lundi 10 février 2025

Terminales 1/ 4 / 5: Droit, justice et morale (2)

 3) Le droit naturel existe-t-il?

                        a) Montesquieu vs Pascal

Montesquieu (1689 - 1755) défend l’existence du droit naturel par cette argumentation:" Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives c’est dire qu’avant qu’on eût tracé un cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux. Il faut donc avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi qui les établit " (Esprit des Lois

Il opère un parallèle audacieux entre le droit et la géométrie. Pas davantage que l’on ne peut dessiner un cercle sans que préexiste à la figure sa définition, il n’est possible d’envisager des lois à moins qu’il existe préalablement l’idée du juste à partir de laquelle on rédige les lois, donc nécessairement le droit naturel existe avant le droit positif puisque c’est au nom du droit naturel que l’on peut concevoir les lois du droit positif.

Ce parallèle repose sur une assimilation très discutable ne serait-ce que parce que la géométrie est une discipline totalement abstraite et purement théorique. Il est absolument impossible de tracer un cercle sans que tous les points de sa circonférence ne soient à égale distance du centre. Il est absolument impossible de tracer autrement cette figure que de façon conforme à sa définition. Prenons en exemple un principe que l’on pourrait concevoir comme appartenant au droit naturel: tu ne tueras point (6e commandement du décalogue). De fait on peut tuer, et l’on peut même justifier que l’on tue, en temps de guerre, par euthanasie. Le rapport de la figure à sa définition ne laisse aucune marge de manoeuvre possible il est absolument déterminant  alors que le rapport de la justice au droit positif n’est absolument pas contraignant. Autant la raison est absolument universelle dans la définition du cercle autant elle ne l’est pas dans la définition du juste et se laisse impacter par la diversité des moeurs et des coutumes des pays. 



Face à Montesquieu l’ironie acrimonieuse mais lucide de Pascal fait merveille: On la  (la justice) verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité, en peu d’années de possession les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au‑deçà des Pyrénées, erreur au‑delà.

Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point.

Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut‑il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au‑delà de l’eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ?

Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu.  De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente. Et c’est le plus sûr. Rien, suivant la seule raison, n’est juste de soi, tout varie avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité, qui la ramènera à son principe l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi, elle est toute ramassée en soi. Elle est loi et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger que s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence.»

« Plaisante justice qu’une rivière borne »: ce qui ici est autorisé ne l’est pas là. Il n’est rien chez les hommes qu’une circonstance particulière ne puisse changer et rendre légal, fût-ce le pire des crimes. Agamemnon est prêt à sacrifier sa fille Iphigénie pour que les vents lui soient favorables. Il n’existe pas une seule loi dont on peut soutenir qu’elle est universelle selon Pascal. Les motifs de guerre entre les états vont rendre légal le meurtre d’un soldat de telle nationalité par un autre soldat d’une autre nationalité sous prétexte que les souverains des deux pays ne s’entendent pas. 

L’ironie de Pascal est assez atroce pour envisager l’hypothèse que des lois naturelles existent mais que l’être humain soit trop faible ou trop inconséquent pour les apercevoir, pour s’y rendre sensible. Pascal envisage alors trois fondements possibles du droit: 1) l’autorité de celui qui fait les lois 2) ce qui arrange les rois 3) ce qui s’impose par la coutume. Il semble que ce soit à cette troisième possibilité qu’il se rallie. Les lois s’appuient sur les conventions et les conventions sur les usages de telle sorte que le simple fait qu’une habitude soit consacrée en tel lieu à tel moment suffit à justifier que l’on estime juste tel ou tel comportement. Autrement dit derrière l’argument de droit au nom duquel on s’imaginera obéir à une loi juste, se déploie en réalité l’argument de fait qu’une coutume a été adoptée bon an mal an, par un peuple à un moment donné pour des raisons parfaitement contingentes.  L’absurdité totale règne donc en ce domaine et évidemment c’est bien là que Pascal veut en venir, nous obéissons à des lois contingentes dont nous nous imaginons qu’elles sont nécessaires pour justifier fallacieusement à nos yeux aveugles qu’il est juste que nous leur obéissions quand il n’existe, en vérité, aucun raison objective de le faire.

b) Le droit naturel pour Hobbes et Spinoza

Il faut bien convenir que les arguments de Pascal ne sont pas sans effet contre la conception du droit naturel de Montesquieu. Mais Thomas Hobbes (1589 - 1677) avait pourtant proposé une interprétation du droit naturel tout à fait autre en ceci qu’elle ne posait aucune transcendance de ce concept, bien au contraire: le droit naturel selon Hobbes c’est l’exercice brut de faire exactement tout ce qui est en notre pouvoir. En d’autres termes, le droit naturel c’est la puissance que la nature nous a donné de faire tout ce que l’on peut faire. L’opposition avec le droit naturel tel qu’il a été décrit par Aristote, puis saint Thomas, puis Montesquieu est vraiment saisissante puisque là où ces auteurs pose une forme d’élévation de la nature , de la puissance divine, ou de la raison, Hobbes lui ne situe rien d’élevé mais au contraire l’état donné de la puissance à ce que l’on pourrait appeler le niveau zéro de la nature au regard de laquelle il y a de fait des plus puissants que d’autres.

