mardi 18 février 2025

terminales 1 / 4 / 5: "Suis-je le gardien de mon frère?" Obéissance et Ethique


Comment et pourquoi la morale s’articule-t-elle aux deux autres notions: le droit et la justice? Prenons un exemple très concret: un huissier expulse une famille de 8 enfants qui ne paie plus son loyer. Il applique le droit positif. C’est son métier. La question est de savoir si en lui l’être humain est parfaitement en phase avec l’huissier qui, après tout, exerce un métier nécessaire et reconnu au sein d’une collectivité organisée par des lois communes. Il n’est pas inutile de préciser qu’en France, il existe une limite saisonnière à cette loi: il est impossible de la faire appliquer en hiver à cause des conditions météorologiques. Nous avons toutes et tous déjà entendu cette formule:

- « Je ne fais qu’appliquer les lois »

Est-ce que cela le dispense de réfléchir à la légitimité de cette prescription légale? Et sur quoi pourrait se fonder cette réflexion?

Réponse: sur l’idée selon laquelle nous n’aurions pas seulement à répondre de nos actes devant la loi mais aussi devant Dieu, ou devant une justice plus haute, plus élevée, ou devant une raison universelle. Pour le philosophe Saint Thomas d’Aquin le droit positif doit être fondé sur le droit naturel lequel est l’expression de la souveraineté de Dieu. Ici il est possible de faire une référence très célèbre à la Bible et au premier meurtre. Caïn tue son frère Abel et Dieu lui demande où est son frère. Il répond: " suis-je le gardien de mon frère?" Question que l’on pourrait traduire en termes Heideggeriens par la « Sorge », la sollicitude: suis je tenu par une espèce de sollicitude à prendre garde à mon frère? Qu’est-ce que j’en ai à faire? Faut-il absolument que je cultive le souci du prochain?

Pour notre huissier, le point de vue défendu par Caïn par rapport à cette question (la réponse: non)  signifierait que les lois du droit positif suffisent et qu’il n’y a peut-être pas lieu de se poser la question de savoir si l’on peut être en phase avec un tel acte puisque de fait c’est la loi et qu’il ne saurait exister de collectivité viable humainement sans lois écrites. 

Mais dans la Bible, apparaît alors un œil qui est présenté comme celui de dieu et qui poursuit Caïn. C’est vraiment ici l’image d’un vis-à-vis, du regard d’une autorité plus haute qui se fixe sur un individu qui a commis le mal (la différence évidemment c’est qu’il n’est pas possible de dire que l’acte de l’huissier est méchant puisque il ne le fait pas de son propre mouvement alors que Caïn a tué Abel volontairement). Mais pour autant continuons le parallèle. L’œil de l’éternel  poursuit Caïn qui essaie de trouver un lieu dans lequel il puisse ne plus être exposé à ce vis à vis. Il creuse un trou et s’enfonce dans l’obscurité complète d’une « tombe », mais comme l’écrit Victor Hugo dans un vers célèbre:

-  « l ’œil était dans la tombe et regardait Caïn »



Qu’est-ce que cela veut dire? Que Dieu est puissant certes, mais qu’il l’est parce qu’il n’est pas seulement au-dessus de nous mais qu’il est aussi en nous, précisément dans un espace de soi à soi que l’on appelle « conscience » et qu’il n’est donc pas davantage possible de se détacher de la question de la légitimité supérieure de nos actes que du questionnement imposé par le fait que nous sommes conscients, c’est-à-dire qu’en nous un acteur et un spectateur , mais aussi un acteur et un observateur, voire un accusé et un juge voisinent, cohabitent c’est-à-dire que cet espace de soi à soi que tout être conscient « a » ou « est » pose un rapport qui justement excède outrepasse l’ego, le moi, la fermeture d’un moi. Ici, il n'y a pas de "c'est mon affaire qui tienne" ni de "ça me regarde!" (expression si parlante). Il n’y a pas que moi et la loi du droit positif, il y a le je conscient et l’idée d’une justice universelle. 

Évidemment l’huissier peut toujours répondre qu’en lui l’huissier et l’humain cohabitent sans interférer mais cela revient quand même à avouer une sorte de comportement dissociatif, distordu. Il n’est plus en phase avec lui-même il est en pleine phase de schizophrénie (ici c'est très intéressant: vivre en société, est-ce nécessairement devenir schizo?)

                 Avoir un métier dans une société donnée régi par un droit positif précis induit-il que je vive « tordu », voire « couché ». C’est exactement ce que veut dire Simone Weil quand elle utilise l’expression « mettre à part »: on fait comme si on pouvait facilement dissocier nos obligations professionnelles de citoyen obéissant au droit positif de notre conscience d’être humain (droit naturel).

             Dans le film de Stéphane Brizé, le directeur des ressources humaines met clairement à part ce qui se passe dans la grande surface et dans le foyer de Madame Anselmi, même si elle s’est donnée la mort sur son lieu de travail. De cette façon le directeur pourra se disculper de la conscience d’avoir provoqué son suicide en la licenciant pour quelques bons de réduction.

Thierry lui s’en va: il ne peut cautionner par sa présence (c’est-à-dire par sa dépendance au salaire qu’il gagne en participant de ce mécanisme là) une telle dissociation. Il ne met pas à part, mais de fait, il n’a plus de travail.

