « Je ne fais qu’appliquer les lois »
Est-ce que cela le dispense de réfléchir à la légitimité de cette prescription légale? Et sur quoi pourrait se fonder cette réflexion?
Réponse: sur l’idée selon laquelle nous n’aurions pas seulement à répondre de nos actes devant la loi mais aussi devant Dieu, ou devant une justice plus haute, plus élevée, ou devant une raison universelle. Pour le philosophe Saint Thomas d’Aquin le droit positif doit être fondé sur le droit naturel lequel est l’expression de la souveraineté de Dieu. Ici il est possible de faire une référence très célèbre à la Bible et au premier meurtre. Caïn tue son frère Abel et Dieu lui demande où est son frère. Il répond: " suis-je le gardien de mon frère?" Question que l’on pourrait traduire en termes Heideggeriens par la « Sorge », la sollicitude: suis je tenu par une espèce de sollicitude à prendre garde à mon frère? Qu’est-ce que j’en ai à faire? Faut-il absolument que je cultive le souci du prochain?
Pour notre huissier, le point de vue défendu par Caïn par rapport à cette question (la réponse: non) signifierait que les lois du droit positif suffisent et qu’il n’y a peut-être pas lieu de se poser la question de savoir si l’on peut être en phase avec un tel acte puisque de fait c’est la loi et qu’il ne saurait exister de collectivité viable humainement sans lois écrites.
Mais dans la Bible, apparaît alors un œil qui est présenté comme celui de dieu et qui poursuit Caïn. C’est vraiment ici l’image d’un vis-à-vis, du regard d’une autorité plus haute qui se fixe sur un individu qui a commis le mal (la différence évidemment c’est qu’il n’est pas possible de dire que l’acte de l’huissier est méchant puisque il ne le fait pas de son propre mouvement alors que Caïn a tué Abel volontairement). Mais pour autant continuons le parallèle. L’œil de l’éternel poursuit Caïn qui essaie de trouver un lieu dans lequel il puisse ne plus être exposé à ce vis à vis. Il creuse un trou et s’enfonce dans l’obscurité complète d’une « tombe », mais comme l’écrit Victor Hugo dans un vers célèbre:
- « l ’œil était dans la tombe et regardait Caïn »
Qu’est-ce que cela veut dire? Que Dieu est puissant certes, mais qu’il l’est parce qu’il n’est pas seulement au-dessus de nous mais qu’il est aussi en nous, précisément dans un espace de soi à soi que l’on appelle « conscience » et qu’il n’est donc pas davantage possible de se détacher de la question de la légitimité supérieure de nos actes que du questionnement imposé par le fait que nous sommes conscients, c’est-à-dire qu’en nous un acteur et un spectateur , mais aussi un acteur et un observateur, voire un accusé et un juge voisinent, cohabitent c’est-à-dire que cet espace de soi à soi que tout être conscient « a » ou « est » pose un rapport qui justement excède outrepasse l’ego, le moi, la fermeture d’un moi. Ici, il n'y a pas de "c'est mon affaire qui tienne" ni de "ça me regarde!" (expression si parlante). Il n’y a pas que moi et la loi du droit positif, il y a le je conscient et l’idée d’une justice universelle.
Évidemment l’huissier peut toujours répondre qu’en lui l’huissier et l’humain cohabitent sans interférer mais cela revient quand même à avouer une sorte de comportement dissociatif, distordu. Il n’est plus en phase avec lui-même il est en pleine phase de schizophrénie (ici c'est très intéressant: vivre en société, est-ce nécessairement devenir schizo?)
Avoir un métier dans une société donnée régi par un droit positif précis induit-il que je vive « tordu », voire « couché ». C’est exactement ce que veut dire Simone Weil quand elle utilise l’expression « mettre à part »: on fait comme si on pouvait facilement dissocier nos obligations professionnelles de citoyen obéissant au droit positif de notre conscience d’être humain (droit naturel).
Dans le film de Stéphane Brizé, le directeur des ressources humaines met clairement à part ce qui se passe dans la grande surface et dans le foyer de Madame Anselmi, même si elle s’est donnée la mort sur son lieu de travail. De cette façon le directeur pourra se disculper de la conscience d’avoir provoqué son suicide en la licenciant pour quelques bons de réduction.
Thierry lui s’en va: il ne peut cautionner par sa présence (c’est-à-dire par sa dépendance au salaire qu’il gagne en participant de ce mécanisme là) une telle dissociation. Il ne met pas à part, mais de fait, il n’a plus de travail.
Ici toute la question est de savoir ce qui a pu agir dans l’esprit de Thierry puisque d’un pur point de vue financier, social, professionnel son acte est totalement inexplicable, voire dément. Est-ce que Thierry, irait chercher, à titre de justification, comme Antigone, la justice des Dieux?
