4) Le jeu et l’oeuvre (création, hasard) : Friedrich Nietzsche
« Le temps est un enfant qui joue aux dés. A l’enfant, la royauté! » - Héraclite
Évidemment, de nombreux scientifiques serait probablement révoltés par une telle formulation mais qu’est-ce d’autre après tout l’expérience de John Wheeler qu’un jeu? Nietzsche utilise avec beaucoup de justesse cette citation obscure d’Héraclite. Et pourtant, n’est-il pas troublant de rapprocher cette citation de l’expérience de Wheeler, parce que de fait, ce n’est pas seulement le générateur quantique à nombre aléatoire qui s’apparente exactement à un jet de dé, mais de fait le temps lui-même: le temps aionique du photon et le jet tombé est le kairos.
Selon Nietzsche, il n’est pas possible de se situer exactement au niveau de cette innocence du devenir sans être un enfant, celui-là même qu’il décrit comme « innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation » . L’enfant symbolise un état d’être où l’on s’affranchit du poids du passé (l’oubli) et des contraintes morales ou sociales pour embrasser la vie dans son flux perpétuel. Dans cette fameuse description des trois métamorphoses qui décrivent le chemin vers la surhumanité qui dit « oui » à l’éternel retour, l’enfant fait un acte d’approbation sacrée de l’existence, contrairement au lion, qui reste dans une posture réactive en disant « non » aux valeurs anciennes (il s'agit là des trois métamorphoses par lesquelles doit passer tout être humain qui aspire à la surhumanité: accepter de porter le poids des anciennes valeurs comme un chameau puis se révolter contre elles comme un lion et finalement jouer, créer, comme l'enfant) Ce « oui » n’est pas une simple acceptation passive, mais une affirmation joyeuse et créatrice.
Le jeu est ici fondamental : il illustre une activité libre, sans finalité extérieure ou utilitariste, où les règles sont inventées par celui qui joue. Nietzsche s’inspire d’Héraclite lorsqu’il compare le temps à un enfant jouant avec des dés, soulignant que ce jeu est à la fois innocent et souverain. L’enfant ne cherche pas à dominer ou à posséder ; il crée spontanément, selon des lois qui finalement ne font qu’un avec celles, aléatoires, de l’être même. Ce jeu devient ainsi une métaphore de la création artistique et éthique : créer non pas sous contrainte ou par devoir, mais par pure joie.
Dans cette perspective, l’enfant est aussi une figure du surhumain (Übermensch). Le surhumain est celui qui dépasse les catégories morales traditionnelles pour vivre pleinement dans l’innocence du devenir. Il ne ressent ni culpabilité ni ressentiment envers ce qui est ou ce qui a été ; il dit « oui » à tout ce qui advient, même aux aspects tragiques de l’existence. Cette capacité à aimer le devenir pour lui-même – ce que Nietzsche appelle amor fati – est rendue possible par l’attitude ludique et créatrice incarnée par l’enfant .
L’enfant représente donc une synthèse entre la liberté conquise par le lion et la capacité à créer des valeurs nouvelles. Là où le lion détruit les anciennes valeurs en disant « je veux », l’enfant va plus loin en affirmant « je crée ». Ce passage du négatif au positif marque le véritable accomplissement du surhumain, qui ne se contente pas de rejeter mais invente un monde nouveau à partir de lui-même .
Cette métamorphose finale permet une réconciliation totale avec le devenir. En devenant enfant, on cesse de voir la vie comme un fardeau ou un combat contre les forces extérieures ; on accepte son caractère changeant et imprévisible comme une source de joie et d’inspiration. L’innocence de l’enfant consiste précisément à vivre chaque instant comme une éternité en soi, sans regret ni anticipation anxieuse. C’est cette attitude ludique qui permet de réaliser pleinement l’éternel retour : chaque moment est vécu non pas comme une répétition mécanique du passé, mais comme une création toujours nouvelle.
En somme, l’enfant nietzschéen n’est pas seulement un symbole poétique ; il est la clé d’une existence libérée des illusions morales et des contraintes métaphysiques (un ethos du kairos). Il incarne la capacité humaine à transformer le devenir en jeu créateur, à affirmer la vie dans toute sa richesse et sa complexité.