Ici toute la question est de savoir ce qui a pu agir dans l’esprit de Thierry puisque d’un pur point de vue financier, social, professionnel son acte est totalement inexplicable, voire dément. Est-ce que Thierry, irait chercher, à titre de justification, comme Antigone, la justice des Dieux?



Ici il est très  important de situer les choses philosophiquement, dans une optique de dissertation ou d’explication de philosophie au baccalauréat. Il est évident que Thierry ne le ferait pas. Pour autant rien ne nous empêche nous de le faire et de décrypter son attitude  dans les termes mêmes du droit positif et du droit naturel (même si ici c’est de la loi du marché dont il  est question mais de fait, un directeur de grand magasin peut licencier pour faute grave une employée bien qu'elle dispose de recours: le conseil de prudhommes, etc.). Tout au long du film on le voit subir tous les désagréments de sa situation de chômeur. Il essaie de rester droit face à une situation sociale très difficile et il y parvient. Plusieurs détails reviennent dans le film pour confirmer cette ligne de conduite qu’il s’est fixée: maintenir dans ses actions dans ses relations à son fils, à sa femme une forme de droiture, de cap grâce à quoi il éprouve en lui assez de ressources pour « faire front », pour s’accepter, pour s’affirmer, pour exister finalement (et pas seulement vivre).

C’est cette zone qu’il convient de cerner, de comprendre, de pressentir en nous. Jusqu’où sommes nous prêts à aller  dans le renoncement à exister pour vivre? C’est là que Saint Thomas va situer Dieu, Antigone les dieux infernaux, Aristote la nature et Emmanuel Kant la raison. Hannah Arendt, dans un autre contexte pose ici la pensée: « L’être humain ne doit jamais cesser de penser, c’est le seul rempart contre la barbarie. » Simone Weil décrit elle, le danger ce mettre à part: « On met à part sans le savoir, là précisément est le danger. Ou, ce qui est pire encore, on met à part par un acte de volonté, mais par un acte de volonté furtif à l'égard de soi-même. Et ensuite on ne sait plus qu'on a mis à part. On ne veut pas le savoir et, à force de ne pas vouloir le savoir, on arrive à ne pas pouvoir le savoir. Cette faculté de mettre à part permet tous les crimes. »

 


Indiscutablement il y a là une zone de doute et même si l’huissier ou le directeur du grand magasin ou des ressources humaines ne le reconnaissent pas, cette zone existe. Elle est une zone de vis-à-vis, c’est-à-dire que nous nous y sentons redevables à quelque chose ou à quelqu’un et ce quelqu’un c’est aussi (et peut-être seulement soi-même) mais de cet accord de soi à soi dépend tant de choses dans ma façon d’être aux autres et d’être au monde.

C’est exactement ce que l’ipséité de Paul Ricoeur permet d’accomplir: j’ai à répondre de moi (ce serait plutôt un « je ») devant les autres et de ce moi-devant-les-autres aussi devant moi. J’éprouve cette nécessité ferme d’être tenu à quelque chose: un cap, une fermeté d’attitude une consistance, une « terre » au beau milieu d’une société de plus en plus liquide (Zigmunt Bauman): bref un ANCRAGE

        C’est bien ce que Thierry ici ne lâche pas, et finalement c’est cela qui fait qu’à la fin des fins, toute cette question que nous nous posons ici: celle de la justice, des droits, trouve là son apogée, son moment crucial. Je ne peux pas trouver de critère assuré sur la base duquel je pourrai légitimer mon attitude dans une extériorité radicale. Il faut bien que cela se résolve et s’accomplisse dans un rapport de soi à soi parce que c’est d’une boussole existentielle dont nous parlons, d’une éthique, d’une assise continuellement consultable, exactement ce que cet signifier Hannah Arendt quand elle évoque le fait de ne jamais cesser de penser. Ici on ne souffle pas, on ne s’accorde aucun repos parce qu’à la fin des fins c’est d’exister dont il est question et d’exister plus que de vivre, voire au mépris de la vie, ce que Thierry réalise. C’est ici que l’on peut ne pas partager du tout  le mouvement de la dialectique du maître et de l’esclave selon Hegel parce que la noblesse du maître décrit finalement notre ancrage existentiel le plus profond (il ne faut pas oublier que dans des termes Nietzschéens et non plus hegeliens, le maître c’est van Gogh, par exemple et l’esclave cela pourrait  Jeff Bezos ou Ellon Musk)

Mais alors quelle est cette autorité du droit naturel qui prévaut ici chez Thierry? Ce n’est ni Dieu, ni les dieux, ni la raison universelle et morale de Kant, c’est quelque chose de beaucoup plus tangible dont nous retrouverons l’expression la plus juste chez Spinoza, c’est la conatus: l’effort de persévérer dans son être, la libération de sa puissance d’agir. C’est aussi le kairos de l’éternel retour. Ce non à ce métier là (surveiller des caissières pour donner au directeur un motif de licenciement) c’est un Oui à l’éternel retour, c’est une authentique « création de soi », l’émergence d’une gratuité au sein de laquelle quelque chose de nous s’affermit, s’individue, se prête plus esthétiquement, authentiquement aux aléas de notre vie. Le trajet que nous venons d’accomplir se confond donc avec celui qui nous conduit à abandonner la notion de morale (Kant) au profit de celle de l’éthique (Spinoza).


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