Lorsque une relation
se noue entre deux personnes, on peut en déduire légitimement qu’il existe un
plaisir « réciproque » à être avec l’autre, mais si, au bout d’un
certain temps, le terme d’ « amour » est évoqué, voire
« déclaré », par l’une ou l’autre, la nature de la relation
« change ». Elle peut d’ailleurs se rompre si le ou la partenaire destinataire
de la déclaration ne s’estime pas concerné par la pesanteur de ce nouveau
climat ou ne se sent pas à la hauteur de ce qu’il implique, à savoir un
« engagement » tant dans la durée, l’intensité, que l’exclusivité du
lien amoureux. Avant, on ne se posait pas de questions, on profitait simplement
des avantages de la situation, c’est finalement toute la différence entre
« j’aime être avec toi » et je t’aime ». Dans la première
formulation, on apprécie des instants qui, parce qu’ils sont agréables sont
reportés, « en seconde main »,
sur le ou la partenaire, autrement dit, il n’est pas tout à fait exclu que ces
moments puissent être aussi plaisants avec une autre personne. Dans la seconde
expression, c’est parce que ces instants sont partagés avec « cette »
personne qu’ils sont agréables et pas le contraire.
Dans le premier cas,
on aime une situation dans laquelle l’autre personne figure au même titre que
d’autres paramètres (potentiellement interchangeables), dans le second, on aime
une personne et cela crée un sentiment au regard duquel ce sont les situations
qui deviennent interchangeables, contingentes (pouvant être autrement),
variables. De ce point de vue, les termes utilisés dans le mariage sont très
clairs : « pour le meilleur et pour le pire ». Aimer
quelqu’un revient donc à considérer que l’on pourrait vivre n’importe quoi
pourvu que ce soit avec lui. Avant, le couple vivait une relation
réciproquement intéressée : « je continuerai d’être avec toi tant que
cela me procurera du plaisir », maintenant, l’atmosphère s’alourdit
quelque peu en se focalisant sur « l’autre »,
gratuitement : « Je continuerai d’être avec toi parce que c’est
toi. » Etre aimé, c’est être accepté pour ce que l’on est, indépendamment
des avantages ou des dommages que l’on est susceptible d’engendrer pour
l’autre, ou pour soi-même. L’amour revient donc à situer sa vie sur « un
autre plan » que physique, matériel ou intéressé. On aime « une
personne ».
C’est exactement ce
« passage » qui définit l’amour même, la transition entre une
fréquentation plaisante et un rapport moins ludique, plus intense, moins
accidentel, plus essentiel. Avant, on pourrait dire que l’on était soucieux de
ce que la relation nous rapportait, en terme de plaisirs, de profit, après on
s’engage dans une relation qui nous importe, dans laquelle nous éprouvons la certitude
que quelque chose de plus fondamental se joue, comme si l’enjeu de la relation
dépassait largement du simple cadre de l’intérêt. Le rapport que nous
entretenons avec la personne aimée n’est plus un moyen en vue d’atteindre un
but qui serait le plaisir ou la considération mais il est à lui-même, en
lui-même une finalité. On l’aime pour l’aimer. Il n’est plus rien qui puisse prévaloir
par rapport à cette pure et simple efficience amoureuse.
Chacun peut bien
mesurer, dans la nuance solennelle voire confessionnelle de l’aveu amoureux, ce
changement de dimension. Dire à une personne que nous l’aimons, c’est
l’informer ce ceci qu’elle nous est chère, plus que précieuse. Le terme adéquat
est : « sacrée ».
Que l’amour soit un sacrement, c’est vrai « avant » que les amants ne
se marient à l’église, voire indépendamment du fait qu’ils le fassent ou pas.
La cérémonie du mariage est « de seconde main » par rapport à cette
dimension sacrée de l’amour. Et nous pouvons ainsi rendre compte de toutes les
formes différentes d’amour possible : maternel, filial, amical, amoureux, voire
politique ou idéologique. Affirmer qu’il existe des idéaux pour lesquels nous
pourrions nous battre voire mourir, c’est bien manifester à l’égard de ces
valeurs une révérence, une adoration de nature purement amoureuse. Il y a des
sujets sur lesquels nous ne plaisantons pas parce que nous éprouvons plus ou
moins la certitude que notre engagement à leur égard, notre dévouement n’est
conditionné par rien d’autre qu’eux-mêmes. Il est « inconditionné ».