Où trouver cette intuition de la bonne décision (qui en fait n’en est pas une)? Comment la femme peut-elle savoir qu’elle a raison ou tort de rompre ou de ne pas rompre? En renonçant définitivement à l’idée qu’il y aurait ici un « bon choix » à faire ou une bonne lecture à entreprendre des signaux éventuels et en faisant plutôt souffler sur cet esprit de sérieux tout empreint de volonté d’analyse et de solennité le vent violent du jeu et de la création. Puisque le temps est un enfant qui joue aux dés, et que finalement, c’est exactement ce que l’expérience à choix retardé de John Wheeler confirme, il faut mobiliser toute l’intensité de notre attention dans le jeu et dans la création brute.
C’est exactement comme si l’intitulé de ce chapitre trouvait ici bien plus qu’un aboutissement. Nous sommes partis de la constatation à la lumière de laquelle ce que nous vivions comme une rupture pouvait aussi se lire comme une continuité et réciproquement selon les perspectives temporelles différentes dans chronos: je vois mon passé à partir de mon présent et j’y discerne une continuité là où il y avait rupture. Réciproquement, je vois mon futur comme incertain, autrement comme une rupture toujours éventuelle alors que je sais bien qu’une fois arrivé, il s’intégrera dans le flux d’une continuité. Avec l’expérience des fentes de Young et l’interféromètre de Mach-Zendher ainsi que l’expérience à choix retardé, nous avons suivi le protocole expérimental le plus ardu, le plus affûté pour finalement en conclure qu’il n’est pas douteux que le futur chronologique du photon influence comme à rebours son passé, ce qui ne peut se concevoir que dans un éternel présent, un éternel KaIros qu’il est tout aussi impossible de justifier chronologiquement qu'impossible à réfuter dans une temporalité aionique.
Qu’est ce que cela veut dire? Que quelque chose commence et finit dans tout instant, c’est-à-dire que le photon n’a aucunement remonté le temps du présent de la position de la seconde plaque ou de sa non position mais qu’il a suivi une boucle et que fonçant vers son futur fatalement il fonçait aussi nécessairement vers son passé. Où commence et où finit cette boucle? Dans la « décision » du générateur quantique de mettre ou pas la seconde plaque. L’expérience à choix retardé de John Wheeler prouve la dimension aionique de la réalité quantique, et ce faisant la pertinence de l’éternel retour Nietzschéen dans l’infiniment petit.
Mais alors vivons des ruptures ou une continuité? L’un et l’autre ensemble, concomitamment. La femme pense cheminer vers un futur de rupture ou de non rupture selon sa décision, mais comme le photon, elle se dirige vers son futur passé, vers une décision qui s’est déjà prise, continuellement, insensiblement dans l'infiniment petit. Mais comment et par qui? Par le jeu de coïncidences des évènements. Mais alors que faire? L’approuver et jouer au jeu proposé (ou imposé).
De tous les âges de la vie humaine l’enfant est celui qui fait preuve de la plus grande maturité dans l’art de prendre les évènements qui lui arrivent. Il faut jouer aux dés une vie dont nous avons compris qu’elle ne peut se jouer qu’aux dés (seconde plaque). Et il n’y a dans cette effectuation rien de résigné mais au contraire qu’une joie pure de création ludique. Il suffit finalement d’inverser les termes de cette expression: dans notre existence rien ne se joue à partir de notre décision mais tout se décide au hasard d’un jeu auquel nous n’avons finalement rien d’autre à faire que d’y adhérer par la libération de toute l’intensité joyeuse et créatrice que nous sommes susceptibles de produire.
Résumons: Il semble bien qu’il existe donc dans l’expérience à choix retardé de Wheeler, l’éternel retour et la création en art brut une révélation existentielle radicale dont nous saisirons bien mieux la nature en ne perdant jamais ce fil que quelque chose ici se noue de façon inextricable et que cette chose est peut-être la plus cruciale de notre existence. C’est aussi la raison pour laquelle il convient de ne pas perdre de vue cette femme indécise par rapport à sa pseudo décision de rompre ou de ne pas rompre.
