Si nous devions formuler en termes simples ce que l’expérience à choix retardé de John Wheeler a manifesté, nous pourrions évoquer une « présence » (puisque le photon a bel et bien été lancé dans l’interféromètre) dont la nature corpusculaire OU ondulatoire ne sera rendue effective que par sa mesure à venir. Quelque chose « est » mais on peut dire que ce qu’elle est, sa quiddité donc n’est pas efficiente, posée. C’est ce que les physiciens appelle la dualité onde corpuscule. On pourrait donc dire que l’existence du photon précède l’essence en un sens qui n’est pas du tout celui que Jean-Paul Sartre donne à cette phrase puisque ce que le philosophe français vouait dire en limitant la validité de cette proposition à l’être humain c’est que c’est cela qui fonde sa liberté. Ici il n’est évidemment pas question de dire que le photon est libre. Par contre il est bel et bien là sans que sa quiddité soit fixée et pour qu’elle le soit, il faut attendre son observation.
Ce court-circuitage de la quiddité par l’héccéïté se retrouve dans la conception de l’oeuvre d’art selon Martin Heidegger et particulièrement dans la célèbre analyse qu’il développe sur les souliers de Van Gogh. Bien sûr chacune, chacun voit bien que ce sont des souliers, mais ce n’est pas en tant qu’ils sont des souliers qu’ils font une oeuvre. Ce qui fait de cette toile une oeuvre c’est qu’elle porte, voire qu’elle ouvre un « monde »: « la muette inquiétude pour la sûreté du pain, l’inquiétude de survivre à demain, etc…. » Ces souliers sont laissés là dans un état d’abandon. La façon dont ils s’affaissent sur le sol manifestent une situation de lassitude, de déréliction, de dégradation mais ce n’est pas du tout que cette situation soit exprimée par la toile, ou que celle ci la symbolise c’est juste que les souliers ont été peints de telle sorte qu’ils sont indissociables de cette ambiance, de cet être là de la déréliction, de la précarité et nous comprenons que c’est cela que la toile fait apparaître, c’est en cela qu’elle est une oeuvre. C’est l’être là de cette situation là, de cette façon particulière d’apparaître dans l’instantanéité de laquelle un monde s’effectue qui fait l’œuvre.
Ce ne sont pas « des » souliers qui sont peints mais ces souliers là et dans ce « là » c’est aussi l’être là de précarité, de l’usure, de l’abandon, du peu de soin qui leur sont accordés qui se trouve être là de telle sorte que miraculeusement tout un monde de labeur paysan, d’angoisse propre au travail de la terre, de difficulté et d’incertitude du futur qui se retrouve condensé dans la toile.
Cela se manifeste aussi par un certain tremblement des contours des souliers, lesquels justement ne sont pas toujours distincts. Ce n’est pas l’objet « soulier » qu’il est question de peindre, ne serait-ce que parce qu’il ne nous arrive jamais, mais vraiment jamais de percevoir isolément des objets dans un instant et qu’après tout ce qu'il est question de peindre ici c’est justement un instant T dans l’émergence duquel plusieurs forces conspirent à faire advenir ce moment tel qu’il est dans cette vibration particulière où la lumière, la température, les conditions atmosphériques, la gravité, la densité, etc, se mêlent par un défilement de chiffres et de combinaisons uniques, particulières.
