jeudi 21 novembre 2013

"Saveurs d'épices, de, vins, de cafés (2) - La nourriture et l'offrande


















                    Il y a, dans tous ces accessoires de table dont on essaie de régler la conception, le scénario d’utilisation, la compatibilité avec le rituel du repas, quelque chose d’un « achèvement ». Comment faire en sorte que la gestuelle impliquée par le saupoudrage d’une salière ou par l’écoulement du café dans la tasse puisse se mêler, faire corps avec une atmosphère, un climat dans lequel, aussi impliqués que puissent être les convives dans telle ou telle discussion, chacun perçoive bien que tout est mis en œuvre activement et discrètement en vue de célébrer le goût. Que rien ne soit laissé au hasard dans la perspective de cette apogée qu’est la rencontre entre un palais et une ou plusieurs saveurs. 

Il existe  des « repas de noces » mais il est possible qu’en un sens tous les repas soient des noces, des moments de paix et de réconciliation, des instants privilégiés au cours desquels l’être humain jouit de l’extrême simplicité de ce qu’implique et ce qui caractérise ce que c’est pour un corps que « se nourrir », se « refaire », comme on dit, se reconstituer, effacer l’ardoise du passé (avec ses rancoeurs,  ses haines, ses complexes). Manger, c’est se restaurer et se restaurer, c’est s’absoudre.

On peut objecter qu’il n’est plus question aujourd’hui de ritualiser le moment de se restaurer, tant les variantes sont nombreuses (déjeuner sur le pouce, fast food, etc.) mais en même temps il est impossible de nier dans tous les grands restaurants l’efficience de cette mise en scène par le biais de laquelle l’acte simple de s’alimenter est comme ralenti, épaissi dans une dimension infiniment sobre à la faveur de laquelle le petit pain, d’être simplement placé dans une soucoupe jouit de notre part d’une plus grande attention et, ce faisant, d’une « plus value » dans la saveur. Le caviar serait-il servi par platée dans une assiette à soupe qu’il en perdrait toute sa valeur d’estime. 
Cela signifie que dés lors que nous sommes placés dans un contexte de dégustation (lequel n’est peut-être en fin de compte que le raffinement même de ce que c’est que « se restaurer »), les accessoires ne sont plus du tout « accessoires » et deviennent des objets de cérémonie (investis de la nécessité la plus haute). Ils ne pourraient pas être différents de ce qu’ils sont tout simplement parce que l’aliment dont ils célèbrent ou optimisent la saveur n’est pas qu’un aliment.

Qu’on le veuille ou pas, manger, cela ne peut pas être satisfaire un besoin, boire ce n’est pas étancher sa soif, c’est revitaliser l’équilibre d’une structure organique composée à 70% d’eau. C’est précisément à la lumière de ce crible moléculaire, voire micromoléculaire, que le repas gagne ses lettres de noblesse comme si dans l’acte de restauration se révélait avec évidence le fait que rien n’est plus spirituel que la nourriture. Il n’est pas question de sophistiquer des modalités de dégustation mais de les enraciner dans la rusticité de leur sol physique, ce que fait exactement la soucoupe du pain en soulignant simplement, par le liseré de sa blancheur émaillée, le don.

La nourriture, c’est toujours l’offrande, même quand le repas est payant, c’est « faire présent de », parce qu’il s’agit de faire de la table cet espace magique dans lequel, du simple fait de s’y trouver « posé », « montré », incarné, l’aliment s’avoue nourriture. Il est difficile ici de ne pas souligner l’évidence du rapprochement avec la nudité des corps dans l’amour car c’est de la même tension dont il est question : les amants ne sont pas nus par commodité mais parce que cette nudité est une offrande, et la pudeur une inestimable « largesse ». Le corps devient autre chose que pure matière organique dans la révélation de sa mise à nu, du dévoilement de sa peau, parce que ce dépouillement est moins une chose qu’un acte, qu’un aveu, qu’une vulnérabilité incroyablement active, forte et rayonnante.

Gilles de Rais, défait de son armure et de toutes les parures de sa noblesse demande humblement pardon aux parents de tous les enfants qu’il a violés et tués et ce pardon trouve sa résonance dans ce public là, à ce moment là, parce qu’il a su trouver les accents de l’offrande, parce que sa mort publique imminente a projeté sur la scène une lumière crue, verticale sous l’aplomb de laquelle un homme que son origine noble a placé dans une caste de privilégiés apparaît « nu », juste « un » homme. Il se peut que Gilles de Rais n’ait connu dans la totalité de sa vie que deux minutes de vérité mais, aussi court que soit ce bref instant de « justesse », de remise à plat de ce qu’on est, et aussi répugnants qu’aient pu être par ailleurs les actes de barbarie de cet homme de guerre, ces deux minutes suffisent peut-être à rendre grâce (c’est-à-dire à faire « sens ») de l’existence de ce bourreau pédophile. 






Ce qu’il a été (c’est-à-dire un tueur d’enfants) ne suffit pas à discréditer la nature pure, simplement existentielle, neutre de ce « simple fait » qu’il ait existé et c’est l’essence la plus subtile du pardon qui s’exprime au travers de cette repentance. Les actes de Gilles de Rais sont ignobles mais il existe en tout être vivant une part de sa vie qui se dérobe à tout jugement de valeur, c’est le fait pur et simple d’exister, d’être « là », indépendamment de tout étiquetage, qualification de ce que l’on est et l’on peut penser que c’est cette partie que Gilles de Rais, dans son dépouillement, retrouve, comme une façon d’avouer aux parents de ses victimes : « En deçà de mes actions dont je n’ignore pas la nature impardonnable, je ne suis qu’une existence « posée là », et c’est en tant que « ça » que je me présente à vous humblement, enfin « vrai », à quelques secondes de ma mort publique. J’ai violé vos enfants derrière les remparts de mon château mais quelque chose de ma vie n’a jamais cessé d’être aussi « publique » que va l’être ma mort, et cette partie est l’existence, le pur fait d’exister, la simple efficience d’un effort de « présence au monde » (effort indépendant de ma volonté de sujet : ce n’est pas en tant que « je » que j’existe mais c’est parce qu’exister se fait, se produit, que je suis).