L’expérience à choix retardé de John Wheeler par le traitement scientifique extrêmement détaillé et la rigueur appliqué au protocole expérimental constitue probablement notre meilleur guide pour voir clair dans ces rapprochements. Or il faut bien insister sur trois points qui finalement sont exactement ceux qui nous intéressent plus du point de vue de la question de la rupture et de la continuité. Ce que notre pensée doit réaliser, accepter quoi qu’il lui en coûte (parce qu’évidemment cela remet en question toutes nos façons « normales » de penser), c’est:
- que le photon lancé dans l’interféromètre avant que le générateur quantique à nombre aléatoire ait posé ou pas la seconde plaque est potentiellement un corpuscule et une onde, qu’il est une possibilité des deux, un état potentiel non encore décidé, ce qui implique que tout va se précipiter une fois la seconde plaque posée ou pas. Par conséquent il y a une rupture, sans équivalent. Il y a bien un photon qui est lancé dans un processus, mais en même temps il n’existe nulle part de description envisageable capable de dire en tant que quoi il est envoyé dans un protocole expérimental qui n’a pas encore décidé de son état. On parle alors d’états superposés onde/corpuscule. Le photon est en partance vers un futur dont on peut dire qu’une fois présent il décidera de son passé. Ce présent qui est donc l’instant de la position ou de la non position de la seconde plaque est donc vraiment à tout point de vue une création, une rupture à partir de laquelle étrangement tout « part », tout « commence », tout a toujours commencé. Ici nous ne pouvons qu’insister sur la rupture.
- Mais à compter de cette rupture, le photon devient…ce qu’il a toujours été, ce qu’il a toujours fallu qu’il soit pour convenir aux conditions de manifestation qui de fait ont toujours été les siennes. Ce qui s’engendre à partir de cette rupture c’est donc un cycle qu’il va parcourir jusqu’à revenir à cet instant où il a été lancé dans l’appareil de mesure, étant entendu qu’en un sens il s’y est donc engagé en tant qu’onde ou corpuscule selon que le choix quantique du générateur à chiffres aléatoire, choix qui n’a pas encore été fait dans une conception chronologique du temps, l’ait fait advenir. Ce qui commence donc avec ce moment avec cette rupture, c’est vraiment et absolument une totale continuité. La nécessité d'être ou de ne pas être une onde ou un corpuscule commence avec de la contingence, du hasard (plaque ou pas plaque). C'est vraiment le sujet de notre chapitre.
- Cela signifie qu’il faut maintenir deux réalités, deux évidences: a) ce moment est crucial, tout s’y décide b) il est en même temps l’aboutissement « logique » d’une continuité. Il est un commencement et une fin, un peu comme un « sacre » au final. Tout s’y noue et s’y dénoue. Le photon ne peut être qu’une onde puisque la plaque est posée et il aurait été un corpuscule si la plaque n’avait pas été posée, il l’aurait « éternellement » été. Ce qui se joue dans la position ou la non position de la seconde plaque c’est l’émergence d’une réalité où tout est joué. Quelque chose ici se fait jour de « tragique » au regard de quoi il faut dire à la femme indécise que sa responsabilité est écrasante et qu’en effet de sa décision dépend un cycle entier de rupture ou de non rupture, mais en même temps et pour les mêmes raisons, puisque c’est un cycle, qu’elle ne peut absolument faire un mauvais choix parce qu’il n’y a pas de bon choix à faire et qu’en fait de la même façon que la plaque a toujours été posée (ou pas), la rupture ou la non rupture a toujours été déjà effectuée et qu’elle se trouve aussi bien au début qu’à la fin, qu‘elle se situe dans un « kairos tragique » au sein duquel ce qu’elle se croit forcée de choisir est exactement ce qui déjà l’a portée à cet instant où tout déjà a été choisi et pas par elle. Dés lors une attitude s’en détache c’est celle d’une insoutenable légèreté, d’une extrême gravité impliquée dans ce qui n’est qu’un jeu. Nous ne vivons que des instants tragiques dans lesquels tout se joue et nous n’avons rien d’autre à faire que jouer ces instants avec toute la gravité « nécessaire » à dire oui au hasard, parce que comme le dit avec beaucoup de justesse un poète dont l’œuvre entière doit être lue à l’aune de l’éternel retour, à savoir Mallarmé: jamais coup de dés n’abolira le hasard....Donc jouons aux dés, soyons des enfants et à nous la vraie royauté!
