vendredi 8 novembre 2013

"Comprendre la violence, est-ce la justifier?" (3)


Nous pouvons mesurer maintenant à quel point la notion de punition est « décisive » pour le problème que nous traitons. Affirmer que la tentative visant à comprendre la violence revient à la justifier est une position qui se situe d’emblée du point de vue de la morale, de la dignité de la personne humaine. Pour que la notion même de personne morale ait du sens, il « faut » absolument que l’être humain soit considéré comme l’initiateur de ses actes, comme une personne volontaire, libre et responsable. Pour qu’une société de droit puisse voir le jour sur le fond de ce monde naturel et contraint (puisque tout phénomène peut y être ramené à sa cause), il est absolument « impératif » que l’homme soit posé comme une créature qui puisse « rendre raison de ses actes » et c’est exactement cette aptitude qu’il convient nécessairement de supposer à l’homme que rend, dans le sujet, le verbe « justifier ». Responsable vient du latin « responsa » : réponse. Avoir à répondre de ses actes, c’est avoir à les justifier. Un ouragan n’a pas à justifier ses dommages puisque on ne peut lui en imputer la responsabilité. Par contre, comprendre la violence exercée par un homme revient à la justifier parce que, de fait, l’homme ne peut agir sans justification. Ce qu’il nous est « interdit » de penser ici, c’est que l’être humain, en tant qu’être de droit, puisse effectuer quelque action que ce soit sans que sa réalisation physique ne soit doublée d’une efficience « juridique », symbolique, consciente (juridique et justification ont la racine commune « jus, juris » : le droit).
Mais le problème vient ici du fait qu’il apparaît clairement que la nécessité de qualifier l’acte violent d’injustifiable vient alors moins de ce qu’il est vraiment que de la nécessité juridique de poser « qu’il y a » du droit. Si les hommes ne peuvent plus rendre raison de leurs agissements, alors « c’est le chaos », serions-nous tentés de dire, mais cette précipitation dans notre jugement ne serait-elle pas suspecte ? N’est-ce pas pour dissimuler le caractère arbitraire de cette auto-proclamation de la nature libre et responsable du sujet humain que la punition s’impose avec autant de visibilité, de démonstrativité, de dramatisation au condamné, comme une façon de s’auto légitimer dans la marque même que l’on inflige au condamné ?

 Il importe de mesurer toutes les implications et tous les fondements de cette possibilité qui nous incite à lire la punition sous un angle différent de celui auquel nous sommes habitués. Dans cette perspective, le délinquant n’est pas puni parce qu’il est coupable mais parce qu’il faut qu’il y ait de la culpabilité, comme une idéologie qui n’aurait pas d’autre choix que celui de s’imposer d’elle-même, par elle-même. Ce que la violence de la punition essaie de cacher par la dramatisation de sa mise en scène (pensons aujourd’hui encore à tout le decorum de la cour de justice, à la robe des avocats, au manteau d’hermine des juges, au cérémonial de la « sentence », etc.), c’est qu’elle n’a pas d’autre justification que postérieure à la punition. Ce n’est pas parce qu’il y a des coupables qu’elle s’impose mais pour qu’il y en ait, parce que sans cela, il nous faudrait convenir que les hommes ne sont pas responsables de ce qu’ils font et que cet arrachement d’un être humain libre à l’efficience d’un univers de nécessité où rien ne se produit sans cause est totalement fictif. En d’autres termes, il faut que nous adhérions à cette thèse selon laquelle comprendre la violence revient à la justifier parce que sans cela nous réaliserions que la seule véritable violence consiste justement à imposer par la force punitive cette idée « farfelue » selon laquelle  tout homme a à se justifier d’exister et d’agir (nous comprenons bien, sous cet angle, tout ce qui se joue dans cette nécessité d’enraciner dans l’esprit de l’humanité qu’il y ait de l’injustifiable, de l’inacceptable, à savoir imposer ainsi à la pensée, à la curiosité du penseur de ne pas trop interroger cette notion de châtiment, de se dire que le coupable le « mérite bien » parce qu’ainsi la violence inhérente à la naissance de la notion de droit « dans » le châtiment ne sera pas découverte et l’humanité pourra continuer à vivre dans l’illusion de son libre arbitre).
N’est-ce pas précisément sur ce point que peut s’articuler le dépassement de la réponse positive à la question ? Que l’acte de comprendre la violence revienne à cette absurdité de la justifier présuppose que la violence est toujours un acte que commettent des sujets humains. Or, cette violence de la femme volant pour nourrir ses enfants n’est-elle pas l’indice au contraire de la contrainte qu’elle subit de la part d’une absolue nécessité qui la dépasse ? La violence décrit précisément l’émergence d’une puissance inassumable. Nous comprenons bien ce que Hegel veut dire quand il évoque la punition comme négation de la négation : cette femme s’est « de son propre mouvement » soustraite à la nécessité juridique de sa dignité de « sujet de droit ».
 Mais c’est justement la formulation « de son propre mouvement » qui pose vraiment problème, car il est impossible de distinguer la teneur « physique » de cette liberté à laquelle cette femme se serait dérobée, et pour cause : cette liberté est une « clause de droit ». Pour que cette délinquante se soit retirée de son propre mouvement de son statut de sujet, encore faudrait-il qu’il existe un mouvement « propre », une volonté. Exister n’est, d’aucun biais, une efficience assignable à des sujets. Ce n’est pas parce que « je » veux vivre en tant que personne que je vis, c’est parce que le fait impersonnel de vouloir vivre ne cesse de s’activer dans l’efficience continue d’un « tout vivant » que nous existons. L’édifice entier du droit repose sur l’incongruité d’une contradiction radicale qui revient à « assumer l’inassumable ».