Pour Hobbes, le droit naturel (jus naturale) désigne la liberté illimitée de chaque individu de faire tout ce qu’il juge nécessaire pour préserver sa vie. Cette liberté, propre à l’état de nature, est cependant dépourvue de cadre juridique puisqu’elle se réduit à une force brute où chacun a le doit de faire tout ce qu’il peut de tout. Hobbes distingue cependant ce droit naturel des lois de nature (lex naturalis), qui sont des préceptes rationnels découverts par la raison. Ces lois ordonnent aux individus d’agir de manière à préserver leur vie et à rechercher la paix, mais elles n’ont aucune force contraignante à l’état de nature en l’absence d’un pouvoir souverain pour les garantir.



Cette opposition entre droit naturel et loi de nature est cruciale : le premier est une liberté chaotique, tandis que les secondes sont des règles rationnelles visant à limiter cette liberté pour éviter le chaos. Pour Hobbes, seule l’institution d’un souverain par le contrat social permet de transformer ces lois naturelles en lois positives obligatoires. Ainsi, le droit positif devient l’expression des lois naturelles sous l’autorité d’un pouvoir contraignant. La référence de Hobbes à ce droit naturel là qui est finalement celui  de libérer toute la puissance dont on est capable est pour le moyen de cibler l’absolue nécessité d’en sortir. Le doit positif n’est pas tant ce qui s‘oppose au droit naturel que ce qui en résulte parce que le droit naturel ne peut qu’être limité par les lois naturelles. La raison c’est exactement ce que son étymologie latine suggère: c’est-à-dire la « ratio » exactement comme lorsque on parle de « ratio », c’est-à-dire de part réduite proportionnée à une partie sous l’influence d’une régulation. 

Il n’est plus du tout question ici de croire ou de ne pas croire au droit naturel puisque de fait il « est », c’est le premier de tous les droits, c’est celui dont nous faisons la libre expérience en « pouvant ». Quelque chose de vraiment intéressant et productif voit le jour avec cette conception du droit naturel, c’est que le droit positif en émane a lieu de s’en inspirer. Le droit naturel n’est pas du tout ce qui régule par le dessus mais ce qui doit être absolument régulé parce que cela vient du dessous, de ce monde violent et brut au sein duquel les puissances s’affrontant, personne ne peut construire sa vie, son avenir, et donner  à ses projets la moindre durée de vie. Dans cette conception là du droit naturel les critiques de Pascal sont sans effet. On peut s’interroger néanmoins sur la pertinence d’un contrat qui va donner au souverain cette puissance illimitée faite de tous les droits naturels dont vont se dépouiller les citoyens contractants.

C’est précisément ici qu’intervient Baruch Spinoza (1632 - 1677) qui tout en partageant cette conception immanente et première du droit naturel ne tire pas du tout les mêmes conclusions que Hobbes. En premier lieu il assimile le droit naturel à la puissance l’inhérente à chacune et à chacun (et pas à tous).

Le fond de la distinction, voire l’opposition de Spinoza et Hobbes vient de ces deux termes latin qui ne traduisent pas de la même façon la notion de puissance; Il existe en effet en latin une dissociation entre potestas et potentia. Le premier désigne le pouvoir (c’est Hobbes) et le second signifie la puissance (c’est Spinoza). Or autant le pouvoir s’assimile à une capacité à contraindre, à imposer, autant la puissance désigne plutôt un potentiel, une continuité, un flux. Ce n’est pas parce qu’on a de la puissance que l’on va nécessairement la transformer en pouvoir. Le pouvoir est exercé, extériorisé, exprimé, sorti dehors, alors que la puissance est intériorisée, éventuellement contenue, présumée, pressentie, suggérée. Le terme d’autorité est extrêmement intéressant sous cet angle car il existe à la fois l’autorité du pouvoir qui s’effectue et se traduit en coercition, en menace, éventuellement en terreur dans le totalitarisme et au contraire l’autorité telle que les romains la concevaient qui réside davantage dans le charisme que dans la punition. Avoir de l’autorité alors, c’est justement ne pas avoir à en faire preuve, c’est ce qui émane d’une personne ou d’une institution.


            Rien de plus éclairant à ce titre que d’utiliser cette distinction dans le choix d’une formation, voire d’une carrière (sur parcoursup): s’agit-il de savoir ce que nous avons le pouvoir de faire comme formation ou de se laisser guider par celle dont nous sentons en puissance? Peut-être la question n’est elle pas tant de se demander ce que le marché de l’emploi me donne le pouvoir de choisir (parce qu’alors ce pouvoir sera finalement celui auquel vous vous soumettez) que celle de savoir ce que moi et moi seul, je me sens en puissance d’accomplir. Selon Spinoza, nous n’existons toutes et tous qu’en tant que nous sommes en puissance d’être. Nous sommes des expressions singulières d’une seule et même substance qui est la nature ou finalement l’être. Nous sommes en puissance d’incarner, à notre façon, suivant notre style, l’être, ce que c’est être (étant entendu que cet être est la seule substance existante). De cette façon plus nous oeuvrons en vue d’incarner singulièrement cet être, plus nous accomplissons ensemble un dessein commun qui nous rassemble (le fait d’être). Finalement la dynamique politique est déjà implicite dans le fait d’être (et ça c’est très fort). Il est donc essentiel que mon droit naturel ne soit jamais contraint ou soumis,  ou court-circuité.

