Nous
comprenons mieux les présupposés et l’enjeu d’une telle question : si nous
essayons de comprendre la violence des hommes, nous les faisons déchoir de leur
statut d’être libres et responsables de leurs actes, alors que si nous ne
tentons pas de le faire et la réprimons, nous maintenons à flot le préalable
d’une condition de l’homme fondamentalement différente de celle des êtres et
des éléments naturels. Si nous suivons le développement de la philosophie
d’Emmanuel Kant, nous percevons clairement pourquoi la compréhension de la
violence aboutit à une justification intolérable. Il y a bien un
« moment », ou plutôt une limite à partir de laquelle « il
faut » que les actions des hommes ne soient plus considérées,
« lues », analysées comme si elles s’effectuaient dans un monde
physique régi par une simple causalité « mécanique ». Que l’homme
soit punissable tient à cet impératif sous l’autorité duquel il est tenu pour responsable de ce qu’il fait.
Or, cette responsabilité ne peut se concevoir
qu’à partir de sa liberté et celle-ci implique que l’être humain soit
fondamentalement autre chose qu’un « morceau de nature », qu’un
« bouchon » à la surface de l’eau balloté par le courant. Dans
l’espace des lois, nous sommes placés dans l’obligation d’agir par devoir.
Cette obligation s’oppose à la contrainte. Nous ne sommes pas forcés d’obéir,
nous y sommes tenus parce que c’est impliqué par notre statut de
« personne », de sujet de droit libre et responsable. Ce qu’il
convient de faire apparaître dans le monde n’est ni plus ni moins qu’un nouveau
régime de motivation et de lisibilité des actions qui ne serait plus celui
d’une nécessité naturelle fondé sur la force mais d’une liberté humaine appuyée
par le droit. Si nous tentons de donner à la violence des hommes des causes,
nous restons dans un régime d’explication physique.
On pourrait penser que
c’est par humanité que nous trouvons des raisons à la violence de l’homme
agressif alors qu’en réalité, c’est exactement le contraire puisqu’en voulant
ainsi comprendre son comportement, nous le situons dans une dimension où il se
laisse manipuler, conditionner par des mouvements physiques, impulsifs,
« pathologiques ». Nous ne lui reconnaissons pas la capacité d’agir
librement, c’est-à-dire inconditionnellement.
Par « pseudo humanité », nous l’excluons de l’humanité, c’est-à-dire
de cette espèce intelligente doué de raison et par là même capable de dépasser
les motifs sensibles de son action pour lui substituer « le caractère
inconditionnel du devoir ».
Cette dernière expression est
fondamentale : elle ne signifie pas seulement que le fait d’agir par
devoir s’impose à nous comme une obligation inconditionnelle, elle veut surtout
dire qu’elle nous permet d’assumer ce statut d’êtres « libres ». Une
action libre est un acte qui n’est motivé par rien d’autre que la volonté de
celui qui l’entreprend. Et cette volonté ne saurait être elle-même qu’à
condition de ne se réduire par aucun biais à un « intérêt ». Si notre
action est intéressée, cela veut dire qu’elle est conditionnée. C’est justement
parce que nous ne réalisons pas cette assimilation de l’intérêt à la dépendance
que la plupart d’entre nous ne saisissons pas le rôle des lois. Nous pensons
qu’elles nous contraignent alors qu’elles nous libèrent de la soumission à tout
ordre préexistant à notre volonté. Il est impossible de vouloir hors d’un cadre
régi par des lois, tout simplement parce que l’esprit même de toute loi, à
savoir l’universalité de sa forme instaure les limites d’un périmètre dans
lequel l’action désintéressée devient possible et effective, et c’est
exactement cela que nous appelons « agir par devoir ». Agir
volontairement, c’est faire advenir une action dont notre libre arbitre est la
seule cause, et il n’y a aucune autre possibilité de s’arracher à nos pulsions,
à nos intérêts, bref à tous ces motifs sensibles qui nous conditionnent que
d’agir par devoir.
