Il
s’agit pour lui de démasquer une imposture, de révéler une mystification qui
n’est pas vraiment imputable à des « personnes » mais plutôt à des
« façons de parler ». Promettre à quelqu’un un sentiment, ce n’est
qu’une façon de parler, mais c’est, « au niveau des faits »,
impossible. Alors, à quoi ce serment se réduit-il en réalité puisque justement
il ne peut pas tenir la promesse dans laquelle il consiste ? Qu’est-ce que
nous faisons « vraiment quand nous promettons d’aimer toujours quelqu’un,
étant entendu que cela ne peut pas être « ça » ? Voilà la dynamique qui anime ce
texte : un mouvement de dévoilement, de dépouillement, de révélation
(le roi est nu – « les habits neufs de l’empereur », conte
d’Andersen) : derrière « ça », il y a en réalité
« ça ». Nous ne cessons d’induire à partir des marques d’affection,
l’effusion d’une affection réelle, mais nous n’en savons rien et plusieurs
sentiments très différents peuvent aboutir à un même acte. La vie sociale est
comme une toile, un voile tissé de suppositions, d’hypothèses, de conjectures
au sein de laquelle nous nous convainquons « tous seuls » des
sentiments des autres, mais sans aucune certitude.
Nous ne
pouvons pas dire, à ce moment là : « sans aucune preuve »,
parce que précisément, des preuves : « nous en avons »,
nous n’avons même que cela, mais la démonstration d’amour ou de haine ne
garantit pas la réalité de l’amour ou de la haine, rien ne le peut. Ici le
recours aux preuves est sans effet voire contre productif. Il n’est pas question
de le voir pour y croire ; c’est
justement parce que nous le voyons que nous devrions cesser d’y croire.
La
structure du texte est maintenant plus évidente : Nietzsche affirme
d’abord la distinction des actes et des sentiments au regard de la promesse. Il
la justifie par la nature incontrôlable des passions : nous ne pouvons
promettre que des mouvements dont nous avons la maîtrise, ce qui n’est pas le
cas de nos émotions. Si nous appliquons ce raisonnement à l’amour, par exemple,
cela manifeste clairement une confusion. Ici la différence entre ce qui est
« d’ordinaire » et ce qui est « en réalité » est
fondamentale. Elle nous fait comprendre que c’est par coutume, par habitude et
par usage, ou si l’on préfère sous la
pression d’un code que nous assignons à un acte effectué, une origine sentimentale présumée.
Nous
disposons ainsi de tous les éléments nécessaires au « démontage » de
la supercherie : « la promesse de toujours aimer quelqu’un
signifie donc… ». Le serment s’inscrira dans une autre dimension que celle
dans laquelle il prétendra « valoir », à savoir non pas celle des
sentiments mais celle des actes. « Je
ne t’aimerai pas toute ma vie (parce qu’en fait ce n’est pas moi qui en décide)
mais je peux te promettre que je te le ferai croire, je sauverai les
apparences, de telle sorte que tu n’y verras que du feu, moi aussi d’ailleurs
et tout le monde autour de nous, par la même occasion. »
On
n’imagine mal une relation amoureuse envisagée, de la part de celui ou celle
qui en soumet le « projet » à l’autre, sous cet angle :
« Ecoute, je ne te promets rien, on verra bien. » Donc, nous
promettons, nous nous engageons, nous sommes les « matamores du
sentiment » mais en même temps, nous ne pouvons pas faire le serment de
tenir ce « qui n’est pas de notre ressort », si bien que l’engagement
ne porte réellement que sur notre aptitude à entretenir une illusion aux yeux
de tous. Les paroles de la chanson de Jean-Jacques Goldmann sont intéressantes
de ce point de vue, car après avoir promis beaucoup, la promesse se fait
soudainement plus modeste, plus « réaliste », comme si elle
envisageait son propre mensonge. Il se peut que je mente en promettant, mais
est-ce si important si nous y croyions tous les deux. L’amour ne serait-il que
confiance abusée en l’amour de l’autre qu’il n’en constituerait pas moins
« l’acte de se fier à » et après tout, c’est peut-être exactement
cela l’amour : non pas un sentiment
vrai, mais la confiance que nous investissons dans le fait de croire qu’il est
possible » :
« Et
même si c'est pas vrai, si on te l'a trop fait
Si les mots
sont usés comme écrit à la craie
On fait bien
des grands feux en frottant des cailloux
Peut être
avec le temps à la force d'y croire
On peut
juste essayer pour voir »
Le texte de Nietzsche se
termine par un effet de contraste entre le caractère solennel, convaincu de la
promesse et l’illusion de son objet : nous promettons sincèrement
d’entretenir une illusion à grands renforts de témoignages. Promettre est un
acte performatif (Austin) par le biais duquel on « fait » quelque
chose en le disant, comme le « oui » du mariage est un engagement. On
sort justement de la parole qui ne fait que parler, mais en même temps, l’objet
de la promesse en lui-même est intenable. Il y a donc un contraste entre
l’effet de vérité actuelle que produit la promesse et son objet qui n’est
qu’une illusion.
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