Rien de tel pour Hobbes, puisque dans son esprit la puissance est exclusivement un pouvoir. le droit naturel est, pour lui intrinsèquement lié à une conception mécaniste de l’individu et s’inscrit dans un cadre anthropologique où l’homme est avant tout un être en quête de survie. Le droit de nature, défini comme la liberté de faire tout ce qui est nécessaire pour préserver sa propre vie, repose sur une conception de la puissance en tant que potestas, c’est-à-dire un pouvoir décisionnel ou coercitif. Dans cet état de nature, chaque individu possède un droit illimité, mais ce droit est constamment menacé par les autres, car il n’existe aucune autorité supérieure pour réguler les interactions humaines. La potestas hobbesienne est donc une force qui s’exprime dans un contexte de rivalité et d’insécurité, nécessitant l’établissement d’un pouvoir souverain (le Léviathan) pour garantir la paix et la sécurité. Cette vision mécaniste et individualiste du droit naturel reflète une approche où le pouvoir est extérieur à l’individu et s’exerce principalement sous forme d’autorité ou de domination.



Spinoza adopte une perspective ontologique radicalement différente. Pour lui, le droit naturel ne se distingue pas de la loi naturelle : il exprime la puissance (ou potentia) inhérente à chaque être en tant qu’expression de la substance unique qu’est la Nature. La potentia spinoziste désigne une capacité immanente et active qui découle directement des individus. Chaque être agit selon sa puissance propre, déterminée par les lois nécessaires de la Nature.

Contrairement à Hobbes, Spinoza ne conçoit pas le droit naturel comme un pouvoir coercitif ou conflictuel, mais comme l’expression harmonieuse de la puissance individuelle dans un tout déterminé. Par conséquent, le droit naturel chez Spinoza ne s’oppose pas à la loi naturelle ; il en est l’expression directe. Cette approche implique que les individus ne sont pas fondamentalement en conflit dans l’état de nature, mais qu’ils participent à un ordre nécessaire où leur puissance individuelle contribue au maintien du tout.

Même si elle développera de nombreuses réflexions politiques qui ne concordent pas avec les positions Spinozistes, Hannah Arendt accorde à la notion d’ « auctoritas » une importance qui prolonge indiscutablement la thèse de de Spinoza contre Hobbes en la décrivant  comme une forme spécifique de légitimité qui ne repose ni sur la coercition (potestas) ni sur la persuasion. L’auctoritas dérive du verbe latin augere (augmenter) et se réfère à une capacité d’enrichir ou de fonder. Elle trouve son origine dans la tradition romaine, où elle était associée aux anciens (les maiores) ou aux institutions fondatrices telles que le Sénat. L’auctoritas n’est pas un pouvoir au sens strictement politique ou coercitif ; elle est une force immanente qui lie les individus par une reconnaissance commune de légitimité, sans recours à la violence ou à l’argumentation. 

Résumons: ce qui relie Hobbes et Spinoza, c’est de situer le droit naturel en bas plutôt qu’en haut. Il n’est pas une inspiration rationnelle ou divine qui spontanément nous inclinerait vers le bien et la pitié ou la sollicitude envers notre prochain. Mais ce qui les oppose c’est la conception de la nature. Pour Hobbes, qui reste pris dans la division entre l’état de nature et l’état civil, la nature c’est le chaos, alors que Pour Spinoza, c’est dieu, c’est la substance infinie dont tout être vivant est une certaine expression. Cela change tout car autant le droit naturel sera dés lors pour Hobbes ce qu’il va s’agir de faire disparaître par le contrat et le droit positif, autant au contraire  pour Spinoza, il sera nécessaire de le prolonger dans un état qui en maintiendra pleinement la possibilité de libération. Dés lors l’autorité ne sera pas celle, purement restrictive, du Léviathan mais celle motrice d’une société organisée dans laquelle le droit naturel persistera sous une forme collective.

Spinoza introduit ici la notion centrale de potentia multitudinis (puissance de la multitude), qui désigne la capacité collective des individus à constituer un corps politique. Ce pouvoir collectif fonde le droit positif tout en restant enraciné dans les puissances individuelles. Contrairement à Hobbes, Spinoza ne considère pas que les individus renoncent à leur droit naturel dans l’État ; au contraire, ils conservent leur puissance en contribuant au pouvoir collectif qui structure la société.

Nous pouvons donc décrire les divergences fondamentales entre Hobbes et Spinoza de la façon suivante:

1. Droit naturel vs loi de nature :

Chez Hobbes, le droit naturel est une liberté anarchique tandis que les lois de nature sont des préceptes rationnels 

Chez Spinoza, il n’y a pas de distinction entre droit naturel et loi : le droit est simplement l’expression de la puissance individuelle ou collective.

2. Rôle du souverain :

Hobbes insiste sur un transfert absolu du droit naturel au souverain via le contrat social. La souveraineté est donc extérieure aux individus.