Ici il est très important de situer les choses philosophiquement, dans une optique de dissertation ou d’explication de philosophie au baccalauréat. Il est évident que Thierry ne le ferait pas. Pour autant rien ne nous empêche nous de le faire et de décrypter son attitude dans les termes mêmes du droit positif et du droit naturel (même si ici c’est de la loi du marché dont il est question mais de fait, un directeur de grand magasin peut licencier pour faute grave une employée bien qu'elle dispose de recours: le conseil de prudhommes, etc.). Tout au long du film on le voit subir tous les désagréments de sa situation de chômeur. Il essaie de rester droit face à une situation sociale très difficile et il y parvient. Plusieurs détails reviennent dans le film pour confirmer cette ligne de conduite qu’il s’est fixée: maintenir dans ses actions dans ses relations à son fils, à sa femme une forme de droiture, de cap grâce à quoi il éprouve en lui assez de ressources pour « faire front », pour s’accepter, pour s’affirmer, pour exister finalement (et pas seulement vivre).
C’est cette zone qu’il convient de cerner, de comprendre, de pressentir en nous. Jusqu’où sommes nous prêts à aller dans le renoncement à exister pour vivre? C’est là que Saint Thomas va situer Dieu, Antigone les dieux infernaux, Aristote la nature et Emmanuel Kant la raison. Hannah Arendt, dans un autre contexte pose ici la pensée: « L’être humain ne doit jamais cesser de penser, c’est le seul rempart contre la barbarie. » Simone Weil décrit elle, le danger ce mettre à part: « On met à part sans le savoir, là précisément est le danger. Ou, ce qui est pire encore, on met à part par un acte de volonté, mais par un acte de volonté furtif à l'égard de soi-même. Et ensuite on ne sait plus qu'on a mis à part. On ne veut pas le savoir et, à force de ne pas vouloir le savoir, on arrive à ne pas pouvoir le savoir. Cette faculté de mettre à part permet tous les crimes. »
Indiscutablement il y a là une zone de doute et même si l’huissier ou le directeur du grand magasin ou des ressources humaines ne le reconnaissent pas, cette zone existe. Elle est une zone de vis-à-vis, c’est-à-dire que nous nous y sentons redevables à quelque chose ou à quelqu’un et ce quelqu’un c’est aussi (et peut-être seulement soi-même) mais de cet accord de soi à soi dépend tant de choses dans ma façon d’être aux autres et d’être au monde.
C’est exactement ce que l’ipséité de Paul Ricoeur permet d’accomplir: j’ai à répondre de moi (ce serait plutôt un « je ») devant les autres et de ce moi-devant-les-autres aussi devant moi. J’éprouve cette nécessité ferme d’être tenu à quelque chose: un cap, une fermeté d’attitude une consistance, une « terre » au beau milieu d’une société de plus en plus liquide (Zigmunt Bauman): bref un ANCRAGE.
C’est bien ce que Thierry ici ne lâche pas, et finalement c’est cela qui fait qu’à la fin des fins, toute cette question que nous nous posons ici: celle de la justice, des droits, trouve là son apogée, son moment crucial. Je ne peux pas trouver de critère assuré sur la base duquel je pourrai légitimer mon attitude dans une extériorité radicale. Il faut bien que cela se résolve et s’accomplisse dans un rapport de soi à soi parce que c’est d’une boussole existentielle dont nous parlons, d’une éthique, d’une assise continuellement consultable, exactement ce que cet signifier Hannah Arendt quand elle évoque le fait de ne jamais cesser de penser. Ici on ne souffle pas, on ne s’accorde aucun repos parce qu’à la fin des fins c’est d’exister dont il est question et d’exister plus que de vivre, voire au mépris de la vie, ce que Thierry réalise. C’est ici que l’on peut ne pas partager du tout le mouvement de la dialectique du maître et de l’esclave selon Hegel parce que la noblesse du maître décrit finalement notre ancrage existentiel le plus profond (il ne faut pas oublier que dans des termes Nietzschéens et non plus hegeliens, le maître c’est van Gogh, par exemple et l’esclave cela pourrait Jeff Bezos ou Ellon Musk)
Mais alors quelle est cette autorité du droit naturel qui prévaut ici chez Thierry? Ce n’est ni Dieu, ni les dieux, ni la raison universelle et morale de Kant, c’est quelque chose de beaucoup plus tangible dont nous retrouverons l’expression la plus juste chez Spinoza, c’est la conatus: l’effort de persévérer dans son être, la libération de sa puissance d’agir. C’est aussi le kairos de l’éternel retour. Ce non à ce métier là (surveiller des caissières pour donner au directeur un motif de licenciement) c’est un Oui à l’éternel retour, c’est une authentique « création de soi », l’émergence d’une gratuité au sein de laquelle quelque chose de nous s’affermit, s’individue, se prête plus esthétiquement, authentiquement aux aléas de notre vie. Le trajet que nous venons d’accomplir se confond donc avec celui qui nous conduit à abandonner la notion de morale (Kant) au profit de celle de l’éthique (Spinoza).