Lorsque
qu’un acte violent est commis dans un état de droit, nous considérons que
« quelque chose » doit être fait afin de marquer clairement la nature
véritable du milieu dans lequel cette agression a eu lieu. Si nous existions
dans un monde exclusivement « physique » dans lequel ne prévaudrait
aucune exigence de justice, l’action violente ne produirait aucune réaction de
la part des hommes, nous l’accepterions parce qu’elle ne se distinguerait en
rien de la modalité habituelle d’apparition des faits, des orages, des
catastrophes naturelles. Quand nous disons que nous avons le droit de faire
telle ou telle chose, nous signifions qu’une autorisation accompagne une
puissance : j’ai la capacité physique de marcher sur le sol de tel espace
public et, « en plus », j’en ai l’autorisation légale, mais si
j’étais privé de cette dernière, je ne pourrais pas exercer ma puissance
physique de marcher. Comprendre que nous vivons dans un état de droit, c’est
réaliser que ce n’est pas parce que je peux physiquement que je peux
légalement. Tout exercice de puissance qui ne s’effectue pas dans le cadre
légal d’une autorisation, d’un « visa » s’exclue du droit.
De ce point de vue un délinquant se caractérise par l’expression d’une puissance brute : « puisque je peux, je peux ». La punition a donc pour objectif de rappeler le délinquant à la réalité d’un ordre, d’un milieu régi par autre chose que l’expression de la force. Il faut faire réaliser à cette personne l’activation d’une autre nature de nécessité que celle de la puissance brute, de la contrainte. Mais tout le problème vient précisément de ce que la punition ne peut pas rappeler celui qui s’est rendu coupable d’un acte de contrainte à un monde de droit sans exercer à son tour une contrainte : enfermement, amende, dans certains pays, la mort. La punition jouit donc d’un statut particulier, ambigu, « limite » parce qu’elle est à la fois « missionnée » par un état de droit mais qu’elle s’exerce selon une modalité identique en tout point à l’action même qu’elle sanctionne. Est-il légitime d’opposer à la violence du délit la violence légale de la punition ? S’il y a du droit, c’est justement pour s’opposer à la force, mais la punition, en tant que recours à la force du droit, pose la question de savoir si finalement le droit ne se réduirait pas, en dernière instance, à un certain usage « déguisé » de la force.
De ce point de vue un délinquant se caractérise par l’expression d’une puissance brute : « puisque je peux, je peux ». La punition a donc pour objectif de rappeler le délinquant à la réalité d’un ordre, d’un milieu régi par autre chose que l’expression de la force. Il faut faire réaliser à cette personne l’activation d’une autre nature de nécessité que celle de la puissance brute, de la contrainte. Mais tout le problème vient précisément de ce que la punition ne peut pas rappeler celui qui s’est rendu coupable d’un acte de contrainte à un monde de droit sans exercer à son tour une contrainte : enfermement, amende, dans certains pays, la mort. La punition jouit donc d’un statut particulier, ambigu, « limite » parce qu’elle est à la fois « missionnée » par un état de droit mais qu’elle s’exerce selon une modalité identique en tout point à l’action même qu’elle sanctionne. Est-il légitime d’opposer à la violence du délit la violence légale de la punition ? S’il y a du droit, c’est justement pour s’opposer à la force, mais la punition, en tant que recours à la force du droit, pose la question de savoir si finalement le droit ne se réduirait pas, en dernière instance, à un certain usage « déguisé » de la force.
Que
voulons-nous dire lorsque nous affirmons que nous vivons dans un état de
droit ? Que le milieu dans lequel nous vivons n’est pas celui de la
nature, c’est-à-dire n’est pas le simple théâtre de la pure libération physique
de forces qui s’exercent aveuglément. La différence entre un être humain et un
élément de la nature tient au fait que nous sommes conscients de nos actes et
conséquemment que nous en sommes les maîtres. Nous agissons volontairement
parce que nous sommes libres. Cela signifie que rien ne nous détermine à faire
ceci plutôt que cela. Une action libre est un acte qui n’est commandé par rien
d’autre que la volonté de celui qui l’accomplit. Cela signifie que nous sommes
libres lorsque nous ne nous laissons influencer par rien d’autre que notre
volonté de sujet.