Spinoza rejette cette idée : pour lui, la souveraineté repose sur la puissance collective des individus (potentia multitudinis), qui reste immanente au corps social.

3. Vision du pouvoir politique :

Hobbes conçoit un État autoritaire (le Léviathan) garantissant la paix par la contrainte.

Spinoza valorise une conception démocratique où la multitude conserve son rôle constituant et où l’État vise non seulement la sécurité mais aussi la liberté des citoyens.


En somme, si Hobbes voit dans le droit naturel une force anarchique nécessitant un encadrement strict par un pouvoir extérieur, Spinoza y perçoit une puissance inhérente aux individus qui s’exprime pleinement dans un cadre collectif. La notion Spinoziste de potentia multitudinis incarne cette différence majeure : là où Hobbes centralise le pouvoir dans les mains d’un souverain unique, Spinoza fait du pouvoir collectif le fondement même du droit et de l’État.


4) Un droit naturel immanent ? la question de la puissance (Spinoza)

Il nous faut bien mesurer l’importance de la philosophie de Hobbes dans cette autre « considération » du droit naturel, parce que c’est justement à partir de Hobbes que Spinoza pourra développer une conception du rapport entre le droit, le devoir et la puissance mettant au premier plan l’éthique (plus que la morale). Se pourrait-il après tout que ce problème ardu légué par Sophocle, posé par le premier Stasimon de sa pièce Antigone trouve une solution ou du moins un élément pertinent de réponse dans une certaine conception de l’éthique, c’est-à-dire d’un rapport de soi à soi de l’individu plus que de l’espèce humaine ?

Finalement Hobbes ne fait que prendre le terme droit naturel au pied de la lettre: droit émanant de la nature. Nous avons toutes et tous le droit que nous confère notre pouvoir: autant de force autant de droit. Mais pour Hobbes, ce droit naturel va se confronter à la loi de nature qui désigne cette incitation rationnelle à préserver sa vie et à promouvoir en conséquence la pacification des relations entre les humains.  Le droit naturel c’est ce qui va rendre nécessaire le pacte avec de tous les citoyens avec le Léviathan, lequel marquera définitivement son annihilation. De fait adhérer au pacte selon Thomas Hobbes c’est consentir au renoncement mutuel de son droit naturel. Si donc, il n’est pas complètement faux de définir le droit naturel comme fondement du droit positif, c’est parce que cet acte de fondation correspond à la disparition du droit naturel. La nécessité de créer le droit positif vient de l’impasse dans laquelle nous conduit le droit naturel.

Il n’en va pas du tout de même pour Spinoza pour qui ce droit naturel est celui qui provient non pas de notre pouvoir (potestas) mais de notre puissance (potentia). Mais que désigne ce terme et pourquoi s’oppose-t-il au pouvoir? C’est ce que nous avons vu dans le 3 mais qu’iil faut encore  approfondir afin de comprendre vraiment pourquoi la définition du droit naturel chez Spinoza et sa conception de la puissance dessine un cap vraiment porteur par rapport aux trois notions abordées dans ce cours.

Pour le faire, nous nous appuierons sur le cours donné par Gilles Deleuze sur Spinoza (09/12/ 1980). L’ouvrage fondamental de Spinoza qui finalement contient sa philosophie s’intitule l’Ethique. Or il y a dans ce titre l’affirmation d’une thèse notable et décisive si ‘son veut vraiment saisir la conception politique et juridique qui va s’en détacher. 




Il pourrait être utile ici de réfléchir à notre nom propre. Que signifie-t-il vraiment? Quelle conception de nous semble t-il poser, appuyer, justifier? Que nous sommes quelqu’un que nous portons ce nom parce que nous sommes une personne, un être, un individu. En tant que nous sommes cet être, nous avons des désirs, des envies, des appétits, des volontés. Toutefois, n’existerait-il pas en deçà de ces désirs que nous avons: désir d’argent, de vie meilleure, de confort, de reconnaissances par nos semblables, etc, un désir bien plus fondamental, premier, efficient « naturellement »: celui d’être et plus encore de persévérer dans le fait d’être, comme tout autre être vivant. Cela signifie qu’avant d’être cette personne qui désire cette chose ou cette condition, je désire être, exister, et persévérer dans le fait d’exister. Cela veut dire qu’être, n’est pas ce à partir de quoi je désire mais ce dans quoi je désire. Désirer ce n’est pas la conséquence du fait que je suis mais la corrélation de ce fait qui d’ailleurs est moins un fait qu’un flux, la libération d’une énergie sujette à des hausses et des baisses d’intensité: c’est ça la puissance, et c’est exactement cela qui fonde mon droit naturel (ou qui devrait le fonder). Nous ne sommes pas des êtres à part entière qui désirons ceci ou cela, nous sommes des variables sujettes à de multiples fluctuations d’un désir d’être fondamental, que nous partageons finalement avec toutes les parcelles de vie qui existent. Le désir, en fait n’a pas d’objet. Nous ne désirons jamais vraiment quelque chose ou quelqu’un, nous désirons être (et être, ce n’est pas vivre). Être c’est investir le fait d’être de toute la puissance qu’on peut, et c’est ça qu’on est en fin de compte: le flux de cette puissance, les intensités variables que nous libérons dans le fait d’exister, mais aussi de vouloir accroître notre potentiel d’existence, de nous libérer en tant que puissance d’agir, de penser. 

