3) Le droit naturel existe-t-il?
a) Montesquieu vs Pascal
Montesquieu (1689 - 1755) défend l’existence du droit naturel par cette argumentation:" Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives c’est dire qu’avant qu’on eût tracé un cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux. Il faut donc avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi qui les établit " (Esprit des Lois)
Il opère un parallèle audacieux entre le droit et la géométrie. Pas davantage que l’on ne peut dessiner un cercle sans que préexiste à la figure sa définition, il n’est possible d’envisager des lois à moins qu’il existe préalablement l’idée du juste à partir de laquelle on rédige les lois, donc nécessairement le droit naturel existe avant le droit positif puisque c’est au nom du droit naturel que l’on peut concevoir les lois du droit positif.
Ce parallèle repose sur une assimilation très discutable ne serait-ce que parce que la géométrie est une discipline totalement abstraite et purement théorique. Il est absolument impossible de tracer un cercle sans que tous les points de sa circonférence ne soient à égale distance du centre. Il est absolument impossible de tracer autrement cette figure que de façon conforme à sa définition. Prenons en exemple un principe que l’on pourrait concevoir comme appartenant au droit naturel: tu ne tueras point (6e commandement du décalogue). De fait on peut tuer, et l’on peut même justifier que l’on tue, en temps de guerre, par euthanasie. Le rapport de la figure à sa définition ne laisse aucune marge de manoeuvre possible il est absolument déterminant alors que le rapport de la justice au droit positif n’est absolument pas contraignant. Autant la raison est absolument universelle dans la définition du cercle autant elle ne l’est pas dans la définition du juste et se laisse impacter par la diversité des moeurs et des coutumes des pays.
Face à Montesquieu l’ironie acrimonieuse mais lucide de Pascal fait merveille: On la (la justice) verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité, en peu d’années de possession les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au‑deçà des Pyrénées, erreur au‑delà.
Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point.
Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut‑il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au‑delà de l’eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ?
Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente. Et c’est le plus sûr. Rien, suivant la seule raison, n’est juste de soi, tout varie avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité, qui la ramènera à son principe l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi, elle est toute ramassée en soi. Elle est loi et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger que s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence.»
« Plaisante justice qu’une rivière borne »: ce qui ici est autorisé ne l’est pas là. Il n’est rien chez les hommes qu’une circonstance particulière ne puisse changer et rendre légal, fût-ce le pire des crimes. Agamemnon est prêt à sacrifier sa fille Iphigénie pour que les vents lui soient favorables. Il n’existe pas une seule loi dont on peut soutenir qu’elle est universelle selon Pascal. Les motifs de guerre entre les états vont rendre légal le meurtre d’un soldat de telle nationalité par un autre soldat d’une autre nationalité sous prétexte que les souverains des deux pays ne s’entendent pas.
L’ironie de Pascal est assez atroce pour envisager l’hypothèse que des lois naturelles existent mais que l’être humain soit trop faible ou trop inconséquent pour les apercevoir, pour s’y rendre sensible. Pascal envisage alors trois fondements possibles du droit: 1) l’autorité de celui qui fait les lois 2) ce qui arrange les rois 3) ce qui s’impose par la coutume. Il semble que ce soit à cette troisième possibilité qu’il se rallie. Les lois s’appuient sur les conventions et les conventions sur les usages de telle sorte que le simple fait qu’une habitude soit consacrée en tel lieu à tel moment suffit à justifier que l’on estime juste tel ou tel comportement. Autrement dit derrière l’argument de droit au nom duquel on s’imaginera obéir à une loi juste, se déploie en réalité l’argument de fait qu’une coutume a été adoptée bon an mal an, par un peuple à un moment donné pour des raisons parfaitement contingentes. L’absurdité totale règne donc en ce domaine et évidemment c’est bien là que Pascal veut en venir, nous obéissons à des lois contingentes dont nous nous imaginons qu’elles sont nécessaires pour justifier fallacieusement à nos yeux aveugles qu’il est juste que nous leur obéissions quand il n’existe, en vérité, aucun raison objective de le faire.