Mais
comme le dit Kant, nous sommes aussi des êtres sensibles, susceptibles de nous
laisser guider par des intérêts, des sentiments, des satisfactions d’ordre
physique. Lorsque nous laissons des motivations d’ordre sentimental ou physique
prévaloir dans nos actions, nous n’agissons plus librement. Telle personne, en
grande difficulté financière, vole pour manger. Lors de son procès elle invoque
cette extrémité pour « justifier » son délit. Sur quoi fonder le
droit de la punir puisque, en effet, elle ne pouvait pas faire autrement pour
vivre ?
Nous
comprenons bien la motivation que cette personne utilise comme prétexte à la faute
qu’elle a commise, mais la philosophie d’Emmanuel Kant nous fait également
réaliser que ce prétexte, aussi justifié qu’il puisse nous apparaître de prime
abord (survivre), est fallacieux dans la mesure où il revient à se situer
exactement dans un autre monde que celui du droit. Elle s’exclue d’elle-même de
la communauté d’êtres humains dotés de conscience et de volonté. Elle n’a pas
seulement commis une infraction au Droit, elle nie le fait qu’un état de droit
puisse s’installer dans un monde naturel exclusivement régi par des forces.
J’ai été « forcée » de voler. C’est comme si cette personne se
mettait d’elle-même au même rang que ces éléments naturels qui ne font que
« ce qu’ils peuvent faire » dans un univers purement déterminé. Elle
refuse d’être ce qu’elle est, c’est-à-dire une personne humaine dotée, du fait
de sa conscience, d’un « statut » de personne libre et responsable.
Ce
qui caractérise une personne « morale », libre, réside dans la nature
inconditionnée de ce qui motive ces actions. Selon Kant, autant les actions
d’un animal sont toujours causées par des conditions préalables et extérieures
(dépendance), autant celles d’un homme ne trouvent leur origine que dans le
libre arbitre de sa condition d’être doué de raison. C’est cet
« inconditionné », c’est-à-dire cette capacité des êtres libres de
s’arracher au déterminisme de leur milieu qui leur permet de
« créer » des initiatives, c’est-à-dire d’agir gratuitement, de faire
apparaître un nouveau régime de motivations d’actions qui ne s’inscrit plus
dans la continuité d’un milieu physique mais fait advenir un monde où
« vouloir » devient possible.
Mais
concrètement comment ce nouveau régime de motivations d’actions va-t-il pouvoir
s’installer ? Comment agir de façon désintéressée dans un univers régi par
du déterminisme et des chaînes mécaniques de causalité ? La réponse de
Kant tient en un mot : la loi. Nous nous trompons en pensant que les
prescriptions de la loi réduisent notre liberté, car le propre d’une loi tient
à valoir pour tout le monde,
c’est-à-dire que sa forme même est à l’image de cet « inconditionné »
par le biais duquel nous nous arrachons à un monde sensible où tout est
déterminé pour faire advenir un monde de raison dans lequel une action
volontaire devient possible. Agir en tant qu’homme, en tant qu’être
raisonnable, c’est vouloir « vouloir », c’est-à-dire faire advenir un
« régime de motivation » dans lequel une action détachée d’intérêts
sensibles est possible.