Ce que Spinoza transforme en reprenant la théorie du droit naturel de Hobbes mais en prenant sous l’angle de la puissance ce que le penseur anglais décrit comme pouvoir, c’est le rapport entre l’être et la norme, la relation entre l’être et le devoir être, qui finalement devient la puissance d’être. C’est exactement comme si nous trouvions en nous, dans cette énergie que nous libérons dans le flux même de notre existence ce que nous cherchions en vain au dessus de nous, comme un idéal ou une valeur transcendante. En fait rien ne saurait plus immanent à notre être, au fait même que nous existions,  que le droit naturel, lequel consiste finalement dans ce que le philosophe hollandais appelle le conatus, c’est-à-dire notre puissance d’affirmation de soi, l’énergie que nous libérons dans le fait d’exister, de persévérer dans notre être, d’en accroître la puissance. Est-ce qu’Antigone est vraiment mobilisée par certaines valeurs qu’elle situe dans la justice des Dieux, ou bien ne serait-elle pas animée par les fortes intensités de vie par le biais desquelles elle se sent ancrée à l’existence d’une certaine façon, par l’exercice de la puissance d’une attitude à laquelle elle ne peut déroger sous peine de ne plus vraiment correspondre à ce qui la relie vraiment à cette puissance d’affirmation là?

Peut-être commençons nous à saisir le renversement complet de perspectives auquel Spinoza nous invite: nous ne sommes pas des êtres achevés, définis, limités qui devons nous demander à quel idéaux de justice ou de droit  nous devons obéir mais des variables d’un seul et même fait d’exister qui libérons plus ou moins d’intensités dans cette existence ici que là, selon que nous nous investissons dans telle ou telle démarche.  Tout être vivant détient du simple fait de son existence un droit naturel d’exister, lequel n’a pas tant besoin d’être fondé en droit que de s’exercer en fait. En un sens Spinoza opère une inversion radicale dans sa conception du droit naturel, similaire à sa perspective sur le désir et la beauté. Tout comme il affirme que nous ne désirons pas une femme parce qu’elle est belle, mais qu’elle est belle parce que nous la désirons, Spinoza applique ce même renversement à sa théorie du droit naturel.

Dans cette optique, le droit naturel chez Spinoza ne se fonde pas sur des normes préexistantes ou des valeurs absolues qu’il faudrait suivre. Au contraire, il découle directement de la puissance d’agir de chaque individu. Le philosophe définit le droit naturel comme l’expression de la puissance propre à chaque être, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un État. Ainsi, le droit s’étend aussi loin que s’étend la puissance de chacun.

Cette conception renverse l’idée traditionnelle du droit naturel comme un ensemble de règles morales universelles. Pour Spinoza, les valeurs et les normes ne sont pas des réalités transcendantes, mais émergent de l’acte même par lequel un individu affirme sa puissance d’être et d’agir. En ce sens, le droit naturel spinoziste est profondément ancré dans l’immanence et la singularité de chaque être.

Cette inversion a des implications importantes pour la compréhension de la justice et de l’injustice. Dans la perspective spinoziste, la justice ne découle pas de l’application d’une loi universelle, mais se définit plutôt comme la distribution à chacun de ce qui lui revient selon sa puissance propre. L’injustice, quant à elle, est conçue comme une déformation du droit naturel qui lèse quelqu’un, un abus du particulier.

La clé de voûte de cette conception du droit naturel se situe dans ce que l’on appelle le conatus et plus particulièrement dans cette affirmation: « L’effort par lequel toute chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose. » Par chose, ce qu’il faut entendre ici c’est plutôt « être » et par « effort de persévérer dans son être », il s’agit de comprendre l’énergie fluctuante que nous libérons dans le fait d’exister. En fait il est parfaitement inutile de cherche à savoir qui nous sommes si par là, nous attendons une réponse figée, donnée, définie. La vraie question serait plutôt « de combien je suis là…Et maintenant….Et maintenant. »  Le pire qui puisse arriver à une personne c’est de n’avoir jamais libérer toute l’énergie dont elle est capable dans le fait d’exister. Ici vraiment nous sommes à même de fonder le sens du terme « naturel » dans l’ expression « droit naturel ». On pourrait presque dire que Spinoza situe "en deçà" ce que les jus naturalistes « classiques » cherchaient « au-dessus ».

Gilles Deleuze décrit avec beaucoup de précision les quatre points fondamentaux autour desquels le droit naturel classique (celui de Montesquieu notamment) est fondé et de quelle façon la conception de Spinoza (pourtant antérieure à celle de Montesquieu) le contredit radicalement. En fait nous pouvons résumer cette opposition de la façon suivante: pour les partisans du droit naturel classique, la question est de déterminer ce qu’il faut que l’être humain fasse étant entendu qu’il est ce qu’il est alors que la théorie du conatus de Spinoza inverse ce rapport: que faut il que l’être humain fasse pour libérer tout son comptant d’être?