(Une petite parenthèse ici est nécessaire: on ne peut pas surestimer le poids (le plus lourd) de l’éternel retour dans la pensée Nietzschéenne. C’est un peu comme si toutes les thèses que l’on retrouve dans sa philosophie se concentrait dans ce « point » très précis, presque chirurgical (surtout si on le rapproche, à très bon escient de la « décision » prise par le générateur quantique à nombre aléatoire dans l’expérience à choix retardé de John Wheeler). Jusqu’où pouvons aller dans la compréhension des lois par le biais desquelles ce qui arrive « arrive » sans avoir à « botter en touche » (ici la « touche » ce serait les voies impénétrables du seigneur, la divine providence mais aussi l’esprit résigné d’un fatalisme désabusé, blasé, négatif, pessimiste…du Cioran quoi!) Reprenons la question: jusqu’où peut-on aller dans l'infiniment petit pour saisir le comment, une fois que l’on a renoncé au pourquoi ? L’expérience de John Wheeler nous place devant la nécessité de reconnaître que la temporalité chronologique dans laquelle nous déployons l’expérience comme une succession de moments n’est pas celle du photon qui se situe dans le présent éternel et cyclique de la décision du générateur quantique indépendamment des trois axes successifs du passé/présent/futur. Il n’est pas question pour nous de rentrer dans cette dimension là, d’ailleurs cela semble impossible puisque, bien que constitué.e.s de particules quantiques, « nous » sommes des corps visibles, macroscopiques (comme le chat de Schrodinger qui ne peut pas être mort et vivant - C’est bien cela que Schrodinger voulait prouver). Toutefois, cette dimension existe: elle frappe à la porte de notre perception dans cette expérience là. Elle « est » voire elle est la loi de ce qui « est ». Cet infini dont Descartes voulait à toute force qu’il nous impose la nécessité de « poser » Dieu dans la création continuée, voilà que dans l’expérience à choix retardé, il se manifeste, et cela indubitablement, comme un kairos.
Il se produit ici une étrange et profonde résonance avec les stoïciens de l’antiquité et notamment avec ce conseil avisé d’’Epictète (50 - 125 après JC) : « n’attends pas de vouloir que les choses arrivent comme tu le veux mais décide de vouloir que les choses arrivent comme elles arrivent et tu seras heureux. » A la lumière de tout ce que nous avons développé ici, cela signifie: « décide de vouloir la décision du générateur quantique » et nous pourrions continuer: « parce que c’est exactement cela qui décidera de la nature corpusculaire ou ondulatoire du photon ». Ce que cette « décision » pointe, décrit c’est cette crête contingente entre deux nécessités. C’est finalement l’aiguillage dont nous avons parlé dés l’introduction, c’est aussi ce qui vient à notre esprit quand pensant à un évènement absolument déterminant de notre existence (la rencontre avec la personne qui partage notre vie, ou le moment qui a décidé de notre métier, etc. Nous réalisons que cela n’a tenu à « RIEN », ou plutôt à « PRESQUE RIEN ».
L’expérience à choix retardé nous permet d’aller plus loin encore dans ce presque rien, dans cet infiniment petit, ce presque rien dont finalement TOUT dépend. Ici la physique quantique côtoie l’existentiel philosophique, voire l’éthique d’où l’éternel retour de Nietzsche, mais aussi le conseil avisé d’Épictète (qui évidemment ne parlait pas du tout de physique quantique): « essaie de vouloir ce hasard là » parce que c’est de ce hasard que dépend la nécessité réelle de nos existences. Notre morale, nos principes de vie, nos « idéaux », ces valeurs sur lesquelles nous « ne transigerons pas », nos devoirs: tout cela ici se retrouve réduit à zéro.