Finalement le raisonnement d’Emmanuel Kant peut
se résumer dans un schéma d’implication assez simple : une action
intéressée est une action dont la motivation ne vient pas de nous, elle n’est
pas volontaire. Si nous voulons « vouloir », il faut que nous agissions
de façon désintéressée, c’est-à-dire non pas par inclination mais « par
devoir ». Ce que la loi rend possible, c’est l’action animée par le
respect du devoir, lequel ne saurait se concevoir que formellement universel,
puisque nous n’y sommes plus intéressés en tant que « moi ». Par
conséquent, ce qui importe dans notre action, ce n’est pas tant qu’elle
respecte le contenu de la loi, par exemple, ne pas fumer, c’est qu’elle fasse
advenir, en ne fumant pas, un nouveau régime de motivation d’action qui n’est
plus conditionné par rien mais qui manifeste une gratuité, un sens du devoir,
par le biais duquel une communauté d’être libres se dotent d’un espace à
l’intérieur duquel seule la liberté d’action d’êtres raisonnables peut enfin
prévaloir.
Voler est un acte violent dans la mesure où
cela crée un dommage pour la personne dont on dérobe le bien. Si une mère de
famille en grande difficulté vole dans un supermarché de quoi nourrir ces
enfants, elle rend impossible par son geste l’instauration de cet état de
droit. Dans une perspective kantienne, je n’ai pas à « comprendre »
son acte, je dois le condamner, le juger, le punir, et cela précisément pour que cette femme fasse toujours
partie de cette communauté d’êtres raisonnables dont elle s’est détachée en
s’estimant contrainte par les circonstances de voler. En agissant de la sorte,
elle a fait comme si nous étions encore soumis par des nécessités naturelles,
elle s’est rapprochée d’un monde de pure force dans lequel ne s’activent que
des contraintes. « Je n’avais pas le choix » nous dira-t-elle mais
nous retrouvons là exactement tout ce dont nous sommes partis, elle se situe
d’elle-même sur un plan d’égalité avec le vent ou l’ouragan qui éclate sous
l’effet d’une nécessité naturelle, physiquement
impérative.
Quel rôle joue la sanction pénale dans cette
conception ? On pourrait dire que sa brutalité se justifie de cet
impératif d’imposer le droit. Ce n’est pas la brutalité de la violence, c’est
« le devoir du devoir ». Il « faut » qu’il y ait du droit,
sans quoi cette femme ne se reconnaîtra pas comme une personne raisonnable et
libre. Il faut qu’elle réalise qu’elle aurait pu faire autrement tout
simplement parce qu’en tant qu’être humain, il importe que nous fassions
advenir un ordre de causalité dont nous sommes le principe déterminant et non
l’agent déterminé. Ce point est crucial : la nécessité de considérer qu’elle aurait pu faire autrement que voler
ne s’impose pas physiquement. Quand nous disons qu’elle aurait pu faire
autrement, nous ne portons pas un jugement sur la réalité de la situation, nous
essayons de fonder un état de droit dans lequel tout être humain est reconnu
comme l’auteur de ses actes, comme le principe inconditionné de ses
initiatives. Qu’elle puisse physiquement agir autrement ou pas n’entre pas ici
en ligne de compte, elle le peut nécessairement puisque elle est juridiquement
reconnu comme personne morale (donc libre). C’est en voulant faire preuve de
compréhension que nous revenons sans nous en rendre compte dans un monde de
violence et de contrainte. « La loi
pénale, dit Kant, est un impératif catégorique (…) car si la justice disparaît,
c’est chose sans valeur que le fait que des hommes vivent sur terre. »
(Métaphysique des mœurs, Doctrine du Droit).