Pour le droit naturel classique:

  1. Un être se définit préalablement par ce qu’il est, c’est-à-dire qu’il est déjà posé comme un être, comme une essence (il est ce qu’il est). 
  2. Mais qu’est-il? Un être raisonnable. Il l’est fondamentalement, naturellement. Si l’être humain a une essence, alors il a une nature et elle est d’être raisonnable. On part du principe que l’homme est bon. Donc il n’a pas à devenir ce qu’il est déjà. L’état de nature c’est l’état dans lequel l’être humain est ce qu’il est. Il n’est pas pré-social.
  3. Dans la question de savoir si le droit doit primer sur le devoir ou le devoir sur le droit, il est évident que c’est le devoir qui l’emporte parce qu’à partir du moment où l’homme est défini comme être raisonnable il a le devoir de se comporter conformément à ce qu’il doit être
  4. S’il existe une essence posée de l’être humain de ce qu’il faut qu’il soit, alors des professions comme celle du prêtre, du  prince ou du sage seront reconnues comme étant plus à même que d’autres d’orienter les humains vers ce qu’il faut qu’ils soient pour être ce qu’ils ont à être.


Pour la conception du droit naturel que l’on retrouve chez Hobbes et Spinoza, tout ceci est transformé, nié, renversé, terme à terme:

  1. Un être ne se définit pas par son essence mais par sa puissance
  2. L’état de nature est pré social, c’est-à-dire que dans l’état de nature je fais exactement tout ce que je peux et dans l’état civil ce droit naturel va nécessairement devenir autre chose. Avec Hobbes, il va devenir le fondement de la puissance du Léviathan mais avec Spinoza, il va simplement être régulé par les lois sans disparaître pour autant de telle sorte que la question sera: « comment mon droit naturel va-t-il pouvoir se maintenir dans l’état social, mais il le pourra sans problème, parce que l’énergie que nous libérons dans le fait d’exister peut se décupler dans le collectif.  L’état de nature cesse d’être celui d’une sorte d’ontologie parfaite, il est au contraire un laboratoire, un champ d’actions au sein duquel nous expérimentons toutes et tous de nouvelle possibilités de libérer notre droit naturel. Du coup, ça devient passionnant: la société n’est pas cet espace surveillé et quadrillé par des devoirs formatés sous la tutelle desquels nous serions obligés d’accomplir notre essence d’être raisonnable, mais le lieu au sein duquel nous expérimentons de nouveaux styles de vie au gré desquelles nous libérons nos intensités d’existence propres dans le respect des lois. Il va falloir que le droit naturel trouve son chemin dans le droit positif.
  3. Dés lors le droit prime sur le devoir. La question n’est plus de déterminer les conditions rendant possible que mon attitude soit conforme à ce que je suis censé être: un être raisonnable mais que je puisse y libérer mon droit naturel dans les limites du droit positif (et d’un droit positif qui tienne compte de cela). Nous n’entrons pas dans le champ social de la cité avec l’idée d’un certain modèle d’être à y effectuer (devoir) mais comme une puissance pleine d’une énergie à y libérer
  4. Il n’existe nulle part de personnes et encore moins de professions qui seraient qualifiées pour m’assigner mon essence puisque mon essence n’est nulle part ailleurs que dans la puissance que je libère en cet instant pour être. Personne n’est compétent pour moi. Je libère en cet instant ma puissance d’agir, de penser, d’exister, et c’est exactement ça que je suis, ça qu’il faut que je sois. Il n’est donc nulle part de prêtre, de sage, de philosophe, de principe ou de gouvernant qui soit qualifié pour me dire ce qu’il faut que je fasse pour être ce qu’il faut que je sois (ce qu’il faut que je sois, c’est exactement l’intensité d’existence que j’investis dans le fait d’exister là maintenant). Évidemment c’est très émancipateur (et si c'était vrai????)

En résumé, il existe trois conceptions du droit naturel:

  • Celle, classique, de Montesquieu qui désigne cette intuition innée de la justice, d’un droit premier dont tout être humain serait porteur, en tant qu’être humain. Mais nous avons vu à quel point cette définition avait vraiment du mal à résister aux critiques aux arguments adverses, principalement à ceux de Pascal. Reprenons ces termes: peut-être a-t-il existé un jour un droit naturel mais, de fait, reconnaissons que ce pressentiment a bien disparu sans quoi il existerait une ou plusieurs lois universelles. 
  • Celle de Hobbes qui a le grand mérite d’assimiler la puissance et le droit. Nous avons à l’état de nature autant de droit que de puissance et si ma puissance est plus imposante que celle d’une autre personne j’ai le droit de la dépouiller, de l’agresser, de la tuer. Mais précisément ce droit naturel ne peut pas me garantir de survivre bien longtemps puisque il s’active dans l’état de nature et que la loi naturelle inspirée par la raison me commande de la contrarier, ce qui in fin m’incitera à signer un pacte avec le Léviathan, comme tous mes concitoyens.
  • C’est précisément cette assimilation du droit naturel avec la puissance que Spinoza reprend et finalement approfondit bien plus que Hobbes en lui donnant une dimension ontologique. Si le droit naturel suit exactement le même mouvement le même flux que ma puissance c’st tout simplement parce que je consiste davantage dans le fait d’être une puissance plutôt qu’un être que quelqu’un. L’intuition géniale de Spinoza, c’est que les individus ne sont pas des substances, des êtres  mais des modes d’être et que cet être c’est dieu, ou la nature. Ce droit naturel là n’est plus offert aux coups de Pascal, il subvertit les critiques des tenants du seul droit positif en saisissant le problème à une racine encore plus profonde qu’ils ne le font.