Nous gagnerions à cesser de faire les avantageux sur ces axes de conduite rigides et ronflants, ces postures morales dans lesquelles nous nous drapons pour finalement impressionner nos semblables là où finalement c’est le photon qui a toujours raison. Donc à cette femme qui s’interroge sur sa rupture ou sa non rupture avec son amoureux, il convient de lui dire que rien ne sert ici de s’appuyer sur des principes, sur de la morale, encore moins sur ce qu'il lui incomberait de faire du point de vue de ses devoirs.
Mais ce n’est pas pour autant qu’une éthique ne se détacherait pas de l’éternel retour et de la dimension aionique du photon. Et finalement c’est bien ce que suggère à sa façon Epictète: il ne sert à rien de vouloir que la plaque soit mise ou qu’elle ne soit pas mise parce que de toute façon cela ne dépend pas de toi (mais du générateur quantique, lequel décide au hasard). Par contre, il est possible de vouloir « avec » ce hasard là. Je ne construis pas ma vie à partir de principes moraux que je voudrais mais j’adhère inconditionnellement à une vie construite à partir de ces petits riens où tout se joue et se tisse subrepticement, au hasard, élégamment et esthétiquement, gratuitement et gracieusement. Ici se dévoile le sens le plus profond d’une vie « belle ». Se pourrait-il que la vie soit belle, non pas dans son contenu (qui est plutôt flippant) mais formellement, dans sa structure hasardeuse, quantique, aléatoire, et imprévisible? « Le temps est comme un enfant qui joue aux dés. A l’enfant la royauté! » - Héraclite . (Descends de tes grands chevaux et surfe plutôt avec les tout petits photons!) Il n’y a ni grandeur ni bassesse à rompre ou à ne pas rompre, ni bien ni mal, ni remords ni fierté à en concevoir. Il y a juste le hasard des circonstances de ce qui arrive, tel qu’il arrive et qu’il nous faut vouloir, aimer, revouloir et re-aimer. En d'autres termes, cette femme n'a pas à vouloir la rupture ou la non rupture mais à vouloir avec ce qui est en train d'advenir. Dans le film « éternel sunshine of the spotless mind » Michel Gondry traite exactement de cette question (et exactement dans les termes de l’éternel retour) et son film propose une réponse à cette femme que je vous laisse découvrir si vous n’avez pas encore vu ce film)
5) La singularité quantique et l’art brut
Il existe en physique la notion de singularité quantique qui désigne une région de l’espace-temps où certaines quantités physiques (comme la densité ou la courbure) deviennent infinies, rendant les lois classiques de la physique inapplicables. Ces singularités, telles que celles au centre des trous noirs ou au moment du Big Bang, marquent une rupture dans notre compréhension de l’univers (rupture avec des codes de compréhension anciens, dépassés)
Des rapprochements peuvent être envisagés (de façon relative et limitée toutefois dans la mesure où l’expérience de Wheeler relève de la mécanique quantique appliquée à des particules individuelles tandis que les singularités quantiques notamment pour les trous noirs traite de la structure globale de l’espace temps dans un cadre relativiste et gravitationnel). Mais dans les deux cas, c’est bien à l’effondrement des lois classiques, déterministes de la physique que nous sommes confronté.e.s.
A partir de ce rapprochement, l’idée d’un troisième terme qui serait celui de l’œuvre d’art peut donc être tenté avec toutes les précautions d’usage, étant entendu que les domaines de compétence sont radicalement distincts mais qu’en même temps, quelque chose de commun ici se produit que ce soit devant un trou noir devant l’expérience de Wheeler ou devant une œuvre et spécifiquement comme nous le verrons une œuvre d’art brut: c’est que les cadres habituels de compréhension s’effritent, qu’il faut consentir à l’idée d’un croisement ou d’une limite entre ce qui se manifeste et ce que l’on peut en réaliser, en comprendre du point de vue de nos cadres de pensée habituels.