Nous mesurons ainsi l’opposition entre les deux interprétations différentes de cette contradiction qu’est la nécessité de punir, et donc de suspendre le mouvement de compréhension. Si le droit doit se transformer en violence dans la punition, c’est pour Hegel, parce qu’il faut bien que le sujet moral s’assume en tant que tel, fut-ce par la force. Mais, pour Nietzsche et pour Foucault, c’est parce que le droit y exprime pleinement sa nature structurellement et violemment contradictoire. La violence, ce n’est pas ce que l’homme accomplit dans l’oubli et la négligence de soi, c’est, au contraire, tout ce par quoi il s’est constitué un amour-propre de juge, « d’estimateur par excellence ». Assumer l’inassumable, nous astreindre nous-mêmes à rendre raison de ce qui pourtant ne se soumet pas à la raison, c’est exactement ce qui fait de la punition cette expérience violente d’une humanité « contrainte », d’un corps humain démembré, disloqué. Le corps supplicié du condamné est le produit de la contradiction inhérente à l’existence de l’homme, celui d’une vie qui ne s’effectue qu’en se contredisant.
Evoquant les supplices infligés à Damiens le régicide, en 1757, Michel Foucault écrit dans « Surveiller et punir » : « L’excès même des violences exercées est une pièce de la gloire de la justice : que le coupable gémisse et crie sous les coups, ce n’est pas un à-côté honteux, c’est le cérémonial même de la justice se manifestant dans sa force. » Damiens a essayé de tuer Louis XV et, « à cause de » ce crime, la justice lui inflige des tortures d’un sadisme inimaginable. Mais tout le propos de Michel Foucault est de nous interroger sur le rapport de causalité de la peine au crime. Ce qui se matérialise dans la chair laminée du pauvre Damiens, c’est aussi le droit divin du monarque. La tentative de meurtre du roi est, en un sens, un fait parmi tant d’autre dans le « ventre mou » duquel le droit royal va se « ficher » comme la lame de « la justice incarnée ». Et si le droit divin n’avait pas d’autre réalité que celle de cette occasion, de cette fenêtre étroite d’opportunité qu’est le châtiment public ? Qu’est-il d’autre que cette « monstration », que ce débordement obscène de cruauté par le biais duquel l’idée d’un droit tente durablement de marquer suffisamment les esprits pour entretenir la prévalence de son mythe?
Il ne saurait être question ici de ramener une personne égarée par une violence aveugle à la positivité de droit de son statut d’être libre mais bel et bien de donner au peuple idée de ce qu’un crime « est », étant entendu qu’il n’est rien d’autre que sa rétribution punitive. Ce n’est pas le délit qui justifie la punition, c’est la punition qui matérialise le délit, qui fait corps avec la souffrance mais plus précisément encore qui fait de la souffrance le corps même de ce que c’est qu’un « délit ».