La plupart du temps, en effet, nous faisons dépendre ce que nous faisons de ce que nous sommes. Etant entendu que je suis tel ou tel je peux « ça ». Ce que fait Spinoza consiste justement à inverser ce rapport de l’être à la puissance. Ce n’est pas parce que je suis ce que je suis que je peux ce que je peux mais parce que je peux ce que je peux que je suis ce que je peux libérer comme puissance en cet instant là. Dés lors le droit naturel court-circule totalement le droit positif parce qu’en cet instant vous manifestez en existant le droit naturel de le faire et que vous avez d’autant plus de droit que vous libérez d’autant plus d’intensité à exister, agir, penser. Il existe une dimension juridique dans le fait brut que vous existiez maintenant et que vous ne pouvez pas le faire sans que se libère en vous une puissance d’agir plus ou moins forte, mais il est absolument impossible que vous ne teniez pas à exister maintenant tout simplement parce que vous existez. Il peut se manifester un écart parfois entre l’énergie authentique que vous libérez dans le fait d’être et ce que vous en dites ou l’impression que vous en avez. Cela s’appelle la dépression. Il n’est pas bien sûr que nous puissions acquérir la conscience adéquate de ce qui nous fait « tenir » en cet instant. Le paradoxe est tel que l’on peut (comme Cioran) passer son temps à dire que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue…. Tout en la vivant. Déjà Epicure dans la Lettre à Ménécée avait parfaitement répondu à ce genre de contempteurs (action de dénigrer)  de la vie:

« On fait pis encore quand on dit qu’il est bien de ne pas naître, ou, « une fois né, de franchir au plus vite les portes de l’Hadès ».(127) Car si l’homme qui tient ce langage est convaincu, comment ne sort-il pas de la vie ? C’est là en effet une chose qui est toujours à sa portée, s’il veut sa mort d’une volonté ferme » (donc, en gros:  Cioran soit tu écris…et tu la fermes, soit tu penses vraiment ce que tu dis…. Mais alors fais le suffisamment pour ne plus avoir à le penser du tout!)…ça nous évitera de tomber là-dessus par hasard et de perdre notre temps à le lire!)

Il est possible que l’effort de mon être pour persévérer dans son être, dans le fait d’exister s’affaiblisse, baisse en intensité. Cela signifie que mon droit naturel d’exister se tarit ou s’épuise. Pas vraiment là de quoi faire un livre. Pour Virginia Woolf dont le métier et la puissance s’effectuait par l’écriture, c’est la fin de son être. Ce n’est pas tant qu’elle n’ait plus de raisons d’exister mais plus directement que ce que c’est qu’exister en elle, au sens authentique du terme: s’affirmer, libérer sa puissance d’agir se réduit, s’appauvrit, s’amenuise. Elle ne distingue alors plus l’intérêt de poursuivre une vie qui ne serait plus pour elle l’occasion rêvée d’être et elle se tue mais c’est à peine si ce terme de suicide ici trouve son sens et sa légitimité; 

Le droit naturel chez Spinoza, défini comme l’expression de la puissance d’agir propre à chaque individu, offre donc une perspective intéressante pour comprendre le suicide de Virginia Woolf. Pour Spinoza, exister signifie actualiser sa puissance, c’est-à-dire suivre les règles de sa nature propre, lesquelles ne peuvent être contredites par une volonté extérieure. Dans cette optique, le droit naturel n’est pas une contrainte mais une libération des intensités d’existence qui définissent un individu. Virginia Woolf, en choisissant de mettre fin à ses jours, pourrait être perçue  comme ayant exercé son droit naturel de manière ultime : son acte, bien qu’extrême, exprime une décision en accord avec sa singularité et sa puissance intérieure. Elle aurait ainsi suivi le flux de ses intensités existentielles jusqu’à leur point culminant, en l’occurrence leur point déclinant.





5) La morale contre l’éthique (Impératif catégorique (Kant)  vs éternel retour (Nietzsche))

Cette réflexion ouvre sur la distinction entre morale et éthique. La morale, héritée de Kant, impose des normes universelles et contraignantes qui transcendent l’individu. En revanche, l’éthique spinoziste (et nietzschéenne) valorise une vie accomplie selon les principes immanents à l’existence elle-même, où ce qui est “bon” découle de la réalisation de la puissance d’agir et non d’une obligation extérieure. Le suicide de Woolf pourrait être vu comme éthique dans ce cadre : il ne répond pas à une norme universelle mais à une affirmation de sa singularité.