Or
une motivation désintéressée est une motivation universelle. Respecter la loi
n’est pas du tout se soumettre à une contrainte qui vient de l’extérieur, c’est
plutôt laisser s’exprimer de soi cette partie raisonnable qui souhaite agir
librement là où notre partie sensible inclinerait seulement à réagir
passivement. Ainsi, par exemple, la loi qui m’interdit de fumer ne me contraint
qu’apparemment car en s’appliquant universellement à tous les membres de la
communauté, elle est l’expression de cette partie de moi désintéressée, libre
et raisonnable. Nous nous laissons aveugler par ce que la loi nous commande sans nous apercevoir qu’il est
impossible que ce qu’elle est formellement
ne puisse pas venir d’ailleurs que de nous, c’est-à-dire de cette part de nous
qui est la seule à être capable de fonder un régime de motivation libre.
Nous
comprenons mieux maintenant ce qui, pour Kant, doit amener le législateur à
punir le délinquant même (et en un sens surtout) quand il affirme qu’il n’avait
pas le choix, car cette apparente « excuse » se définit plutôt comme
une exclusion. « Ne pas avoir le choix », c’est remettre en cause son
statut de personne morale, libre et responsable, c’est revenir de ce monde dans
lequel on « peut vouloir » pour se complaire dans une dimension où on
ne peut faire que « ce qu’on peut ».
Il « faut » punir parce que le délinquant s’est exclu de
lui-même d’un état de droit et s’est satisfait d’un monde physique au sein
duquel il ne peut plus revendiquer le statut d’homme. C’est donc aux lois
d’aller « physiquement » repêcher le délinquant pour le détacher de
cette dimension physique et le réhabiliter dans son statut de sujet de droit
libre et responsable. Celui qui s’est rendu coupable d’un délit ne veut pas vouloir mais le laisser
dans cette situation c’est non seulement renoncer à le rétablir dans son humanité,
c’est aussi remettre en cause la notion même d’humanité. Le monde physique et
l’état de droit ne peuvent pas se répartir de façon compatible et équitable
l’ordre des motivations humaines. Dans le geste de la punition, le droit se
voit en quelque sorte sommé de s’appliquer à la force pour ce qu’il est,
c’est-à-dire impératif : « la punition dit Kant est un impératif
catégorique car si la justice disparaît, c’est chose sans valeur que le fait
que les hommes vivent sur terre. »
On
ne saurait mieux poser la nature même de la nécessité du droit qui consiste à
s’opposer à la nature physique d’un monde de pure contrainte. Ce n’est pas la
nature du droit que d’user de violence, mais c’est la nature du droit d’être le droit, et cela impose qu’il
fasse violemment échec à la violence d’où la punition.
C’est
exactement le sens de la proposition de Hegel lorsque il affirme que « la punition est un droit pour le
criminel car il est ainsi reconnu comme un homme à part entière (et non comme
un animal ou un enfant), comme une dignité dont la volonté raisonnable ne peut
que vouloir la négation de son indignité. La punition est la négation d’une
négation, ce qui institue le sujet comme sujet majeur. » Le délinquant
ne veut pas de cette liberté qu’un état de droit ne peut pas ne pas lui
reconnaître. Mais tout le problème vient du fait qu’il est impossible pour
l’autorité légale de reconnaître la liberté du délinquant sans la lui imposer
de force par la punition : « Quiconque
refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps, ce
qui ne signifie pas autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre. » -
Rousseau
Le
droit de punir se fonde finalement sur le droit du droit de ramener le
délinquant à son statut d’être humain, c’est-à-dire raisonnable et surtout
libre. Un état de droit n’a pas le droit de laisser l’un de ses membres se
mépriser lui-même au point de se dérober à la vérité de ce qu’il est. Rien ne
peut justifier le terme « catégorique » dans la phrase d’Emmanuel
Kant, ni celui de « forcer » dans la formulation de Rousseau, si ce
n’est cet impératif de remettre l’homme dans le droit chemin de sa nature. Le
délinquant se défausse, se décale de la justesse de sa position
« fondamentale ». Etre responsable: c’est ce que tout homme
« est » nous pourrions dire « ontologiquement » (ce terme
désigne l’être « propre » d’une créature, indépendamment des
circonstances accidentelles, ce en quoi il consiste authentiquement).