b) Le droit naturel pour Hobbes et Spinoza
Il faut bien convenir que les arguments de Pascal ne sont pas sans effet contre la conception du droit naturel de Montesquieu. Mais Thomas Hobbes (1589 - 1677) avait pourtant proposé une interprétation du droit naturel tout à fait autre en ceci qu’elle ne posait aucune transcendance de ce concept, bien au contraire: le droit naturel selon Hobbes c’est l’exercice brut de faire exactement tout ce qui est en notre pouvoir. En d’autres termes, le droit naturel c’est la puissance que la nature nous a donné de faire tout ce que l’on peut faire. L’opposition avec le droit naturel tel qu’il a été décrit par Aristote, puis saint Thomas, puis Montesquieu est vraiment saisissante puisque là où ces auteurs pose une forme d’élévation de la nature , de la puissance divine, ou de la raison, Hobbes lui ne situe rien d’élevé mais au contraire l’état donné de la puissance à ce que l’on pourrait appeler le niveau zéro de la nature au regard de laquelle il y a de fait des plus puissants que d’autres.
Pour Hobbes, le droit naturel (jus naturale) désigne la liberté illimitée de chaque individu de faire tout ce qu’il juge nécessaire pour préserver sa vie. Cette liberté, propre à l’état de nature, est cependant dépourvue de cadre juridique puisqu’elle se réduit à une force brute où chacun a le doit de faire tout ce qu’il peut de tout. Hobbes distingue cependant ce droit naturel des lois de nature (lex naturalis), qui sont des préceptes rationnels découverts par la raison. Ces lois ordonnent aux individus d’agir de manière à préserver leur vie et à rechercher la paix, mais elles n’ont aucune force contraignante à l’état de nature en l’absence d’un pouvoir souverain pour les garantir.
Cette opposition entre droit naturel et loi de nature est cruciale : le premier est une liberté chaotique, tandis que les secondes sont des règles rationnelles visant à limiter cette liberté pour éviter le chaos. Pour Hobbes, seule l’institution d’un souverain par le contrat social permet de transformer ces lois naturelles en lois positives obligatoires. Ainsi, le droit positif devient l’expression des lois naturelles sous l’autorité d’un pouvoir contraignant. La référence de Hobbes à ce droit naturel là qui est finalement celui de libérer toute la puissance dont on est capable est pour le moyen de cibler l’absolue nécessité d’en sortir. Le doit positif n’est pas tant ce qui s‘oppose au droit naturel que ce qui en résulte parce que le droit naturel ne peut qu’être limité par les lois naturelles. La raison c’est exactement ce que son étymologie latine suggère: c’est-à-dire la « ratio » exactement comme lorsque on parle de « ratio », c’est-à-dire de part réduite proportionnée à une partie sous l’influence d’une régulation.
Il n’est plus du tout question ici de croire ou de ne pas croire au droit naturel puisque de fait il « est », c’est le premier de tous les droits, c’est celui dont nous faisons la libre expérience en « pouvant ». Quelque chose de vraiment intéressant et productif voit le jour avec cette conception du droit naturel, c’est que le droit positif en émane a lieu de s’en inspirer. Le droit naturel n’est pas du tout ce qui régule par le dessus mais ce qui doit être absolument régulé parce que cela vient du dessous, de ce monde violent et brut au sein duquel les puissances s’affrontant, personne ne peut construire sa vie, son avenir, et donner à ses projets la moindre durée de vie. Dans cette conception là du droit naturel les critiques de Pascal sont sans effet. On peut s’interroger néanmoins sur la pertinence d’un contrat qui va donner au souverain cette puissance illimitée faite de tous les droits naturels dont vont se dépouiller les citoyens contractants.
C’est précisément ici qu’intervient Baruch Spinoza (1632 - 1677) qui tout en partageant cette conception immanente et première du droit naturel ne tire pas du tout les mêmes conclusions que Hobbes. En premier lieu il assimile le droit naturel à la puissance l’inhérente à chacune et à chacun (et pas à tous).