Enfin, cette opposition entre morale et éthique reflète un clivage philosophique majeur : d’un côté Spinoza et Nietzsche, pour qui la vie est guidée par des forces immanentes (conatus ou volonté de puissance), et de l’autre Kant, qui subordonne la vie à des impératifs catégoriques transcendants. Là où Kant verrait dans le suicide une transgression morale inacceptable, Spinoza et Nietzsche pourraient y voir l’expression tragique mais cohérente d’une intensité existentielle portée à son paroxysme. Cette tension illustre deux visions opposées du rapport entre liberté individuelle et normativité.

Chez Kant, l’impératif catégorique prescrit une universalisation des maximes : « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir qu’elle devienne une loi universelle ». Cette approche morale repose sur une transcendance normative qui impose des règles valides pour tous, indépendamment des singularités individuelles. Dans ce cadre, un acte comme le suicide serait jugé immoral, car il ne peut être universalisé sans contradiction : si tout le monde se suicidait, la société disparaîtrait, rendant impossible toute moralité.



À l’inverse, l’éternel retour nietzschéen pose une exigence éthique radicalement différente. Il invite à vivre chaque instant comme s’il devait se répéter éternellement, transformant ainsi chaque choix en affirmation absolue de la vie et de la puissance individuelle. Contrairement à Kant, Nietzsche rejette toute transcendance normative et inscrit l’éthique dans une immanence totale : ce qui importe n’est pas l’universalisation d’une maxime mais la capacité de l’individu à assumer pleinement ses actes dans leur répétition infinie. Dans cette perspective, le suicide pourrait être vu non pas comme une fuite ou un échec moral, mais comme un acte affirmatif si celui qui le commet est prêt à revivre cet instant éternellement.

Pour Spinoza, le droit naturel découle de la puissance d’agir propre à chaque individu et ne se mesure qu’à sa capacité à persévérer dans son être. Ainsi, un acte comme le suicide pourrait être compris non pas en termes moraux (bien ou mal) mais en termes éthiques (expression ou inhibition de la puissance). Si Woolf a choisi de mettre fin à ses jours parce qu’elle percevait cet acte comme l’expression ultime de son intensité existentielle, elle aurait alors suivi son droit naturel au sens spinoziste.

L’opposition fondamentale réside donc dans la conception même du rapport entre liberté et normativité. Kant subordonne la liberté à des impératifs universels transcendants, tandis que Nietzsche et Spinoza inscrivent l’éthique dans une logique immanente où chaque acte trouve sa justification dans sa capacité à exprimer une puissance individuelle ou existentielle. Là où Kant impose des limites extérieures à la liberté (la loi morale), Nietzsche et Spinoza valorisent une liberté intérieure qui s’affirme dans le dépassement ou l’accomplissement de soi.

Mais il convient préalablement à l’approfondissement de cette opposition de revenir sur le lien entre le droit naturel et la moral ou l’éthique. Pourquoi un cours portant sur ces trois notions droit, justice, morale aboutit-il à l’opposition entre l’éthique et la morale? La réponse est assez claire: dans ce passage où nous avons souligné la résistance du droit naturel de Hobbes et Spinoza aux critiques que l’on peut adresser au droit naturel classique, la puissance est venue au primeur plan de notre réflexion, ce qui nous a conduit à porté notre attention à Spinoza plus qu’à Hobbes qui finalement « rate » cette dimension en la confondant avec le « pouvoir » qui n’est pas la même chose du tout.

Or la compréhension de cette puissance implique un autre rapport à notre être que pour l’ontologie classique: nous ne sommes pas des êtres, nous consistons dans la libération de notre puissance, laquelle ne peut que nous être propre, parce que selon Spinoza nous sommes des modes, des styles d’être d’une seule et même substance qui est la nature ou Dieu, ou plus simplement ce que c’est qu’être, le principe même de l’être en toute chose, en tout être en tout système. Dieu c’est la "natura naturans" et la "natura naturata", la nature naturante et la nature naturée. La puissance de la thèse spinoziste se situe ici en toute dernière analyse: dans cette conception immanente du rapport de Dieu avec ses créatures au regard de laquelle, en tant que principe même de l’être, le créateur n’est pas « au-dessus » de ces créatures, il est cela même qui s’effectue dans l’effort libéré par ces créatures pour être….ce qu’il est lui. Il n’existe pas de meilleur moyen de participer de l’essence de Dieu que de libérer exactement le comptant d’énergie plein dont vous disposez pour exister. Persévérer dans le fait d’être (attention ici il ne faut pas confondre le fait d’être et la nécessité de survivre) pour les modes que nous sommes c’est participer de ce que c’est qu’être Dieu dont nous sommes les expressions. La grande différence entre les philosophes de la transcendance et ceux de l’immanence se situent ici: pour les premiers, je suis donc il faut bien que Dieu soit alors que pour les seconds, nous participons de ce que cela suppose pour Dieu d’être, nous y sommes impliqué.e.s (mais au sens propre: nous y sommes partie prenante et prise)

Le droit naturel dont je dispose pour libérer ces puissances d’agir dans lesquelles je consiste est donc inaliénable, même si malheureusement il est des êtres frustrés, petits, racornis, moralisateurs, des rabatteurs infatigables de passions tristes qui n’auront de cesse que de contrarier ces flux d’existence dans lesquelles nous consistons.

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