Il est donc
parfaitement logique que, dans le cours de notre existence, nous soumettions à
ces causes ou à ces personnes que nous aimons, les autres
« paramètres » de notre vie. Ce qui compte le plus, c’est précisément
ce dont nous ne saurions évaluer la valeur comptable. L’amour nous pose
« de facto » dans un rapport « sacré » à ce que l’on aime
par le biais de quoi c’est une dimension gratuite et verticale de notre
existence qui soudainement se voit révélée, certifiée, incarnée et à laquelle
nous ne pouvons ni ne voulons échapper. Mais ce sacrement officieux de l’amour, ce changement de climat dans
lequel la véritable efficience de son avènement consiste au sein d’une relation
impose-t-il le sacrifice,
c’est-à-dire le renoncement en son nom à quelque chose ou à quelqu’un ? Que
nous aimions telle ou telle personne, cela ne peut-il se concevoir, se
réaliser, se vivre qu’à la hauteur de notre renoncement à autre chose ou à
quelqu’un d’autre ? Se pourrait-il que le principe même d’acceptation
inconditionnelle de la personne de l’autre telle qu’il se manifeste dans
l’amour que nous lui vouons ne puisse se concevoir et se constituer que dans
l’efficience d’un renoncement, comme la manifestation ultime d’un principe de
proportionnalité (de ratio: raison) par le biais duquel il faudrait nécessairement que
ce don, aussi gratuit, désintéressé soit-il, trouve quelque part son
équivalent, bref comme s’il fallait que l’on donne quand même idée (à
qui ?) de ce que l’on donne en en quantifiant la mesure à l’aune de ce que
l’on y perd.
Finalement cette
question pose le problème du rapport entre le sacrifice et la
« comptabilité », dans toute la complexité de ce terme qui signifie
aussi bien la prise en compte que l’évaluation, le prix, la reconnaissance, le
fait de porter témoignage. Aimer vraiment, c’est en un sens « dépenser
sans compter », pas nécessairement au sens « économique » du
terme. Il n’y a plus ici de calcul, d’attente d’un retour, d’une rétribution.
On n’aime pas pour être payé de ses efforts amoureux. On aime parce que
« c’est comme ça », indépendamment de tout choix, de tout
libre-arbitre. Mais alors, si l’amour est véritablement un sentiment aussi
« donné », aussi immérité, aussi inconditionné et incontrôlable,
fatal, « brut » et gratuit, peut-il encore revêtir une
« valeur » ? Si sa grâce s’accorde de façon aussi imposée que
cela de telle sorte que finalement, il n’est pas même de mon ressort de faire à
la personne que j’aime « crédit » (le terme est important, dans son
acception financière) de cet amour que je lui voue, en quoi serait-il
« don », dévouement, gratuité ? Cette gratuité peut-elle se produire sans se constituer dans la texture
même d’une « évaluation » ? Comment la personne aimée
pourrait-elle ressentir la puissance de l’amour que j’éprouve pour elle sans
être prise, pour ainsi dire emportée dans l’effet de souffle produit par
l’amplitude d’un renoncement, celui du sacrifice que je fais en me détournant
de tout ce qui n’est pas elle « pour » elle ? Peut-on aimer sans
sacrifier, c’est-à-dire sans apporter à tout ce que l’on vit cet éclairage de
« la dépense en pure perte » qui constitue peut-être en fin de compte
le seul éclairage « probant » de la réalité la plus nue, la plus
irrécusable de toute existence. (il est très important ici de réaliser à
quel point petit à petit s’est produit un glissement : le sacrifice est-il
le fruit volontaire et désigné, voir surligné de l’amour (une façon pour
l’amour de se signaler) ou bien son dommage collatéral, ce qui s’effectue
« avec » : on mesure bien les deux sens différents du
sujet : « pour provoquer l’amour de la personne que l’on aime,
faut-il lui sacrifier quelque chose, de façon à ce qu’elle réalise qu’on
l’aime ? » et celui de cette autre « version » :
« on ne peut pas aimer sans qu’à notre insu se produise nécessairement du
sacrifice, parce que le sacrifice est ce que l’amour ne peut pas ne pas créer
comme des ondes de choc induise l’événement de "l' impact")
Ce n’est plus, dés
lors qu’il faille sacrifier pour aimer, c’est plutôt qu’il n’est rien de notre
existence que l’on puisse vivre autrement qu’en en s'y sacrifiant par amour, l'amour et le sacrifice allant de pair. Nous percevons maintenant
l’un des arguments les plus massifs, pour ne pas dire écrasant, de la réponse
positive. L’amour suppose le sacrifice mais pas du tout parce qu’il s’agit de
séduire la personne aimée en lui signifiant clairement « de combien »
nous estimons le lien qui nous rattache à elle, mais plutôt indépendamment des
personnes. L’amour suppose existentiellement le sacrifice parce que vivre est
fondamentalement une affaire de « perdant ». Nous sommes « des
ratés de la vie » en ce sens que tout ce que nous vivons consiste dans
cela même que nous perdons en le vivant, mais c’est précisément dans cette
impossibilité « des mains pleines » que s’impose à nous, avec
l’évidence de ces leçons dont nous avons l’impression de les avoir toujours
implicitement comprises « à l’avance », la condition paradoxale de toute
existence « réussie ».
Il est fort rare que je laisse un commentaire à ce que je lis. Cependant, pour le texte ci-dessus, je me suis laissé emporter. Tout autant pour la qualité de l'exposé que pour l'empathie forte que j'éprouve en lisant ces lignes.
RépondreSupprimerJe ne sais dire autre chose que merci..
Bonjour Laurent,
SupprimerMerci beaucoup pour votre commentaire et vos encouragements. Ils me font très plaisir et l'expression de votre empathie me touche particulièrement.
Très cordialement
JB
Très belle exposé sur l'amour.
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