dimanche 16 février 2025

Terminales HLP (Groupe 1 et 2): Création, ruptures et continuités (4 et fin)

 


 5) Singularité quantique et individuation (l’œuvre d'art pour Gilbert Simondon)

                    La question que nous pouvons nous poser ici, c’est celle de savoir si le rapprochement entre la notion de singularité en physique quantique, à savoir  le concept d’une région où les lois classiques de la physique cessent de s’appliquer et l’héccéïté pour Gilles Deleuze (soit ce moment durant lequel se produit un agencement unique d’intensités multiples comme telle ou telle heure, tel cyclone, telle ou telle variable par le biais de quoi surgit un moment qui se trouve être à la fois absolument nouveau, imprévisible et où se conjoignent des mouvements, des forces, des éléments) peut vraiment être envisagé. L’heccéité finalement, c’est cette absolue nécessité d’utiliser le démonstratif pour sortir de la catégorisation générique. Je désigne cette chaise là et pas une chaise parmi d’autres - C’est le contraire de la quiddité.  De la même façon que dans l’espace on se retrouve devant des réalités dont l’émergence ne peut pas cadrer avec les propriétés générales (physique classique) que nous avions coutume d’attribuer à l’espace, dans le cours de notre vie nous sommes confronté.e.s à des moments, à des évènements durant lesquels étonnamment nous éprouvons une plus grande sensibilité à l’unicité exceptionnelle de ce qui advient: je ne suis pas en train de vivre un moment mais ce moment là qui ne reviendra jamais identiquement.                         D’habitude, nous vivons « comme toujours », nos petites affaires quotidiennes, mais parfois nous nous rendons compte que plusieurs facteurs s’entrecroisent les uns aux autres « comme jamais » et que peut-être tout ce qui se passe est en fait une continuité, un devenir d’heccéités auquel nous ne prêtons pas attention. Par conséquent, le rapprochement est évident: la notion de singularité en science recoupe celle d’héccéïté en philosophie parce que dans les deux cas se produit le même constat: on ne peut pas classer. On se trouve confronté à de l’inclassable, à du non catégorisable du non généralisable. Nous ne trouvons pas d’étiquettes derrière laquelle nous pourrions ranger ce dont nous faisons l’expérience.

Cela veut dire que la volonté de dire d’une chose, d’un moment, d’une occurrence ce qu’elle est est totalement court-circuitée par le fait qu’elle est (c'est une sorte de preuve en acte de la fameuse phrase de Jean Paul Sartre qui lui voulait dire toute autre chose: "l'existence précède l'essence"). On ne sait pas en tant que quoi elle « est ». On ne peut pas l’essentialiser. On pourrait inventer un néologisme en parlant d’ « OLNI »: « objet « là » non identifiable ». C’est la pure définition d’une héccéïté (coupant l’herbe sous le pied de la quiddité) : « c’est » mais je ne sais pas « ce que c’est ».  

Or, la matière condensée chaude d’avant le Big Bang, souvent décrite comme une singularité initiale correspond exactement à cette (impossible) description. Toute la matière, l’énergie, l’espace et le temps de l’univers étaient concentrés en un point infiniment dense et chaud. La singularité initiale est définie par des densités et températures infinies, où les notions habituelles de temps et d’espace perdent leur sens. Les dimensions de l’univers observable étaient nulles, et tout y était courbé à l’infini. Cette situation dépasse non seulement notre capacité à modéliser ces conditions avec nos théories actuelles, mais elle constitue également une sorte de “voile” qui masque ce qui a pu exister avant cet instant zéro. (peut-on aller jusqu'à avancer l'idée que l'univers, c'est la singularité toujours recommencée?)