« Responsable »
vient du latin « responsa » qui signifie réponse. L’être humain a
nécessairement à répondre de ses actes parce qu’il ne peut comme l’animal ou la
pluie agir « aveuglément ». Ce qu’il fait ne saurait se réduire
simplement à « être fait », à s’effectuer dans une dimension dans
laquelle ne cesse de se produire des évènements, cela même que nous appelons la
« réalité ». Nous ne songeons pas à assigner le fait qu’il pleuve à
un autre sujet que ce fait même : « pleuvoir ». Mais qu’un homme
lève le doigt, se mouche, se racle la
gorge, prenne la parole ou a fortiori en frappe un autre et immédiatement, nécessairement, nous allons considérer
cet acte comme signé, assignable à quelqu’un. C’est exactement à ce niveau là
qu’il convient de situer la « responsa » de la responsabilité. Qu’un
homme nous dise qu’il n’a pas fait « exprès » ou bien que ce n’est
pas de sa faute s’il a commis cette violence et, de deux choses l’une :
soit le tribunal le reconnaît comme irresponsable et lui impose l’internement
dans un établissement psychiatrique (ce qui revient juridiquement à le
destituer de son statut de personne morale, c’est ce qui impose, dans le
langage du droit d’être soumis à la tutelle d’une autre personne), soit la
sanction pénale va, par la force, contraindre l’accusé à assumer ce statut
d’être humain responsable, c’est-à-dire fondamentalement différent dans sa nature de la pluie ou de l’animal.
Tout se
joue donc dans ce moment basculement de la punition légale car, si nous comprenons bien le fondement des conceptions
Kantienne et Hégélienne de la sanction qui finalement consiste à poser
« qu’il y a de l’homme » dans l’univers, c’est-à-dire que l’humanité
se définit dans l’affirmation de la nature assumable d’une action (dans ce cas
la punition, c’est l’effet de contrainte justifié
imposés aux hommes qu’ils sont des hommes), nous réalisons aussi que ce
présupposé n’est pas aussi évident qu’il y paraît. Qu’agir soit assumable n’est
pas une affirmation incontestable. Exister ne saurait en aucune façon être le
produit de notre volonté personnelle. Il est très possible que cette notion de
responsabilité soit une interprétation artificiellement « plaquée »
sur des actes dont il est impossible qu’un homme soit vraiment l’auteur. Dans
cette nouvelle perspective, la punition n’est plus le moment crucial au cours
duquel la liberté humaine se récupère, revient à la raison, est réinvestie de
force par un sujet que la violence avait détourné de l’authenticité de son
être. Elle se réduit, au contraire, à un
acte de violence pure, celui par le biais duquel une conception complètement illusoire
de la liberté de l’homme s’impose et s’entête inutilement à se fonder dans la
souffrance, dans la marque et dans l’exclusion du délinquant. Loin d’être
fondé sur le droit, la punition décrit cette faille, cette brèche par
l’ouverture de laquelle se donne à voir l’absence totale de fondement du droit,
lequel n’a pas d’autre issue que de s’exacerber, de s’exaspérer inutilement
dans la surenchère de cruauté et de brutalité. De ce point de vue, la peine de
mort manifeste au plus haut point. Si le droit a besoin de « s’auto
justifier » par la punition en tant que force, ne serait-ce pas parce que
finalement, elle n’est rien d’autre que cela ?
C’est
bien là tout le sens de l’analyse menée
par Michel Foucault de l’exécution de Damiens le régicide, en 1757 : « l’excès même des violences exercées
est une pièce de sa gloire : que le coupable gémisse et crie sous les
coups, ce n’est pas un à-côté honteux, c’est le cérémonial même de la justice
se manifestant dans sa force. » Les souffrances imposées au condamné
sont effectivement trop hallucinantes, trop sadiques pour ne pas faire signe
d’une tentative désespérée du droit de se justifier par lui-même. Il faut
s’inscrire physiquement dans la chair du condamné pour « faire
impression », dans tous les sens de ce terme, c’est-à-dire pour s’incarner
dans la matière de sa seule vraie consistance : le spectacle de la
violence.