D’un suspect « cuisiné », interrogé tellement instamment par des policiers lors de sa garde de vue qu’il finit par avouer sa culpabilité, l’expression populaire dit qu’ « il se met à table » et ce n’est pas un hasard si c’est la fonction de « présentoir » de la table, son espace de « monstration » qui est évoqué dés qu’il est question de déballage, d’aveu ou de nouveau départ (« faire table rase »). Elle décrit le centre de toutes les attentions, le point de focalisation des regards, l’efficience même d’une « toute visibilité » (la « table » de dissection). Se mettre à table, c’est participer, s’inviter dans un contexte qui ne peut pas être autre que celui de l’offrande, de la nudité « donnée ». Tout ce qui se trouve à cette table se voit éclairé dans le plein jour d’une révélation, d’une exposition absolue sans possibilité d’intimité, sans droit de réserve (la table dans « 12 hommes en colère »), et c’est exactement cela qui en fait un terrain d’expérimentation si riche et si profond pour le plasticien. 
On peut bien sur réfléchir, en tant que designer, indépendamment de cette connotation spirituelle de la révélation, de l’absolution et du sacrement de la table, mais on se condamne alors inutilement à se méprendre sur cet effet de verticalisation dont bénéficient les accessoires de cuisine dés lors qu’ils se voient projetés sur le « plein jour » de la table (goûter un aliment, une saveur, c’est nécessairement, et pas du tout de façon imagée, jouir d’un travail de focalisation que l’on exerce sur la nourriture, par l’entremise duquel on lui accorde, à très bon droit, une valeur « sacro-sainte »)


Il est impossible dans cette optique de ne pas évoquer la Cène, le dernier repas du Christ, dans lequel il est finalement question pour lui de sacraliser la notion même de repas, et cela dans la banalisation de sa quotidienneté. Jésus Christ prend le pain, le bénit, le rompt et le tend à ses disciples en disant : « Prenez et mangez en tous : ceci est mon corps livré pour vous. » Puis il prend la coupe, le calice et dit : « Prenez et buvez en tous car ceci est la coupe de mon sang, le sang de l’alliance nouvelle et éternelle qui sera versé pour vous et la multitude en rémission des pêchés. Vous ferez cela en souvenir de moi. »

On pourrait dire sans jeu de mot que le Christ s’invite à la table, c’est-à-dire s’impose d’une façon toute à la fois écrasante et subtile dans le rituel de la restauration de telle sorte qu’il ne sera plus possible après la Cène de ne jamais manger autre chose que la chair et le sang du Christ, pas du tout pour obliger tous les hommes à être chrétiens, mais plus finement parce qu’il est impossible de manger sans contracter une alliance avec la terre et l’eau, sans s’incarner et se renouveler, en tant que corps, dans la totalité du corps qu’est le monde et la nature. Ce n’est pas tant parce que l’on se nourrit du Christ que se nourrir est sacré mais parce que se nourrir est déjà, en soi, la réalisation d’un ancrage organique de tout homme à son sol, que le Christ s’intercale dans l’efficience d’une réconciliation immanente à la vie. 


La distinction entre l’offrande de la nourriture telle qu’elle est célébrée et illustrée dans l’ancien testament et le nouveau est particulièrement marquante dans cette perspective. Les juifs fuyant les égyptiens dans le désert sont affamés et le Dieu d’Israël leur envoie la manne céleste, de la nourriture miraculeuse tombée du ciel. Il est la toute puissance. Les choses se présentent de façon très différente pour le Christ. Les apôtres l’interrogent lors de ce dernier repas :
« Quel signe fais-tu donc, pour qu’à sa vue nous te croyions ? Quelle œuvre accomplis-tu ? Nos pères ont mangé la manne dans le désert, selon ce qui est écrit : Il leur a donné à manger du pain venu du ciel. »
Jésus leur répondit : « En vérité, en vérité, je vous le dis, non, ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain qui vient du ciel ; mais c’est mon Père qui vous le donne, le pain qui vient du ciel, le vrai ; car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et donne la vie au monde. »
Ils lui dirent alors : « Seigneur, donne-nous toujours ce pain-là. » Jésus leur dit : « Je suis le pain de vie. Qui vient à moi n’aura jamais faim ; qui croit en moi n’aura jamais soif».

Mais ce pain, Jésus ne le fait pas apparaître par l’opération du Saint esprit : il a toujours été là. Ce pain, c’est le pain. Mon sang, c’est le vin. Jouir de ma bénédiction, c’est « manger ». Vivre dans le rituel de mon sacrement, c’est « se mettre à table ». En d’autres termes, ce n’est pas Dieu, qui, de la hauteur écrasante de son « nom », rend sacrée la nourriture en la dispensant miraculeusement, c’est l’acte de se nourrir, qui du fait de la réconciliation qu’elle induit entre l’homme et son « sol », « est » nécessairement, « évidemment » sainte.  Ce que nous appelons le sacré se ramène toujours à l’évidence d’un monde présent qui n’a jamais été autre chose que « là ». De ce point de vue, la prière à table est un pléonasme et l’eucharistie une confirmation.


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