        Les physiciens considèrent cette singularité comme une limite théorique plutôt qu’une réalité tangible. Elle représente un point où nos outils mathématiques échouent à décrire le cosmos. En ce sens, elle est comparable à une œuvre d’art : elle est, mais son essence reste insaisissable. Selon Martin Heidegger qui applique ses thèses au tableau de Van Gogh: « les souliers », la puissance esthétique de la toile vient exactement de sa capacité à peindre ces souliers là, mais pas du tout en tant qu’ils sont des souliers. Ce qu’il a peint c’est le fait que ces souliers sont juste là, c’est « l’être là » de ces souliers. Il n’est vraiment pas question d’être fidèle à ce que des souliers « sont » ou à ce qu’ils pourraient « vouloir dire », encore moins à ce qu’ils pourraient « symboliser ». Il s’agit d’utiliser la peinture pour que l’on perçoive une présence pure et brute de quelque chose que l’on ne peut pas vraiment identifier en tant que chose, en tout cas, ce n’est pas la question ni le problème. Ce que l’on comprend alors c’est le malentendu radical par le biais duquel on qualifie les artistes de rêveurs, d’hallucinés quand leur propos est justement de créer des œuvres susceptibles de faire percevoir de la présence à l’état brut, premier.

Lorsque Heidegger évoque « la muette inquiétude pour la sûreté du pain, le frémissement sous la mort qui menace, la joie silencieuse de survivre à demain », il ne veut pas du tout dire que la toile exprime ces sentiments, il veut dire que Van Gogh les a capté DANS la toile. Quelque chose « vitrifie », crypte, fait vibrer les contours des souliers, du fond laissé dans le flou, des lacets qui traînent par terre, des replis du cuir , de l’affaissement des coutures de telle sorte qu’une forme de statufication plombe littéralement la toile: les souliers ne sont pas « enjolivés », magnifiés. Ils ne sont pas révélateurs ou édifiants. Ils ne démontrent rien ni ne montrent quoi que ce soit,  ils « sont » . Leur pure présence sature la toile d’un aplomb dont nous percevons bien que le motif est finalement parfaitement indifférent. Ce n’est pas que Van Gogh ait voulu peindre des souliers, c’est plutôt que quelque chose du fait d’être là maintenant s’est cristallisé sur cette héccéïté de la paire de souliers. L’œuvre d’art court-circuite la quiddité des choses, des êtres et des paysages pour les saisir dans l’émergence pure de leur héccéïté, de cette  nervure à vif de leur présence, de leur venue au monde, mais il s’agit d’une autre naissance que celle de l’atelier du cordonnier. Il existe trois façons de définir l’être: l’essence, la genèse et l’héccéïté

- L’essence désigne ce que l’on peut dire pour exprimer la nature de ce qui est peint: le soulier (« Qu’est-ce que c’est ?"). 

- La genèse, le processus de fabrication: la cordonnerie (le « comment ? ») 

 - L' héccéïté: le fait que ces souliers « sont », et qu’ils sont moins en tant que souliers qu’en tant que « là maintenant », dans cette occurrence là, dans le kairos de ce lacet défait là , de ces coutures tombantes là, de ces plis usés là, etc. Le rappel de notre condition de dasein s’effectue nécessairement dans le hasard chaotique et l’entropie des choses abandonnées dans cette circonstance « là ». Van Gogh parvient à saisir cela et c’est miraculeux.



Nous tenons bien là quelque chose de l’énigme de la création, de la manifestation d’une rupture, d’un être là imprévisible, improgrammable et incompréhensible qui traverse des disciplines aussi distinctes que la science, la philosophie, la pratique artistique car que nous évoquions l’expérience à choix retardé, le big bang, la singularité des trous noirs, l’heccéité Deleuzienne ou les souliers de Van Gogh, nous sommes confronté.e.s à la même chose ou plutôt justement à la même inaptitude à identifier une chose, au court-circuitage de la quiddité par l’héccéïté. Nous comprenons mieux maintenant que si Jean Dubuffet a raison de parler de l’art brut et de créer cette forme d’art, celle-ci n’est vraiment pas nouvelle et qu’en elle se concentre la définition propre à toute œuvre d’art. L'art brut, c'est la vérité de tout art en tant qu'il est brut.

Il faut saisir ici tout ce que cette conception de l’œuvre a de déstabilisant pour l’opinion publique et même pour « la philosophie académique ». Généralement nous considérons les œuvres d’art comme étant soit de imitations, soit des fictions plus ou moins nées de l’imagination des artistes, mais avec la conception de Heidegger et a fortiori celle de l’art brut, l’œuvre n’a rien à voir avec de l’imitation ou de la fiction. Elle rend compte d’une forme d‘évènementialité pure, de ce que l’on pourrait appeler l’instance d’un instant, c’est-à-dire tout simplement le fait que « c’est »: ces souliers ne sont des souliers que secondairement, ils sont d’abord « là » avec une multitude d’autres détails qui tous participent d’une situation neuve, contingente, hasardeuse, c’est le « monde là » de la paysanne, monde de l’instance de ce que l’on pourrait appeler ce tableau (mais pas au sens de toile, plutôt à celui que l’on utilise quand on dit: « voilà le tableau », évoquant la situation, la réalité, ce qui s’effectue maintenant). 