Nous
comprenons que la question fondamentale autour de laquelle peuvent s’articuler
les arguments en faveur du droit de punir et ceux qui s’opposent à lui est
finalement la suivante : exister, est-ce une expérience assumable ?
Le
philosophe allemand Nietzsche répond très
clairement : « Non » à cette question, mais sa prise de
position s’appuie sur le fait historique que l’on peut faire la généalogie de
cette notion de liberté, c’est-à-dire montrer qu’elle n’est apparue qu’à une
certaine époque du développement des sociétés humaines et ne saurait, à ce
titre aspirer à la moindre pertinence « de fond ». En effet, il
suffit qu’une valeur puisse être datée pour qu’on la ramène à un événement,
lui-même causé par d’autres évènements. Ce n’est donc plus une valeur, c’est un
fait. La perspective de Nietzsche consiste à poser que les idéaux qui guident
une civilisation ne sont isolés en rien des circonstances historiques de leur
naissance et de leur déploiement. Nous n’avons jamais d’autres idées que celles
que le contexte historique de notre époque rend « possibles ».
Dans
son livre « la généalogie de la morale ». Nietzsche prouve que c’est
finalement tardivement que la punition s’est vue investie de ce
« devoir » d’imposer, par la force, au délinquant la liberté de
statut qui lui revient de droit. « Cette idée, aujourd’hui si générale et en
apparence si naturelle, si inévitable, cette idée qu’on a du mettre en avant
pour expliquer comment le sentiment de justice s’est formé sur terre, je veux
dire l’idée que « le criminel mérite le châtiment parce qu’il aurait pu
agir autrement » est, en réalité, une forme très tardive et même raffinée
du jugement et du raisonnement chez l’homme ; celui qui la place au début
se méprend grossièrement sur la psychologie de l’humanité primitive. Pendant la
plus longue période de l’histoire humaine, ce ne fut absolument pas parce
que l’on tenait le malfaiteur pour responsable de son acte qu’on le
punissait : on n’admettait donc pas que seul le coupable devait être
puni : on punissait plutôt comme aujourd’hui encore les parents punissent
leurs enfants, poussés par la colère qu’excite un dommage causé et qui la font
passer sur l’auteur du dommage (faute de mieux), mais cette colère est
maintenue dans certaines limites et modifiée par l’idée que tout dommage trouve
quelque part son équivalent, qu’il est susceptible d’être compensé, fût-ce même
par une douleur que subirait l’auteur du dommage. »
La
punition s’est longtemps imposée à l’homme comme n’étant absolument pas tenue
de faire réaliser au malfaiteur sa responsabilité quant aux dommages qu’il a
occasionnés. Autrement dit, ce principe en vertu duquel il convient de faire
subir à celui qui a commis une violence la peine qui correspond à la souffrance
et aux troubles dont il est la cause (c’est ce que l’on appelle la justice
corrective et qui trouve sa plus lointaine origine, en occident, dans la loi du
Talion) ne s’est pas toujours justifiée de la prise de conscience par le
condamné de sa liberté. Il s’agissait plutôt d’établir un régime de
compensation, par le biais duquel la colère engendrée par le délit trouvait
dans une manifestation extérieure une sorte « d’écho ». Ce que
Nietzsche soutient ici, c’est finalement l’idée selon laquelle la notion de
responsabilité pénale, si droite et si policée dans la forme de son application
ainsi que dans l’expression de sa pertinence juridique est en réalité le
dernier « avatar » de la nécessité pour l’homme d’imposer à son
milieu des traces tenant lieu de « répondant » au préjudice subi. Ce
n’est pas du tout pour que le délinquant « comprenne » que le
châtiment est apparu mais pour que s’impose aux hommes et par eux un monde de
la mesure et du prix dans lequel rien ne puisse s’effectuer
« gratuitement ».