Marquer la chair pour marquer les esprits de ce dont l’efficience n’est après tout que celle d’un symbole : le droit du monarque, c’est tout le propos de la punition de Damiens. Ne pas le punir pour ce qu’il a fait mais pour ce qu’il ne pouvait pas faire, soit annuler, à lui tout seul,  la notion de royauté. La punition n’est pas physiquement proportionnée au crime, Damiens a blessé louis XV avec un canif dont il se servait pour plumer les oies, alors même qu’il avait une épée (il ne voulait pas tuer Louis XV). Elle donne plutôt idée d’un certain sens symbolique de la proportion empreint de l’autorité du statut royal.
C’est exactement comme si le droit de punir ne se fondait ici que sur le fait de punir et ce qui donne idée de la gravité pénale d’un crime ne peut se situer ailleurs que dans l’intensité et l’exemplarité de la souffrance infligée. L’impératif de jugement et la nécessité de couper court à toute tentative de compréhension du geste du délinquant se manifestent ici dans l’évidence de leur violence auto-fondatrice. Il n’y a rien à expliquer, le droit a tous les droits parce qu’il est le droit. La punition, c’est l’efficience performative du droit (un énoncé performatif est, pour le linguiste John Austin, un discours qui crée l’acte de sa parole : dire oui à son mariage, « c’est » se marier, ce n’est pas une parole en l’air – Ici on pourrait dire la même chose de la punition : elle n’est pas seulement manifestation de la Justice parmi d’autres, elle est l’acte même de la justice se faisant par cet acte).

Evidemment on peut ici objecter que nous ne sommes plus en 1757, mais l’acceptation par une population d’une justice qui s’auto-légitime dans l’acte même de la punition a-t-elle vraiment disparu ? Il suffit de réaliser le quiproquo tragique de la récidive pour en douter. Dans l’esprit d’un juge, d’un procureur de la république et de monsieur Sarkozy, le fait de récidiver est une circonstance aggravante pour le délinquant, la preuve qu’il n’a pas compris et, donc, la justification d’une sanction pénale plus lourde, mais on voit mal dans la prison telle qu’elle est conçue aujourd’hui, « où » le délinquant aurait pu réaliser dans l’isolement de son incarcération en quoi ce qu’il a commis est un manquement aux règles du « vivre ensemble ». Ce qu’il a appris en prison c’est précisément et nécessairement comment ne pas vivre dans l’espace public de la société puisque l’incarcération réside justement dans la privation de la circulation libre dans cet espace public.
Ce que l’on reproche ainsi avec une gravité décuplée au délinquant récidiviste, c’est exactement le résultat le plus immédiat et le plus évident de ce qu’on lui a fait subir. L’efficience d’une justice marquante, ne se légitimant par rien d’autre que la punition par laquelle elle inscrit comme au fer rouge le statut de marginal au front du délinquant, c’est exactement ce qui s’affiche avec une impunité d’autant plus abjecte et sournoise qu’elle se donne toutes les apparences de la dignité. Ne pas comprendre la violence du délinquant, c’est donc exactement la condition requise pour dissimuler l’incroyable (et insoupçonnable) violence de la justice. Du point de vue de ces défenseurs invétérés de la justice, il est plus qu’urgent de condamner tous les travaux des sociologues, des écrivains ou des philosophes explorant les raisons de la violence délinquante en leur reprochant d’excuser l’inexcusable ou de justifier l’injustifiable car ces études ne cessent de faire éclater en place publique le scandale d’une justice incapable de se fonder en droit et exclusivement soucieuse de s’imposer dans la violence démonstrative de la punition (reste à savoir si la place publique veut ou pas de cette révélation).