L’artiste dans l’art brut mais aussi dans cette conception heideggerienne de l’œuvre d’art comme saisie de l’avènement brut de l’être ou du réel, c’est quelqu’un qui tente de capter quelque chose de fulgurant, un kairos, l’instant fugace durant lequel un instant T vient au monde, s’effectue avant même que l’on puisse dire de quoi il s’agit: « il y a une minute du monde qui passe, il faut la peindre dans sa réalité. » disait Cézanne. Il n’est vraiment pas question de peindre ceci ou cela mais cette ténuité, l’éclair de cet instant qui aurait pu être autre, qui s’effectue par hasard mais dont on peut dire en même temps qu’il est celui-là et pas un autre (on pourrait dire qu'il n'est pas question de saisir les choses qui se passent mais ce que c'est "passer maintenant", s'effectuer, venir au visible, pour telle ou telle chose: "l'art ne reproduit pas le visible, il rend visible" - Paul Klee)

        C’est exactement le même processus que pour l’expérience à choix retardé: la seconde plaque peut y être ou pas mais selon qu’elle y soit, l’être du photon est nécessairement ce qu’il fallait qu’il soit. Dans la toile de Van Gogh ce qui est figé, vitrifié dans « l’Amen » (ou « l’ainsi soit il » si vous préférez)  de la peinture c’est de la pure contingence. Il n'y a que des "ainsi soit-il" mais loin d'être les produits des décrets bienveillants d'un être supérieur aux voies impénétrables, ils viennent de ceci qu'ils s'absolvent d'eux-mêmes en étant, parce que c'est ça maintenant!

Pour Martin Heidegger, nous retrouvons exactement ici sa définition de l’alétheia, d’une vérité qui dévoile une évidence que nous avions oubliée, qui était prise, recouverte par le voile de l’oubli. Mais quelle est cette évidence? C’est le fait qu’avant d’être ce qu’elles sont les choses participent ensemble à un certain moment de ce que c’est qu’être là maintenant. C’est ce que veut dire Heidegger quand il affirme que dans toute œuvre, c’est « la vérité de l’étant qui se met en œuvre ». Par exemple, les chaussures peintes par Van Gogh ne sont pas seulement des objets isolés, mais expriment la fatigue, le travail et la vie de la paysanne, ses inquiétudes, sa vulnérabilité, révélant ainsi un monde entier. L’œuvre d’art ouvre un espace où terre et monde entrent en tension, rendant visible une vérité qui dépasse le visible immédiat (par cette tension entre terre et monde, il faut entendre ce processus par lequel un monde va s'instaurer sur la terre, manifester une cohésion, un sens: il y a des lacets, du cuir, un sol, une certaine lumière, une certaine pesanteur d'atmosphère, etc. Et Van Gogh parvient à peindre cette cohésion qui du coup ne s'arrête pas là mais porte aussi en elle un monde de labeur et d'abandon, de déshérence, de laisser aller. C'est comme si l'usure des êtres et l'entropie des choses se faisait infiniment plus forte, plus nette, plus insistante ici. A partir du moment où l'on se rend attentif.ve à la pure présence des choses, on n'est plus embarqué.e dans le souci de rendre simplement ces choses en tant qu'elles sont ceci ou cela, mais plutôt ce que c'est qu'être là indifféremment de ces choses et de fait, il y a là une vérité qui se fait jour, c'est que les choses n'existent que secondairement).