C’est justement parce qu’être homme porte en
soi une « valeur » que le travail de compréhension doit ici s’arrêter
pour faire place à la sanction, laquelle, par son caractère impératif et
inconditionnel, rétablit la délinquante oublieuse dans la vérité de son statut,
c’est-à-dire dans les limites d’une juridiction où « vouloir se
peut ». Ce n’est pas qu’elle voulait faire le mal en volant de la
nourriture pour ses enfants, c’est qu’elle ne voulait pas du tout et pire
encore ne rendait pas un monde de la volonté possible.
Peut-être saisissons-nous mieux à la lumière de
la position d’Emmanuel Kant, la phrase prononcée par Nicolas Sarkozy, alors
ministre de l’Intérieur dans un discours d’octobre 2002 : « A
force de vouloir expliquer l’inexplicable, on finit par excuser
l’inexcusable. » Indépendamment de son contexte, de son impact politique,
de l’écho qu’une telle affirmation cherche indiscutablement à susciter, il faut
sonder le fond de sa pertinence, puisque il y en a une et qu’elle a rapport
avec les thèses Kantiennes. Il y a évidemment des raisons pour lesquelles on trouve
plus de voitures brûlées à la Courneuve qu’à Neuilly, mais ces raisons ne font
pas droit et plus les sociologues, les statisticiens, les philosophes essaient
de comprendre cette violence, d’en déterminer les causes, plus ils réduisent
les acteurs de ces violences à n’être que des pantins, des éléments manipulés
parmi tant d’autres par les « circonstances », par les conditions
économiques, sociales, sociétales. Si nous expliquons la violence, nous la
justifions, parce que nous encourageons dans l’esprit de ceux qui la font cet
état d’esprit selon lequel ils ne sont pas des personnes libres. Nous
accréditons cette thèse que l’on retrouve chez Marx, selon laquelle les
conditions faites aux hommes décident de ce qu’ils pensent, de ce qu’ils sont.
C’est exactement le fond du problème que de s’interroger sur la question de
savoir si l’être humain, du fait de son statut d’être raisonnable, occupe dans
le règne de tous les êtres vivants une place à part, un statut exorbitant aux
situations dans lesquelles il vit ou bien s’il est simplement informé et
« pétri » par son milieu.
Il ne fait aucun doute que la déclaration de
Nicolas Sarkozy n’est, en un sens, qu’un
plaidoyer en faveur de l’ignorance, mais cette ignorance, loin d’être
motivée par la paresse, voire la lâcheté, ne saurait s'appuyer dans son esprit que sur
le devoir. Nous « devons » ici tenir pour inexplicables les exactions
commises par des délinquants pour maintenir à bout de bras une zone de droit dans
laquelle les individus agissent librement, nous le devons aussi par respect
pour eux, pour qu’ils ne « s’oublient » pas en se noyant dans l’excuse
du déterminisme social. Le sujet nous interroge donc sur le rapport entre la
connaissance et la morale : faut-il se retenir de comprendre pour
sauvegarder le statut moral de tout individu humain (dans ce cas là comprendre
la violence, c’est la justifier) ou bien convient-il d’aller au bout de ce
travail de compréhension quitte à s’apercevoir que ce statut de sujet libre et
responsable que nous nous accordons est intenable et qu’il n’y a pas de
considération morale de l’être humain qui puisse vraiment se défendre (dans
ce cas la réponse est non) ? Devons nous nous retenir de penser au nom d'un impératif moral, ou bien pouvons-nous "dynamiter"nos principes, nos valeurs eu égard à la nécessité d'être lucide et de ne pas nous illusionner sur nous-mêmes? Faut-il sacrifier l'idéal de justice à la rigueur de l'analyse des faits ou, au contraire, tenir contre vents et marées, ce présupposé juridique et moral de la liberté humaine, tout simplement parce que sans lui, il n'est plus rien qui puisse décrire la trajectoire d'une vie spécifiquement humaine dans un univers de pur déterminisme?
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