Le résultat de l’expérience à choix retardé de Wheeler nous impose une rupture dans un mode d’explication chronologique d’un fait, de la même façon que la singularité quantique à l’œuvre dans un trou noir impose une rupture par rapport aux propriétés de la physique déterministe. De la même façon toute œuvre d’art crée une rupture dans les modalités d’appréhension quotidienne des objets et des situations. C’est pourquoi il importe de jeter sur le texte de Jean Dubuffet un regard qui enveloppe l’œuvre d’art et pas seulement l’œuvre d’art brut parce qu’en fait il y a nécessairement quelque chose de brut, de radicalement primaire, donné, naissant dans toute œuvre. Nous demeurons « interdit » devant le résultat de cette expérience de la même façon que quelque chose s’instaure d’emblée devant une œuvre d’art. Il ne m’est plus possible de la banaliser derrière un usage, une fonction. Elle ne se laisse pas aborder par un biais qui me la rendrait familière, manipulable, reconnaissable. Elle est « juste là », comme une présence qui, contrairement à celle des ustensiles ne se dissout pas dans une sorte de réseaux d’interdépendances avec tous les autres objets pour composer une pièce un agencement identifiable. Toute œuvre d’art est d’abord non identifiable, même quand un tableau représente une femme ou un paysage et où je peux identifier cette femme et ce paysage car demeure inexpliqué le fait que le tableau soit là, que le peintre ait dessiné cette femme, ce paysage.
Je sais ce que « fait là » cette table ou cette chaise: ils participent à l’ameublement d’un salon ou d’une salle de travail mais je n’ai aucune idée de ce que fait là cette toile ou cette statue ou cette musique et si je réponds qu’elle est là pour me divertir ou pour me faire passer le temps ou me « charmer », je suis totalement à côté de la plaque et j’éprouve ce décalage dans la difficulté que mon corps ressent à se situer là par rapport à l’œuvre alors que mon corps sait où se mettre devant un ordinateur ou le volant d’une voiture. Là, il est un peu surpris, tétanisé, « interdit » par une résonance, par un aplomb de la musique ou de la toile à « être », à juste « être ». Les jugements: « c’est beau, c’est laid, j’aime ou j’aime pas, etc. » viennent toujours trop vite et faussement comme des raclements de gorge pour cacher un silence gênant.
Là où tout ustensile est une proposition d’activités humaines, sociales, divertissantes, une invitation à faire quelque chose de son temps, l’œuvre ne nous propose rien, ne nous divertit de rien. Nous ne serions pas en train de l’écouter, de l’observer qu’elle serait quand même là, murée dans sa plasticité sonore, visuelle, cinétique.
Nous pouvons toujours insister, à très juste raison, sur la nouveauté de telle ou telle œuvre d’art, il faut d’abord prendre acte du fait qu’une œuvre en tant qu’œuvre est par elle-même inattendue du simple fait qu’elle ne se laisse aucunement dicter son mode d‘apparition par un besoin, une nécessité, une fonction humaines. Elle est le pur surgissement dans notre environnement de ce que rien ne laissait présager en tant qu’environnement. L’effet de résonance entre l’être humain qui rencontre l’œuvre et l’œuvre elle-même est à situer dans cette dimension là: celle d’un "être là" qui rencontre un « objet là » ou éprouve « l’être là » d’une séquence sonore ou cinétique. C’est bien ce que veut dire Maurice Blanchot quand il affirme: « Cependant, l'œuvre - l'œuvre d'art, l'œuvre littéraire - n'est ni achevée ni inachevée : elle est. Ce qu'elle dit, c'est exclusivement cela : qu'elle est - et rien de plus. En dehors de cela, elle n'est rien. Qui veut lui faire exprimer davantage; ne trouve rien, trouve qu'elle n'exprime rien. Celui qui vit dans la dépendance de l'œuvre, soit pour l'écrire, soit pour la lire, appartient à la solitude de ce qui n'exprime que le mot être. »
Rien ne nous avait préparé à ce qu’une pure présence SOIT, parce que l’écrasante majorité du temps, nous ne vivons que des expériences attendues, insérées dans des cadres préexistants, dans ce confort de mobilier et d’ustensiles qui finalement ne sont que des propositions d’activités, que des réponses à la question « que faire? » « que puis-je faire? » « Qu’ai je à faire? » Dés lors ne survient aucune rupture dans notre monde structuré autour d’habitudes bien identifiées. Mais lorsque l’œuvre apparaît, cet ancien monde se fissure comme sous l’effet de la chute d’un météorite et une présence verticale s’impose à nous de tout son aplomb. Puis-je vraiment dire du cri de Munch ou du requiem du Mozart que cela irait bien ici entre la commode et la bibliothèque ou que cela cadrerait bien avec telle occasion?