Deleuze, quant à lui, réinterprète le concept médiéval d’heccéité pour désigner des “événements purs” ou des assemblages singuliers qui ne se réduisent ni à des individus ni à des essences fixes. Une œuvre d’art, dans cette perspective, est une intensité qui capte et actualise des forces, transformant notre manière de percevoir et de penser. Par exemple, Cézanne ne reproduit pas la montagne Sainte-Victoire, il essaie d’éclairer par une concentration portée aux détails (notamment des couleurs) quasiment surhumaine,  l’instant dans lequel elle vient au monde sachant que cet instant n’est pas celui des strates minérales (ça c’est son histoire), ni de sa nomination (ceci est une montagne) mais celui de son apparition (évidemment on y retrouve les strates et la montagne mais ce que nous voyons en premier n'est vraiment pas le sujet de la peinture, "ce que c'est". Ce qu'il est question de peindre c'est un "c'est" pas un "ce que c'est".)

Ainsi, affirmer qu’une œuvre révèle “ce que c’est qu’être-là” pour les chaussures de Van Gogh ou pour la Sainte-Victoire est philosophiquement sensé si on comprend ces œuvres comme des lieux où s’opère une rencontre avec la vérité (Heidegger) ou avec une singularité événementielle (Deleuze).




Chaque toile, chaque musique, chaque œuvre est la venue au monde d’un certain monde, d’une alchimie quasi miraculeuse par le biais de laquelle tous ces éléments disparates vont pour le moins se conjuguer dans une effectuation commune: être là maintenant. Pour saisir l’œuvre à ce niveau d’émergence brute: il faut que nous nous désenclavions d’une multitude de fausses problématiques sur l’œuvre et sa beauté, son message, son expressivité, son exemplarité, etc, mais si l’on y réfléchit bien, cette définition de l’œuvre d’art comme la saisie de la venue au monde d’un monde permet de couvrir toute l’histoire de l’art, des origines à nos jours, car elle dépasse les catégories historiques et esthétiques pour se concentrer sur l’essence ontologique et dynamique de l’art. Chez Heidegger, l’œuvre est un lieu d’ouverture où un monde se déploie, révélant une vérité qui transcende les matériaux ou le contexte. Cette puissance d’ouverture s’applique aussi bien aux gravures rupestres, qui inscrivent une sensibilité à la présence des animaux dans la pierre, qu’aux ready-mades de Duchamp, qui révèlent un autre rapport au réel en transformant des objets ordinaires en événements artistiques.

Cette conception est unique en ce qu’elle ne limite pas l’art à des critères esthétiques ou culturels spécifiques (ce qui explique qu'elle déplait à tant de personnes dont le métier repose justement sur la connaissance de ces critères, d'où l'idée qu'il faut être cultivé.e pour apprécier une œuvre d'art alors que pour la percevoir, il faut d'abord précisément se délester de toute culture, de toute histoire, de tout savoir vivre, de toute persona, de tout usage propre à la société des humains à un moment donné - C'est exactement ce que veut dire Jean Dubuffet quand il évoque le vrai monsieur Art et le faux monsieur Art, celui des subventions, des parrainages, des mécènes, du ministère de la culture, etc.). Elle permet de comprendre toute œuvre comme un événement qui ouvre un monde, que ce soit par la monumentalité des statues de l’île de Pâques, la verticalité des monolithes de Stonehenge ou par la simplicité radicale d’un urinoir signé Duchamp. En cela, elle est la seule définition capable d’englober l’universalité et la diversité infinie des formes artistiques. 

Nous ne cessons de suivre finalement ce fil rouge par lequel nous avions commencé: la création continuée mais avec beaucoup de nuances, surtout ces deux là: 

  • Là où Descartes n’évoque que le sujet humain auquel Dieu donne l’existence à chaque instant, il faut se représenter ces instants eux-mêmes qui sont, puis sont encore, et demeurent mais de façon discontinue comme une machine à pointer.
  • Il n’est plus question de supposer Dieu à l’origine de tout ceci, mais l’être, ce que c’est qu’être sans recours à une forme de transcendance ou de sur naturalité. Nous ne pouvons pas vivre dans un monde qui se perpétue qui se réitère ainsi à chaque micro-seconde sans nous mettre aux aguets de cette insoupçonnable puissance de réitération par le biais de laquelle une réalité toujours nouvelle et imprévisible surgit dans un monde ancien et déterminé. 