La
justice n’est que le dernier moment d’un processus de vengeance dont
l’existence repose sur un sens de la proportion. Il « faut » que les
actes qui touchent l’homme se produisent dans une dimension qui ne les annule
pas. Se venger du dommage que l’on a subi, c’est finalement rétablir « les
plateaux de la balance » comme si tout, en cette vie, était affaire de
poids, de mesure, de « ratio » (raison en latin) c’est-à-dire de « portion ».
La dernière scène du film de David Fincher « Seven » est, de ce point
de vue, particulièrement Nietzschéenne. Le détective David Mills est en
situation de tuer John Doe dont il vient d’apprendre très brutalement qu’il
venait de tuer sa femme enceinte. Mais il faut bien saisir le contexte de cette
scène qui consiste d’une part dans le fait que Mills est officier de police
(donc représentant de la justice légale) et, d’autre part, dans le sens des
crimes de John Doe qui suivent le schéma des « sept péchés capitaux ».
Tout
le propos biblique de John Doe est finalement de prouver que la société ne
repose que sur les péchés, c’est-à-dire ne fait que suivre et alimenter les
implications de la corruption humaine. Si Kant et Hegel avait raison, alors le
représentant de la loi punirait le délinquant afin qu’il reprenne possession de
son statut d’être libre, mais pour cela, il faudrait qu’il puisse se détacher de
cette efficience physique de la compensation, c’est-à-dire de la
« colère », septième péché capital que John Doe, de façon
machiavélique, a choisi d’illustrer dans la scène de son propre meurtre de la
main armée du policier. Se payer de la
souffrance qu’on subit par la libération de la violence qu’on inflige : ce
n’est ni juste, ni normal, c’est simplement la manifestation d’une efficience
violente, compensatoire et civilisatrice fondamentale qui est l’origine même de
la notion de justice. Mills ne peut pas subir la violence du meurtre de sa
femme sans libérer à son tour de la violence, « a fortiori » quand il
est armé devant le meurtrier menotté. Mais cet « a fortiori » est
important. Il y a quelque chose d’un pur flux de violence qui suit son cours de
John Doe à David Mills, indépendamment des personnes mais le fait que l’un soit
l’assassin de la femme de l’autre rationalise a posteriori l’expression de
cette violence. C’est exactement ça la justice pour Nietzsche, cette
rationalisation tardive d’un mouvement de compensation violent éprouvé à
l’égard d’un dommage subi.
On
pourrait tout aussi bien citer ici le héros de la série Dexter qui, formé par
son père à tuer des criminels, répète à plusieurs reprises qu’il corrige les
failles de l’appareil pénal. Les lois ne suffisent pas et ses meurtres prennent prétexte du mal commis par ses victimes pour se justifier mais en même temps, ces exécutions
sont toujours décrites et ressenties par le héros comme le fruit d’une
addiction. On pourrait dire qu’il existe trois niveaux d’interprétation de la
punition dans cette série : celui qui se justifie légalement, celui qui se justifie selon
le critère du code en vigueur chez les Morgan Père et fils (adoptif), et enfin
celui d’une pure et simple libération de violence gratuite faisant écho au
traumatisme subi par Dexter à trois ans, le meurtre commis devant lui de sa
mère. Mais dans ses trois niveaux, c’est une seule et même efficience qui se
libère avec des niveaux d’intensité étagés : celui d’une violence qui
exige rétribution. Dans cette perspective, le droit de punir ne repose que sur
le fond physique de cette logique de la compensation et l’expression est
finalement impropre puisque c'est la notion même de "droit" qui se voit remise en cause, nous n’avons pas le droit de punir, nous en avons « l’instinct ».
Punir est l’expression de la violence.
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