On peut définir l’être d’une chose de trois façons: son essence (ce qu’elle est), sa genèse (comment elle est ce qu’elle est) son héccéïté (comment se fait-il que cela soit « là » maintenant?). Or la thèse de Heidegger c’est qu’une oeuvre consiste dans cette troisième donnée, exclusivement. Cela signifie que ce qui fait l’œuvre c’est sa capacité à révéler ce qui est à l’oeuvre dans le fait qu’un monde est là ici et maintenant. Aucune « création artistique » ne vise autre chose que de restituer de la façon la plus brute le fait qu’un instant du monde vienne au monde maintenant. Il s’agit donc bel et bien non pas de reproduire du visible mais de rendre compte de la façon dont un tableau de la réalité vient à la visibilité en faisant monde: c’est exactement ça: les souliers. Toute oeuvre montre à l’oeuvre ce que c’est qu’être là pout le ou tel « ici maintenant ». Voilà aussi pourquoi Maurice Blanchot insiste sur le fait qu’une oeuvre « est », ce qu’elle montre c’est qu’elle « est » et, dans cette révélation, c’est « ce que c’est qu’être, que venir au monde ». De la même façon la figure centrale de la toile de Munch « le cri » est comme projetée dans ce pur court-circuitage de la quiddité par l’héccéïté. Elle est prise dans un réseau d’ondulations qui mêle ensemble l’eau, l’air, la lumière, la chaleur comme si la question de savoir en tant que quoi on vient au monde était brouillée par l’extrême urgence d’avoir à être au monde avant, un monde dont l’effet premier est la pressurisation, la saturation, monde dans lequel un pur dasein est jeté sans autre détermination que d’y composer avec les multiples paramètres de forces qui font exister ce moment là. Ce cri ne nous troublerait pas autant s’il n’était pas celui du dasein, c’est-à-dire de l’être vivant en direct le trouble de ne pas bien savoir ce qu’il fait là mais plus encore de ne pas savoir en tant que quoi il est là, si ce n’est en tant que question que point d’interrogation de ce que c’est qu’être. Son existence précède son essence, son héccéïté précède sa quiddité.
Or il existe un phénomène dont les physiciens s’accordent à dire qu’il correspond pleinement à cette définition de l’oeuvre ce sont les conditions initiales du Big bang: matière énergie espace temps se trouvent concentrés en un point intiment dense et chaud au sein duquel rien ne saurait être distingué, ne serait ce que parce que la lumière ne traverse pas cette densité, cette chaleur, cette opacité. Ils utilisent alors le terme de singularité qui évidemment n’est pas sans faire écho à celui d’Héccéïté. Cet état d’indétermination dans lequel la science est mise en demeure de ne pas pas pouvoir opérer son travail de généralisation et de « législation » au sens où voir à l’oeuvre des lois dans le réel est ici absolument impossible est aussi ce qui se produit dans la dualité onde corpuscule de l’interféromètre.
il existe bien une présence— celle du photon — mais cette présence échappe à toute détermination claire jusqu’à la mesure finale. Ce phénomène illustre une suspension de la quiddité (l’essence ou “quoi” d’une chose) au profit d’une héccéité (le “ceci” ou “être-là” singulier), car le photon est là sans que son mode d’existence soit fixé.
Dans L’Origine de l’œuvre d’art, Heidegger décrit les souliers peints par Van Gogh comme une présence qui dépasse leur simple matérialité. Ces souliers ne sont pas réduits à leur utilité ou à leur essence objective (quiddité), mais révèlent un monde : la fatigue du paysan, la terre qu’il foule, et son lien avec l’existence. Heidegger insiste sur le fait que cette révélation n’est pas une construction subjective ; c’est l’œuvre elle-même qui parle et dévoile cette présence singulière et irréductible.
Nous pouvons donc rapprocher l’expérience à choix retardée de Wheeler et la définition heideggerienne de l’oeuvre d’art en trois points:
1. Présence indéterminée :
• Dans les deux cas, il y a une présence qui échappe à la détermination conceptuelle immédiate. Dans l’interféromètre, le photon est là sans être défini comme onde ou particule ; dans le tableau, les souliers sont là non comme simples objets utilitaires, mais comme porteurs d’un monde.
2. Révélation par interaction :
• L’expérience quantique et l’expérience esthétique reposent sur une interaction qui révèle quelque chose d’invisible autrement. Dans l’expérience de Wheeler, c’est le choix final qui révèle la nature ondulatoire ou corpusculaire ; dans l’art selon Heidegger, c’est le regard porté sur l’œuvre qui fait émerger un monde.
3. Héccéité contre quiddité :
• Les deux expériences court-circuitent la quiddité en mettant en avant une héccéité singulière : le photon est “là” sans être défini ontologiquement ; les souliers sont “là” comme révélateurs d’un monde sans être réduits à leur fonction.