Or c'est cette puissance où se lie rupture et continuité qui est l’objet même de l’œuvre de TOUTE œuvre d’art. Il n’est question pour l’artiste que de prendre l’étant (tout ce qui est selon Heidegger) en flagrant délit d’être. Il n’est probablement aucune toile qui ne parvienne mieux à s’effectuer dans cet ahurissant cahier des charges que le cri de Munch.




6) Rupture, continuité et individuation (l’oeuvre d’art pour Gilbert Simondon)

Gilbert Simondon (1924 - 1989) est un philosophe français connu pour ses travaux sur les théories de l’information et la notion d’individuation, mais précisément en donnant à cette notion une portée qui ne se limite aucunement à l’individu humain. Il s’agit même plutôt de s’interroger sur l’individuation des objets, des processus, des protocoles technologiques mais aussi des œuvres d’art.

Dans notre utilisation du terme individu, il convient donc de ne pas entendre (seulement)  l’humain mais plutôt au plus prés de l’étymologie: unité indivisible. Selon Simondon l’individu ne naît pas comme une entité close mais comme une sorte de moment provisoire de stabilisation des tensions d’où il émerge. Rien ne naît de rien. Il existe donc un fond d’où naît l’individu. Mais ce fond n’est pas une substance fixe, identique à elle-même, définissable, il est plutôt une sorte d’agrégat de possibilités mises sous tension les unes par rapport aux autres. Ainsi l’individuation n’en a jamais vraiment fini avec ce fond. On peut vraiment parler ici  d’inchoativité (ce qui n’est pas encore séparé du fond d’où il est extrait) de l’individuation, et cela nous ramène précisément au photon dans l’expérience à choix retardé de John Wheeler.  Jusqu’à la seconde plaque il est une possibilité d’onde ou de corpuscule. Les deux états sont superposés.

Or l’œuvre d’art peut être perçue de la même façon: elle surgit d’un ensemble de conditions prédéterminées (matériaux, inspirations, contextes, mouvements culturels) pour actualiser une forme singulière mais qui porte encore la trace inchoative de ce fond. En ce sens cette œuvre là ne peut surgir que de ce monde là mais en même temps elle consiste dans le fait de n’être plus tout à fait ce monde là. On peut penser au photon une fois de plus: il est clair qu’à partir de la seconde plaque le photon est soit un corpuscule soit une onde mais on ne peut pas pour autant dire qu’il y a une rupture totale  puisque c’est bien en tant que photon potentiellement  onde  ET potentiellement corpuscule qu’il sera l’un ou l’autre.

Restons dans cette comparaison: la manifestation du photon en tant qu’onde (par exemple, mais cela pourrait être en tant que corpuscule sans la seconde plaque) est une interférence avec l’observateur, puisque c’est l’observateur qui a mis au point tout ce processus (pour voir précisément jusqu’à quel point il interférait). Cette influence déterminante de l'observation sur la nature même de ce qui est observé se retrouve chez Simondon sous la notion de transduction. Le photon ne peut pas être ce qu’il a à être sans cette détermination de  l’observation qui va faire pencher la balance d’un coté ou de l’autre. Ce que c’est qu’être un photon corpuscule ou un photon onde ne peut s’effectuer que dans un milieu où un agent va interférer avec lui. C’est cela qui a intéressé au plus haut point Gilbert Simondon, l’idée qu’il y a impossibilité à s’individuer ailleurs que dans un milieu ouvert à des interférences où va se jouer la direction empruntée par le chemin d’individuation de l’œuvre, de l’objet, du processus, etc. Ici ce joue la complexité de cette double appartenance à un fond commun et à une singularité irréductible. Ce n’est même pas que l’individu ne peut pas exister sans son milieu c’est qu’il ne peut mener à bien son individuation que dans ce milieu d’interactions. L’œuvre d’art, le photon dans l’expérience à choix retardé ne serait ni plus ni moins que des situations pures dans lesquelles apparaîtrait telle qu’elle est cette vérité à la lumière de laquelle l’individuation en tant que processus inachevable ne peut s’effectuer que de façon interactive.