Le fond de la distinction, voire l’opposition de Spinoza et Hobbes vient de ces deux termes latin qui ne traduisent pas de la même façon la notion de puissance; Il existe en effet en latin une dissociation entre potestas et potentia. Le premier désigne le pouvoir (c’est Hobbes) et le second signifie la puissance (c’est Spinoza). Or autant le pouvoir s’assimile à une capacité à contraindre, à imposer, autant la puissance désigne plutôt un potentiel, une continuité, un flux. Ce n’est pas parce qu’on a de la puissance que l’on va nécessairement la transformer en pouvoir. Le pouvoir est exercé, extériorisé, exprimé, sorti dehors, alors que la puissance est intériorisée, éventuellement contenue, présumée, pressentie, suggérée. Le terme d’autorité est extrêmement intéressant sous cet angle car il existe à la fois l’autorité du pouvoir qui s’effectue et se traduit en coercition, en menace, éventuellement en terreur dans le totalitarisme et au contraire l’autorité telle que les romains la concevaient qui réside davantage dans le charisme que dans la punition. Avoir de l’autorité alors, c’est justement ne pas avoir à en faire preuve, c’est ce qui émane d’une personne ou d’une institution.
Rien de plus éclairant à ce titre que d’utiliser cette distinction dans le choix d’une formation, voire d’une carrière (sur parcoursup): s’agit-il de savoir ce que nous avons le pouvoir de faire comme formation ou de se laisser guider par celle dont nous sentons en puissance? Peut-être la question n’est elle pas tant de se demander ce que le marché de l’emploi me donne le pouvoir de choisir (parce qu’alors ce pouvoir sera finalement celui auquel vous vous soumettez) que celle de savoir ce que moi et moi seul, je me sens en puissance d’accomplir. Selon Spinoza, nous n’existons toutes et tous qu’en tant que nous sommes en puissance d’être. Nous sommes des expressions singulières d’une seule et même substance qui est la nature ou finalement l’être. Nous sommes en puissance d’incarner, à notre façon, suivant notre style, l’être, ce que c’est être (étant entendu que cet être est la seule substance existante). De cette façon plus nous oeuvrons en vue d’incarner singulièrement cet être, plus nous accomplissons ensemble un dessein commun qui nous rassemble (le fait d’être). Finalement la dynamique politique est déjà implicite dans le fait d’être (et ça c’est très fort). Il est donc essentiel que mon droit naturel ne soit jamais contraint ou soumis, ou court-circuité.
Rien de tel pour Hobbes, puisque dans son esprit la puissance est exclusivement un pouvoir. le droit naturel est, pour lui intrinsèquement lié à une conception mécaniste de l’individu et s’inscrit dans un cadre anthropologique où l’homme est avant tout un être en quête de survie. Le droit de nature, défini comme la liberté de faire tout ce qui est nécessaire pour préserver sa propre vie, repose sur une conception de la puissance en tant que potestas, c’est-à-dire un pouvoir décisionnel ou coercitif. Dans cet état de nature, chaque individu possède un droit illimité, mais ce droit est constamment menacé par les autres, car il n’existe aucune autorité supérieure pour réguler les interactions humaines. La potestas hobbesienne est donc une force qui s’exprime dans un contexte de rivalité et d’insécurité, nécessitant l’établissement d’un pouvoir souverain (le Léviathan) pour garantir la paix et la sécurité. Cette vision mécaniste et individualiste du droit naturel reflète une approche où le pouvoir est extérieur à l’individu et s’exerce principalement sous forme d’autorité ou de domination.
Spinoza adopte une perspective ontologique radicalement différente. Pour lui, le droit naturel ne se distingue pas de la loi naturelle : il exprime la puissance (ou potentia) inhérente à chaque être en tant qu’expression de la substance unique qu’est la Nature. La potentia spinoziste désigne une capacité immanente et active qui découle directement des individus. Chaque être agit selon sa puissance propre, déterminée par les lois nécessaires de la Nature.
Contrairement à Hobbes, Spinoza ne conçoit pas le droit naturel comme un pouvoir coercitif ou conflictuel, mais comme l’expression harmonieuse de la puissance individuelle dans un tout déterminé. Par conséquent, le droit naturel chez Spinoza ne s’oppose pas à la loi naturelle ; il en est l’expression directe. Cette approche implique que les individus ne sont pas fondamentalement en conflit dans l’état de nature, mais qu’ils participent à un ordre nécessaire où leur puissance individuelle contribue au maintien du tout.