Non, c’est impossible et quiconque cède à cette tentation de vouloir intégrer une œuvre à des contextes, ou à des environnements sous le prétexte que cela cadrerait bien avec…est en train de sombrer dans le déni, dans la négation d’une évidence. Ces œuvres, en tant qu’elles sont d’art, se passent de mon assentiment, de mon accord, de mon consentement, de mon jugement. Si je les juge, si je les évalue, si je les trouve belles ou laides, c’est pour dissiper la gêne de ce qu’elle révèle, à savoir qu’elles sont, qu’elle résident dans des percées pures de l’être au cœur d’un décor où tout, au contraire, « paraît, détourne (au produit d’un usage, d’une fonction) ou fait semblant ». Une œuvre « est », un ustensile « divertit » au sens pascalien du terme c’est-à-dire qu’il détourne de l’essentiel, mais qu’est-ce que l’essentiel? L’être.
C’est exactement pour cette raison que l‘on peut dire sans craindre de se tromper qu’une société qui accorde de moins en moins d’attention à l’œuvre d’art (comme la notre) est en train de négliger l’essentiel au profit d’un oubli de l’être, d’un divertissement qui s’apparente à une aliénation de ce qui est le plus profond en tout être humain: sa présence de Dasein. Pour peu que nous réfléchissions vraiment à l’existence de l’œuvre et plus encore de l’art dans l’histoire de l’humanité, nous conviendrons nécessairement de cette définition là qui permet de couvrir le champ entier de toutes les œuvres: des premières gravures rupestres à l’art conceptuel, des monolithes de Stonehenge aux tissages de Chiharu Shiota. Toute œuvre d’art nous situe en face de l’énigme de la présence et le moins que l’on puisse dire de l’expérience à choix retardé de John Wheeler c’est qu’elle accomplit dans un domaine totalement différent la même chose. Il s’agit de cibler au plus prés ce que c’est qu’être là pour un photon, et il ne fait aucun doute qu’il est bel et bien là. C’est comme s’il nous fallait acter une zone de présence indécise dont la modalité de manifestation remet en cause les anciens repères temporels, de la même façon que l’émergence brute de l’œuvre casse les codes dans lesquels nous avions l’habitude de dissimuler l’électrochoc de la présence pure d’une réalité qui « est », qui ne fait qu’être là.
« le vrai art il est toujours là où on ne l’attend pas. Là où personne ne pense à lui ni ne prononce son nom. […] Là où personne ne pense à lui ni ne prononce son nom. L’art il déteste être reconnu et salué par son nom. Il se sauve aussitôt. L’art est un personnage passionnément épris d’incognito. Sitôt qu’on le décèle, que quelqu’un le montre du doigt, alors il se sauve en laissant à sa place un figurant lauré qui porte sur son dos une grande pancarte où c’est marqué ART, que tout le monde asperge aussitôt de champagne et que les conférenciers promènent de ville en ville avec un anneau dans le nez. C’est le faux monsieur Art celui-là. C’est celui que le public connaît, vu que c’est lui qui a le laurier et la pancarte. Le vrai monsieur Art pas de danger qu’il aille se flanquer des pancartes ! Alors, personne ne le reconnaît. Il se promène partout, tout le monde l’a rencontré sur son chemin et le bouscule vingt fois par jour à tous les tournants de rues, mais pas un qui ait l’idée que ça pourrait être lui monsieur Art lui-même dont on dit tant de bien. Parce qu’il n’en a pas du tout l’air. Vous comprenez, c’est le faux monsieur Art qui a le plus l’air d’être le vrai et c’est le vrai qui n’en a pas l’air ! Ça fait qu’on se trompe ! Beaucoup se trompent ! » (Jean Dubuffet, L’Art Brut préféré aux arts culturels, 1949)
Il faut être clair ici: Jean Dubuffet n’a pas davantage lu Heidegger que Maurice Blanchot. Sa conception de l’art est tout sauf intellectuelle ou cultivée et pourtant grâce à ce que nous venons de développer, le texte qu’il a écrit est beaucoup plus clair, notamment sa distinction entre le vrai « monsieur art » et le faux monsieur art. Ce serait vraiment passer à côté de sa richesse que de voir dans ce dynamitage en règle de la consécration officielle des œuvres et des artistes une révolte purement gratuite.