En effet l’œuvre d’art varie de la même façon en demeurant ouverte à toutes les interconnexions possibles avec les spectateurs. L’art n’est plus du tout un espace séparé dans lequel des personnes viennent voir des objets mais le champ en perpétuelle mutation d’une co-individuation entre l’artiste, l’oeuvre et le public. Nous n’avons aucune idée de ce que nous allons voir dans un lieu d’exposition parce que l’œuvre elle-même comme le photon n’est jamais achevée, et qu’elle va entrer dans un jeu d’interférences avec les affects et la sensibilité des visiteuse.r.s. On pourrait dire que l’on ne va jamais voir une oeuvre, mais donner lieu à un « voir une oeuvre » absolument  singulier, pas tant  parce que c’est nous que parce que ce sera « ça maintenant «  et qu’il faut désormais cesser de voir  l’art comme le face à face d’une oeuvre à un être. Ce qui se passe, c’est de l’individuation réciproque, l’affirmation d’une façon individuelle d’être au monde qui se constitue de façon concertée synchronisée entre un sujet et une oeuvre de telle sorte que l’individuation de l’oeuvre s’y affirme autant aux l’individuation du sujet, et l’individuation de l’artiste. 

L’oeuvre d’art n’est pas tant innovante en elle même que par ce champ d’interconnexions auquel elle va donner lieu en se donnant à percevoir à un autre processus d’individuation.
Attention il n’est vraiment pas question ici de dire que chacun voit l’oeuvre comme il veut. PAS DU TOUT! C’est plutôt qu’une oeuvre qui n’en a jamais fini d’être elle-même opère en s’effectuant dans ce lieu d’observation qu’est le musée un « saut », un changement du fait de l’interaction avec un observateur qui se trouve être aussi en plein processus d’individuation.

Lorsque Van Gogh a peint les souliers, il s’est individué en ce sens que toutes ces forces créatrices se sont polarisées sur son aptitude à rendre l’incroyable corrélation de plusieurs éléments, de plusieurs forces oeuvrant de concert à ce que cet état d’abandon des chaussures dans l’instantanéité duquel telle lumière, telle ombre, tel pli, telle courbe de lacet, telle ombre, etc, « soient ». Le mouvement d’individuation ne fait qu’un avec celui par le biais duquel nous réalisons que chaque seconde compose le nouveau tableau d’une nouvelle réalité (et il ne peut pas en être autrement  parce que rien ne demeure et que les intensités de lumière, de chaleur, de gravité, d’atmosphère ne cessent à chaque instant d’être autres - C’est ce que l’on peut appeler avec Jacques Derrida la différance, avec un a, pour souligner que tout à tout instant diffère).

Voir cette oeuvre au musée revient donc à percevoir dans un instant donné l’effort produit par l’artiste pour peindre un instant donné de telle sorte que quelque chose de nos deux trajets d’individuation commune s’y effectueront et cela indépendamment de la distance chronologique de nos deux époques: c’est ce que l’on peut appeler comme dirait Gilles Deleuze, une « rencontre » pour le moins «  productive ». Une oeuvre n’en a donc jamais fini d’être une oeuvre, pas davantage qu’un individu humain n’en finit jamais d’être cet individu là et dans  ces trois  mouvements d’individuation (le peintre, la toile et le spectateur), quelque chose du devenir de l’aiôn se fait plus vif, presque palpable, plus efficient, comme si cette rencontre participait de l’épaississement d’un flux qui s’effectue continuellement mais dont nous ne nous apercevons pour ainsi dire jamais. De ce point de vue, il ne saurait être question de vivre cette prise de contact avec une oeuvre, quelle qu’elle soit sans que ces connexions entre plusieurs devenirs d’individuation s’opèrent. Nous ne sommes pas là dans un musée pour « apprécier », pour « juger », pour nous cultiver, ni même pour apprendre nous n’y sommes que pour y être « plus », pour participer de l’intensité miraculeuse libérée par un individu il y a un certain temps pour prendre l’instant en flagrant délit de se donner et le peindre, ou le filmer, l’entendre, etc. Mais rien de tout ceci ne peut s’effectuer à moins de saisir que le cours du temps se révèle être en fait un champ d’interférences, d’interactivités d’un multiplicité et d’une complexité d’intrication inouïe. Répétons le, dans cette démarche là, il est peu d’oeuvres picturales qui soient allées aussi loin que le cri de Munch.