Même si elle développera de nombreuses réflexions politiques qui ne concordent pas avec les positions Spinozistes, Hannah Arendt accorde à la notion d’ « auctoritas » une importance qui prolonge indiscutablement la thèse de de Spinoza contre Hobbes en la décrivant comme une forme spécifique de légitimité qui ne repose ni sur la coercition (potestas) ni sur la persuasion. L’auctoritas dérive du verbe latin augere (augmenter) et se réfère à une capacité d’enrichir ou de fonder. Elle trouve son origine dans la tradition romaine, où elle était associée aux anciens (les maiores) ou aux institutions fondatrices telles que le Sénat. L’auctoritas n’est pas un pouvoir au sens strictement politique ou coercitif ; elle est une force immanente qui lie les individus par une reconnaissance commune de légitimité, sans recours à la violence ou à l’argumentation.
Résumons: ce qui relie Hobbes et Spinoza, c’est de situer le droit naturel en bas plutôt qu’en haut. Il n’est pas une inspiration rationnelle ou divine qui spontanément nous inclinerait vers le bien et la pitié ou la sollicitude envers notre prochain. Mais ce qui les oppose c’est la conception de la nature. Pour Hobbes, qui reste pris dans la division entre l’état de nature et l’état civil, la nature c’est le chaos, alors que Pour Spinoza, c’est dieu, c’est la substance infinie dont tout être vivant est une certaine expression. Cela change tout car autant le droit naturel sera dés lors pour Hobbes ce qu’il va s’agir de faire disparaître par le contrat et le droit positif, autant au contraire pour Spinoza, il sera nécessaire de le prolonger dans un état qui en maintiendra pleinement la possibilité de libération. Dés lors l’autorité ne sera pas celle, purement restrictive, du Léviathan mais celle motrice d’une société organisée dans laquelle le droit naturel persistera sous une forme collective.
Spinoza introduit ici la notion centrale de potentia multitudinis (puissance de la multitude), qui désigne la capacité collective des individus à constituer un corps politique. Ce pouvoir collectif fonde le droit positif tout en restant enraciné dans les puissances individuelles. Contrairement à Hobbes, Spinoza ne considère pas que les individus renoncent à leur droit naturel dans l’État ; au contraire, ils conservent leur puissance en contribuant au pouvoir collectif qui structure la société.
Nous pouvons donc décrire les divergences fondamentales entre Hobbes et Spinoza de la façon suivante:
1. Droit naturel vs loi de nature :
• Chez Hobbes, le droit naturel est une liberté anarchique tandis que les lois de nature sont des préceptes rationnels
• Chez Spinoza, il n’y a pas de distinction entre droit naturel et loi : le droit est simplement l’expression de la puissance individuelle ou collective.
2. Rôle du souverain :
• Hobbes insiste sur un transfert absolu du droit naturel au souverain via le contrat social. La souveraineté est donc extérieure aux individus.
• Spinoza rejette cette idée : pour lui, la souveraineté repose sur la puissance collective des individus (potentia multitudinis), qui reste immanente au corps social.
3. Vision du pouvoir politique :
• Hobbes conçoit un État autoritaire (le Léviathan) garantissant la paix par la contrainte.
• Spinoza valorise une conception démocratique où la multitude conserve son rôle constituant et où l’État vise non seulement la sécurité mais aussi la liberté des citoyens.
En somme, si Hobbes voit dans le droit naturel une force anarchique nécessitant un encadrement strict par un pouvoir extérieur, Spinoza y perçoit une puissance inhérente aux individus qui s’exprime pleinement dans un cadre collectif. La notion Spinoziste de potentia multitudinis incarne cette différence majeure : là où Hobbes centralise le pouvoir dans les mains d’un souverain unique, Spinoza fait du pouvoir collectif le fondement même du droit et de l’État.
4) Un droit naturel immanent ? la question de la puissance (Spinoza)
Il nous faut bien mesurer l’importance de la philosophie de Hobbes dans cette autre « considération » du droit naturel, parce que c’est justement à partir de Hobbes que Spinoza pourra développer une conception du rapport entre le droit, le devoir et la puissance mettant au premier plan l’éthique (plus que la morale). Se pourrait-il après tout que ce problème ardu légué par Sophocle, posé par le premier Stasimon de sa pièce Antigone trouve une solution ou du moins un élément pertinent de réponse dans une certaine conception de l’éthique, c’est-à-dire d’un rapport de soi à soi de l’individu plus que de l’espèce humaine ?