Le propre d’une œuvre réside dans le fait de ne pas être « arrangeante ». Elle ne cadre avec rien, ne va avec rien, puisque elle ne réside que dans le fait d’être là, et simplement là. Elle n’est ni remarquable ni vraiment digne d’être remarquée puisque elle ne fait que consister dans le fait brut de sa plasticité sonore, visuelle, cinétique, sensible. Toute œuvre d’art, dans son émergence brute, nous rappelle à la question de l’être mais c’est précisément cela que nous voulons diminuer, réduire au silence, annihiler à cause de l’angoisse et de la précarité corrélative de cette révélation. Telle œuvre résonne avec moi en tant qu’être là me ramène à cette évidence à la lumière de laquelle de fait je ne suis moi-même que là dans la précarité contingente de cet être qui n’est ici maintenant assuré de rien si ce n’est d’être cette question sans réponse.
Rien donc ne saurait être plus urgent que de dissimuler le scandale silencieux de toute œuvre d’art en la consacrant, en l’officialisant en lui faisant les honneurs de la reconnaissance, à elle, qui pourtant n’aspire justement qu’au contraire, en faisant des comparaisons, en pointant sa portée intellectuelle, savante, culturelle, en la trainant partout, en la magnifiant. Ici trouve son origine toute la critique de Jean Dubuffet. Si le propre d’une œuvre d’art est juste d’être, alors tout ce qui nous entoure est susceptible d’être une œuvre à condition d’être perçue ainsi (ready made). Ce qu’il revient dés lors à l’artiste de faire, c’est d’explorer le mystère de la présence des choses et des êtres exactement comme le physicien quantique mais autrement. Alors comment?
En « saturant les atomes » comme dit Virginia Woolf, en plombant le temps, en travaillant la chair de nos perceptions les plus quotidiennes pour en extraire le miracle de leur être le plus brut, le plus donné, le plus présent mais aussi juste présent.
« A travers cette œuvre repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à l’abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même.Tout cela, peut-être que nous ne le lisons que sur les souliers du tableau. La paysanne, par contre, porte tout simplement les souliers. Mais ce « tout simplement » est-il si simple ? Quand tard au soir, la paysanne bien fatiguée met de côté ses chaussures, quand chaque matin à l’aube elle les cherche, ou quand, au jour de repos, elle passe à côté d’elles, elle sait tout cela, sans qu’elle ait besoin d’observer ou de considérer quoi que ce soit…Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé. Dans la proximité de l’œuvre, nous avons soudainement été ailleurs que là où nous avons coutume d’être. L’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers. »
L’analyse de la toile de Van Gogh représentant les souliers d’une paysanne est à saisir en parfaite résonance avec l’art brut de Jean Dubuffet. Van Gogh n’est pas du tout un artiste appartenant à ce que l’on a coutume d’appeler l’art brut mais ce que cette analyse de Heidegger révèle c’est justement que toute œuvre consiste dans le surgissement brut de l’être. L’œuvre de Van Gogh ne cible pas du tout la façon dont on fabrique des souliers, ni le milieu sociologique dans lequel elles s’inscrivent, pas davantage que la portée symbolique que pourrait revêtir une sorte de dénonciation de la pauvreté (ou autre message). Ce que révèle l’œuvre c’est que ces souliers « sont », c’est ce que c’est que c’est qu’être là cette paire de souliers là, ou en d’autres termes c’est l’héccéîté de leur présence, le fait qu’elle sont là qu’elles ont cette façon là d’accrocher la lumière dans les plis du cuir, d’occuper cet espace par un certain volume, de tordre les lacets dans telle gestuelle de telle habitude, de s’effectuer dans les degrés de telle ou telle force gravitationnelle, atmosphérique, lumineuse, thermique, etc.
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