De ce point de vue, le documentaire de Christophe Nick : « Le jeu de la mort » est particulièrement édifiant dans la mesure où la notion de punition s’y voit ramenée à sa nature la plus profonde et la plus pertinente : celle de ne consister qu’en un spectacle. Qu’il y ait un « jeu », un devoir qu’on pourrait dire littéralement : « de mémoire », c’est exactement ce qui se manifeste dans la seule dimension de son peu de vérité soit le théâtre d’un divertissement télévisuel. Cette idée selon laquelle il n’est de Droit que manifesté dans le fait autoréférentiel d’une punition absurde, c’est peut-être l’origine la plus profonde de toutes les raisons pouvant expliquer que 82 % des personnes qui se sont prêtées à cette expérience soient allés jusqu’à envoyer des décharges électriques mortelles au supposé candidat.
Lorsque Nietzsche entreprend de faire « la généalogie de la morale » et plus encore la généalogie du châtiment (Dissertation 2), il explore plus et mieux que tout autre philosophe avant lui la nécessité de comprendre la valeur de la Justice jusqu’à en faire remonter l’origine à la notion de tractation, de contrat, de « troc ». Si pour Kant, la punition est un « impératif catégorique », c’est en vertu de ce postulat qu’est la liberté humaine, postulat sans lequel, la notion même d’existence humaine serait dépourvue de tout sens ainsi que de la moindre « valeur ». « Il faut bien » que l’homme soit libre pour que son existence « soit » quelque chose et que vivre ne soit pas absurde ou vain. Mais le problème vient de ce qu’historiquement ce postulat de la liberté de l’homme a fortiori du délinquant à partir duquel sa punition s’impose comme légale est plutôt « récent ». La punition s’est imposée dans les institutions humaines à partir d’une nécessité bien moins profonde, et surtout plus « réactive », à savoir la simple exigence de compensation à un dommage :

« Cette idée, aujourd’hui si générale et en apparence si naturelle, si inévitable, cette idée qu’on a du mettre en avant pour expliquer comment le sentiment de justice s’est formé sur terre, je veux dire l’idée que « le criminel mérite le châtiment parce qu’il aurait pu agir autrement » est en réalité une forme très tardive et même raffinée du jugement et du raisonnement chez l’homme ; celui qui la place au début se méprend grossièrement sur la psychologie de l’humanité primitive. Pendant la plus longue période de l’histoire humaine, ce ne fut absolument pas parce que l’on tenait le malfaiteur pour responsable de son acte qu’on le punissait : on n’admettait donc pas que seul le coupable devait être puni : on punissait plutôt comme aujourd’hui encore les parents punissent leurs enfants, poussés par la colère qu’excite un dommage causé et qui la font passer sur l’auteur du dommage (faute de mieux), mais cette colère est maintenue dans certaines limites et modifiée par l’idée que tout dommage trouve quelque part son équivalent, qu’il est susceptible d’être compensé, fût-ce même par une douleur que subirait l’auteur du dommage. D’où a-t-elle tiré sa puissance, cette idée primordiale, si profondément enracinée ? Cette idée peut-être inextirpable aujourd’hui, que le dommage et la douleur sont des équivalents ? Je l’ai déjà révélé plus haut : des rapports de contrats entre créanciers et débiteurs qui apparaissent aussitôt qu’il existe des personnes juridiquement responsables, des rapports qui à leur tour ramènent aux forces primitives de l’achat de la vente, de l’échange, en un mot, du marchandage. »
                                                                      La généalogie de la morale ( 2e dissert – 4)

La comparaison avec la punition des enfants par les parents est particulièrement intéressante. Ce n’est pas la responsabilité de l’enfant que l’on invoque pour justifier la punition puisque cette responsabilité est physiquement absente, c’est simplement le désir de « se payer » du dommage enduré par la peine que l’on fait subir à « un tiers ». Il faut une résonance, un retour, un écho à ce dommage que l’on vient d’éprouver. Finalement lorsque on essaie de faire la généalogie du châtiment on trouve cette nécessité pour l’homme de vivre dans un milieu qui lui « réponde », qui ne soit pas comme une sorte de cadre neutre et détaché, indifférent aux aléas de son existence. Que mon existence ait un sens, c’est ce qui impose que mes déconvenues se traduisent par des effets, que le dommage dont je suis victime ait un « retentissement », un prolongement dans ce qui m’entoure, exactement comme si, à la peine dont je venais de souffrir, se devait de correspondre absolument un mauvais signe qui en conforte, de façon paradoxalement rétrospective, le « mauvais augure ». Se payer de la souffrance qu’on subit par la libération de la violence que l’on inflige : c’est cette étrange exigence de rétribution qui est à l’origine même de la justice et qui, à tous égards, continue de sévir en elle. Condamner la compréhension de la violence délinquante sous le prétexte qu’elle en justifie la manifestation, c’est s’interdire absurdement de réaliser cette origine et se retenir d’en saisir l’activation dans les automatismes de l’exercice institutionnel de la justice.

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