Or la pensée de Gilbert Simondon enrichit encore cette réflexion par son concept d’individuation, qui peut être relié à la fois à Heidegger et à Wheeler :
En effet, l’individuation selon Simondon est un processus dynamique où un être émerge d’un état préindividuel (potentiel) en interaction avec son milieu. Par exemple, dans le processus de cristallisation, une solution sursaturée contient un potentiel indifférencié qui se réalise progressivement sous forme cristalline. Ce processus ne peut être compris qu’en tenant compte du rapport entre l’individu émergent et son milieu associé.
On peut donc envisager un rapprochement avec Heidegger : l’œuvre d’art chez Heidegger peut être vue comme un processus d’individuation. Elle émerge non pas comme un objet figé mais comme une ouverture dynamique qui met en relation l’humain avec le monde. L’art est ainsi une “charge de nature”, pour reprendre Simondon, où l’objet artistique active des potentialités préexistantes dans celui qui le contemple.
De la même façon, dans l’expérience quantique, le photon peut être vu comme un système préindividuel avant la mesure : il ne devient onde ou particule qu’en interaction avec le dispositif expérimental. Ce processus rappelle l’idée de Simondon selon laquelle l’individu (tout ce qui aspire à une forme d’individualité, pas seulement les humain.e.s) n’est jamais donné d’avance mais se constitue dans un rapport dynamique à son environnement.
L’idée que la vérité ou la présence se révèle par interaction traverse les trois perspectives :
- Chez Heidegger, l’œuvre d’art n’est pas simplement “là” comme un objet ; elle instaure un monde en interaction avec celui qui la perçoit. Cette mise en relation est essentielle pour que l’œuvre devienne pleinement ce qu’elle est — une répercussion (Wirkung) de l’être.
- Chez Simondon, tout individu émerge par interaction avec son milieu. L’œuvre d’art, selon lui, n’est pas seulement un produit fini mais le résultat d’une opération où matière et forme s’individuent ensemble. Cette idée rejoint sa notion de “techno-esthétique”, où même les gestes créateurs participent à cette dynamique.
- Dans l’expérience quantique, le photon n’a pas d’existence définie avant son interaction avec le dispositif expérimental. La mesure joue ici un rôle analogue à celui du spectateur face à une œuvre : elle actualise une potentialité jusque-là indéterminée.
Finalement ce que manifestent ces trois formes de réalité (ou de réalisation), c’est que c’est dans le mouvement infini de la continuité que s’effectuent les ruptures. Pour Heidegger, un monde nouveau apparaît à chaque instant dans et par l’œuvre mais en même ce qui est dans l’œuvre c’est aussi ce par quoi le monde "est" le monde, et de fait le monde est toujours là (création continuée). De même rien de l’état d’onde ou de corpuscule n’est déterminé avant l’observation mais en même temps ce qu’il est à cet instant le fait être ce qu’il était déjà avant sans qu’il le soit "chronologiquement" comme si de cette rupture dans chronos naissait la continuité dans l’aiôn. Enfin ce que décrit le processus d’individuation de Simondon c’est que l’individu n’en finit jamais d’être lui de telle sorte qu’il ne cesse de se faire devenir quelqu’un d’autre. En d’autres termes, l’émergence de cette rupture par le biais de laquelle je ne cesse de me distinguer de ce que je ne suis pas, c’est exactement ce qui se fait dans l’infini de la continuité. Finalement rompre c'est ce qui ne peut se faire qu'à l'infini, que dans l'infini.
- Tu veux rompre?
- Oui infiniment
Si l'on y réfléchit vraiment cette réponse signifie aussi bien oui que non, parce que rompre infiniment c'est ne jamais en avoir fini de rompre donc ne pas (encore) avoir rompu. Si à l'échelle quantique ce que nous faisons ne se fait qu'infiniment, alors cela veut dire que l'impression d'avoir rompu définitivement ne se laisse lire qu'à une certaine échelle, qu'à un certain degré de rétrécissement de la focale. Mais en vérité nous n'en finissons jamais de faire advenir du jamais vu, de l'irréductible nouveauté. De fait il ne se produit dans le monde qu'une incessante et infinie multiplicité de créations de mondes mais à une échelle si infime que nous ne le voyons pas.
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