Finalement Hobbes ne fait que prendre le terme droit naturel au pied de la lettre: droit émanant de la nature. Nous avons toutes et tous le droit que nous confère notre pouvoir: autant de force autant de droit. Mais pour Hobbes, ce droit naturel va se confronter à la loi de nature qui désigne cette incitation rationnelle à préserver sa vie et à promouvoir en conséquence la pacification des relations entre les humains. Le droit naturel c’est ce qui va rendre nécessaire le pacte avec de tous les citoyens avec le Léviathan, lequel marquera définitivement son annihilation. De fait adhérer au pacte selon Thomas Hobbes c’est consentir au renoncement mutuel de son droit naturel. Si donc, il n’est pas complètement faux de définir le droit naturel comme fondement du droit positif, c’est parce que cet acte de fondation correspond à la disparition du droit naturel. La nécessité de créer le droit positif vient de l’impasse dans laquelle nous conduit le droit naturel.
Il n’en va pas du tout de même pour Spinoza pour qui ce droit naturel est celui qui provient non pas de notre pouvoir (potestas) mais de notre puissance (potentia). Mais que désigne ce terme et pourquoi s’oppose-t-il au pouvoir? C’est ce que nous avons vu dans le 3 mais qu’iil faut encore approfondir afin de comprendre vraiment pourquoi la définition du droit naturel chez Spinoza et sa conception de la puissance dessine un cap vraiment porteur par rapport aux trois notions abordées dans ce cours.
Pour le faire, nous nous appuierons sur le cours donné par Gilles Deleuze sur Spinoza (09/12/ 1980). L’ouvrage fondamental de Spinoza qui finalement contient sa philosophie s’intitule l’Ethique. Or il y a dans ce titre l’affirmation d’une thèse notable et décisive si ‘son veut vraiment saisir la conception politique et juridique qui va s’en détacher.
Il pourrait être utile ici de réfléchir à notre nom propre. Que signifie-t-il vraiment? Quelle conception de nous semble t-il poser, appuyer, justifier? Que nous sommes quelqu’un que nous portons ce nom parce que nous sommes une personne, un être, un individu. En tant que nous sommes cet être, nous avons des désirs, des envies, des appétits, des volontés. Toutefois, n’existerait-il pas en deçà de ces désirs que nous avons: désir d’argent, de vie meilleure, de confort, de reconnaissances par nos semblables, etc, un désir bien plus fondamental, premier, efficient « naturellement »: celui d’être et plus encore de persévérer dans le fait d’être, comme tout autre être vivant. Cela signifie qu’avant d’être cette personne qui désire cette chose ou cette condition, je désire être, exister, et persévérer dans le fait d’exister. Cela veut dire qu’être, n’est pas ce à partir de quoi je désire mais ce dans quoi je désire. Désirer ce n’est pas la conséquence du fait que je suis mais la corrélation de ce fait qui d’ailleurs est moins un fait qu’un flux, la libération d’une énergie sujette à des hausses et des baisses d’intensité: c’est ça la puissance, et c’est exactement cela qui fonde mon droit naturel (ou qui devrait le fonder). Nous ne sommes pas des êtres à part entière qui désirons ceci ou cela, nous sommes des variables sujettes à de multiples fluctuations d’un désir d’être fondamental, que nous partageons finalement avec toutes les parcelles de vie qui existent. Le désir, en fait n’a pas d’objet. Nous ne désirons jamais vraiment quelque chose ou quelqu’un, nous désirons être (et être, ce n’est pas vivre). Être c’est investir le fait d’être de toute la puissance qu’on peut, et c’est ça qu’on est en fin de compte: le flux de cette puissance, les intensités variables que nous libérons dans le fait d’exister, mais aussi de vouloir accroître notre potentiel d’existence, de nous libérer en tant que puissance d’agir, de penser.