Gilbert Simondon décrit exactement ce processus là dont on pourrait dire qu’il consiste à poser qu’une oeuvre consiste à rendre sensible « ce qui oeuvre » en toute instant en toute réalité en tout lieu. Mais il le fait par l’intermédiaire de trois concepts dont il importe de donner une définition claire:

1. L’individuation est le processus par lequel quelque chose (un individu, un objet, une idée) se forme et se définit à partir d’un état initial indéterminé ou “pré-individuel”. Ce processus implique une interaction constante avec son environnement, car un individu ne peut exister sans un “milieu associé” qui évolue avec lui. Par exemple, une graine devient un arbre en s’individuant grâce à son interaction avec le sol, l’eau et la lumière.

2. La métastabilité désigne un état d’équilibre fragile et riche en potentiels, où des forces opposées coexistent sans être complètement résolues. Cet état permet des transformations lorsque survient une “singularité” (un événement ou une information). Par exemple, dans une solution chimique sursaturée, une petite perturbation peut déclencher la cristallisation.

3. La transduction est le processus par lequel une transformation ou une structuration se propage progressivement dans un système. Chaque étape du changement sert de base pour la suivante. Un exemple simple est la cristallisation : une première structure se forme et s’étend à tout le liquide, couche par couche.

Pour Simondon, l’œuvre d’art est un devenir dont le trajet d’individuation va interférer avec celui de la visiteuse ou du visiteur. Comment? Par transduction, c’est-à-dire par ce mécanisme complexe grâce auquel une cristallisation se propage dans un milieu métastable pour faire advenir une forme cohérente. Des couleurs, des sons, des mots, des images se conjoignent un peu comme sous l’effet d’une émulsion et produisent l’oeuvre comme un vecteur de ralliement au sein duquel les émotions intensives de la créatrice ou du créateur, celles des visiteuse.r.s ainsi que le cheminement propre à l’oeuvre convergent. L’art dés lors n’est ni plus ni moins que l’occasion qui nous est donnée de pressentir ce qui oeuvre en toute chose, en tout moment, en toute vie. C’est l’expérience de l’être même, le kairos durant lequel nous nous tenons aux aguets de ce qui oeuvre et finalement explique que tout instant soit cet instant là et pas un autre, que dans cette structure de l’être (le devenir) au sein de laquelle tout est continu, rien jamais ne s’effectue identiquement, ou bien en d’autres termes, qu’au sein d’une réalité où tout se suit, rien ne soit jamais même et ne s’effectuent alors que des ruptures.



 Conclusion 

La création continuée chez Descartes illustre une vision où la continuité divine soutient l’existence du monde, mais cette continuité n’exclut pas la possibilité d’une nouveauté émergente dans l’ordre établi. Cette tension entre permanence et innovation trouve un écho dans la physique quantique, notamment avec l’expérience de Mach-Zender et le choix retardé de Wheeler, où le passé semble influencé par des décisions prises dans le futur. Ces expériences montrent que la réalité elle-même oscille entre continuité (les lois quantiques immuables) et rupture (les comportements imprévisibles des particules).

En philosophie, cette dialectique se prolonge avec Nietzsche et son concept d’éternel retour, où chaque instant est à la fois répétition (continuité) et recréation (rupture). Ce que veut pointer Nietzsche c’est que nous ne vivons éternellement  que des héccéïtés Les héccéïtés (concept repris plus tard par Deleuze) désignent ici les singularités d’un instant, ce qui fait qu’un moment est unique et irréductible à une essence générale. L’éternel retour invite à embrasser chaque instant dans sa plénitude, sans chercher à le réduire à une catégorie ou une finalité abstraite.

L’expérience à choix retardé de Wheeler illustre cette idée en physique quantique : le comportement d’une particule (onde ou corpuscule) n’est pas déterminé a priori mais dépend d’une décision prise dans le futur. Cela remet en cause toute conception figée du réel et souligne que la réalité est un processus en devenir, où l’instant présent joue un rôle central. Ce fonctionnement est analogue à la pensée nietzschéenne, où l’instantanéité prime sur toute tentative de fixer une essence.

Or dans son analyse des souliers de Van Gogh, Heidegger ne s’intéresse pas aux chaussures comme objets figés, mais à ce qu’elles révèlent dans leur instantanéité : la fatigue du paysan, le poids de son travail, son rapport au monde. L’œuvre d’art devient alors un lieu où l’être se dévoile dans sa vérité dynamique et contextuelle, sans se réduire à une essence abstraite et figée. Ce dévoilement rejoint l’idée nietzschéenne que “ce que c’est qu’être” précède toute détermination fixe.

Enfin, Simondon prolonge cette réflexion en introduisant la notion de transduction, qui décrit le processus par lequel une réalité émerge dans un champ métastable. Comme chez Nietzsche et Heidegger, il n’y a pas d’essence préexistante : l’individuation (ou création) est toujours un processus en devenir, où des tensions se résolvent pour produire quelque chose de nouveau. Dans l’art, ce processus transductif relie des éléments disparates pour créer une œuvre qui n’est jamais figée mais toujours en dialogue avec son contexte et ses spectateurs.

Ainsi, Nietzsche, Heidegger, l’expérience quantique et Simondon convergent vers une même intuition fondamentale : il faut abandonner notre besoin d’essences fixes pour reconnaître que l’être est avant tout un processus, un devenir qui se manifeste dans les instants singuliers. Que ce soit dans la pensée philosophique, la physique quantique ou l’art, il s’agit toujours d’affirmer la richesse du présent comme lieu de création et d’individuation.



Lorsque Pénélope assiégée par les prétendants et séparée d’Ulysse victime de la vengeance de Poséïdon se concentre sur une tâche fastidieuse et défait la nuit ce qu’elle a tissé le jour, elle ne détourne pas le cours de l’action dans l'épopée, contrairement aux apparences, elle n’essaie pas de retarder l’inéluctable, en jouant un tour aux princes d’Ithaque (ou en tout cas pas seulement, ce n'est que le premier niveau de compréhension de sa ruse qui va beaucoup plus en profondeur....mais beaucoup plus!). Elle franchit au contraire le seuil même de la compréhension même de toute existence. Elle descend dans la structure la plus efficiente de ce qui oeuvre en tout instant pour toute chose, pour tout être et en tout lieu: celui de l’individuation inachevable par l’oeuvre inachevée. Il est une éternité qui oeuvre en toute action qui s’impose à nous comme ne pouvant être finie, mais de fait aucune action n’est jamais finissable. Qu’est-ce que cela veut dire?

                     Deux choses: 1) que l’instant même où je pense en avoir fini avec une situation, quelle qu’elle soit, est celui-là même où quelque chose d’elle se prolonge insensiblement dans mon présent 2) que rien ne peut ainsi opérer cette liaison sans être, sans avoir été, et sans avoir à être, de telle sorte que le présent, le futur,  et le passé s’y rejoignent et s’y concilient nécessairement par ce qu’il faut bien dés lors appeler une « boucle », donc une éternité, donc un cycle infini. Il est absolument impossible de mener à bien notre existence finie sans que chacun des instants qui le constituent ne soit relié aux autres par un lien infini (et par cet infini, nous pouvons parfaitement comprendre dans l'infiniment petit de la dimension quantique de notre réalité comme l'a prouvé John Wheeler). Notre existence est donc une sorte de machine à ne vivre que des instants infiniment nouveaux, mais il nous faut absolument prendre cet adverbe au pied de la lettre. C’est parce que chaque instant n’en finit pas, au sens propre, d’être lui-même (c’est-à-dire qu’il n’arrive pas à boucler le fait d’être même) qu’il devient cet autre, lequel sera à son tour pris dans la même machine à ne pas pouvoir en finir de soi et c’est exactement ce que Pénélope a compris. 

            Nous n’avons, nous mortelle.l.s, rien d’autre à faire que de nous satisfaire de n’en avoir jamais fini de rien, pas plus de cette maladie, que de cette langueur qui nous oppresse continuellement la poitrine que de ce lever du jour ou de cette toile à perpétuellement recommencer et retisser, non pas parce qu’elle est la même mais parce que justement il est absolument impossible qu’elle le soit. Nous sommes voué.e.s à demeurer éternellement et universellement des artistes. C’est notre fardeau! Il n’existe pas d’autre forme de bonheur praticable que de le réaliser enfin, de l'accepter pleinement (comme des enfants joueurs), et de le porter avec ce mélange d'humilité, d'angoisse  et de joie contenue en toute oeuvre.



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