Ce que Spinoza transforme en reprenant la théorie du droit naturel de Hobbes mais en prenant sous l’angle de la puissance ce que le penseur anglais décrit comme pouvoir, c’est le rapport entre l’être et la norme, la relation entre l’être et le devoir être, qui finalement devient la puissance d’être. C’est exactement comme si nous trouvions en nous, dans cette énergie que nous libérons dans le flux même de notre existence ce que nous cherchions en vain au dessus de nous, comme un idéal ou une valeur transcendante. En fait rien ne saurait plus immanent à notre être, au fait même que nous existions, que le droit naturel, lequel consiste finalement dans ce que le philosophe hollandais appelle le conatus, c’est-à-dire notre puissance d’affirmation de soi, l’énergie que nous libérons dans le fait d’exister, de persévérer dans notre être, d’en accroître la puissance. Est-ce qu’Antigone est vraiment mobilisée par certaines valeurs qu’elle situe dans la justice des Dieux, ou bien ne serait-elle pas animée par les fortes intensités de vie par le biais desquelles elle se sent ancrée à l’existence d’une certaine façon, par l’exercice de la puissance d’une attitude à laquelle elle ne peut déroger sous peine de ne plus vraiment correspondre à ce qui la relie vraiment à cette puissance d’affirmation là?
Peut-être commençons nous à saisir le renversement complet de perspectives auquel Spinoza nous invite: nous ne sommes pas des êtres achevés, définis, limités qui devons nous demander à quel idéaux de justice ou de droit nous devons obéir mais des variables d’un seul et même fait d’exister qui libérons plus ou moins d’intensités dans cette existence ici que là, selon que nous nous investissons dans telle ou telle démarche. Tout être vivant détient du simple fait de son existence un droit naturel d’exister, lequel n’a pas tant besoin d’être fondé en droit que de s’exercer en fait. En un sens Spinoza opère une inversion radicale dans sa conception du droit naturel, similaire à sa perspective sur le désir et la beauté. Tout comme il affirme que nous ne désirons pas une femme parce qu’elle est belle, mais qu’elle est belle parce que nous la désirons, Spinoza applique ce même renversement à sa théorie du droit naturel.
Dans cette optique, le droit naturel chez Spinoza ne se fonde pas sur des normes préexistantes ou des valeurs absolues qu’il faudrait suivre. Au contraire, il découle directement de la puissance d’agir de chaque individu. Le philosophe définit le droit naturel comme l’expression de la puissance propre à chaque être, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un État. Ainsi, le droit s’étend aussi loin que s’étend la puissance de chacun.
Cette conception renverse l’idée traditionnelle du droit naturel comme un ensemble de règles morales universelles. Pour Spinoza, les valeurs et les normes ne sont pas des réalités transcendantes, mais émergent de l’acte même par lequel un individu affirme sa puissance d’être et d’agir. En ce sens, le droit naturel spinoziste est profondément ancré dans l’immanence et la singularité de chaque être.
Cette inversion a des implications importantes pour la compréhension de la justice et de l’injustice. Dans la perspective spinoziste, la justice ne découle pas de l’application d’une loi universelle, mais se définit plutôt comme la distribution à chacun de ce qui lui revient selon sa puissance propre. L’injustice, quant à elle, est conçue comme une déformation du droit naturel qui lèse quelqu’un, un abus du particulier.
La clé de voûte de cette conception du droit naturel se situe dans ce que l’on appelle le conatus et plus particulièrement dans cette affirmation: « L’effort par lequel toute chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose. » Par chose, ce qu’il faut entendre ici c’est plutôt « être » et par « effort de persévérer dans son être », il s’agit de comprendre l’énergie fluctuante que nous libérons dans le fait d’exister. En fait il est parfaitement inutile de cherche à savoir qui nous sommes si par là, nous attendons une réponse figée, donnée, définie. La vraie question serait plutôt « de combien je suis là…Et maintenant….Et maintenant. » Le pire qui puisse arriver à une personne c’est de n’avoir jamais libérer toute l’énergie dont elle est capable dans le fait d’exister. Ici vraiment nous sommes à même de fonder le sens du terme « naturel » dans l’ expression « droit naturel ». On pourrait presque dire que Spinoza situe "en deçà" ce que les jus naturalistes « classiques » cherchaient « au-dessus ».
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