Ce qui nous est proposé
ici est une « mise en abîme » du sujet centrée sur la notion
d’expérience : étant entendu que l’humain se définit comme
l’expérimentateur « né », la question se pose de savoir dans quelle
mesure ce « style », cette tournure d’être est le fait de sa propre
initiative, ou bien « d’autre chose », et nous devons convenir de
l’extrême ambiguité de cette dernière expression, de la difficulté que nous
éprouvons à la préciser. C’est la face cachée de cette question, sa ligne de
fuite et de vertige : se pourrait-il qu’expérimenter soit en réalité le secret
même du mode d’être de tout ce qui est ? Se pourrait-il que notre lucidité
poussée dans l’exercice de sa plus haute attention perçoive que rien dans la
nature, dans le Cosmos, ne se produit autrement qu’en s’expérimentant, qu’en se
testant, qu’en s’essayant ? Pour ne serait-ce qu’envisager cette
éventualité, il faudrait d’abord tenter de se détacher d’un présupposé, d’un a
priori, d’un préjugé dont le moins que l’on puisse en dire est qu’il nous
apparaît pas du tout comme tel, à savoir que l’univers « est ». Et si
l’univers, tel que nous en « éprouvons » à chaque instant, la
présence, était non pas ce qui est, mais ce qui s’expérimente, c’est-à-dire ce
qui s’essaie à être ? Se pourrait-il que la venue au monde du monde même
s’effectue moins selon le modèle de la création que celui de l’expérimentation ?
Nous commençons à réaliser
que la difficulté de ce sujet tient peut-être moins à le comprendre qu’à le
maintenir dans un cadre qui le rende philosophiquement « traitable »,
car la question de savoir « qui » ferait cette expérience dans
laquelle consisterait le fait d’être humain ne peut pas donner lieu à un
travail philosophique : Dieu, les extra-terrestres, etc. Nous ne pouvons
pas nous contenter de lancer ainsi des hypothèses dont nous savons bien qu’elle
ne se situe aucunement sur le terrain d’une démonstration, d’une argumentation
possible. Quelque chose de cette question nous met directement voire violemment
en situation de devoir impérativement le traiter selon la forme même de ce sur
quoi il nous interroge sur le fond : l’expérience. En d’autres termes, il
nous faut aborder la question de savoir si l’expérience est un modèle
applicable au fait d’être humain dans un cadre qui soit lui même
expérimentable. C’est d’ailleurs le sens même de la formule interrogative : « peut-on
concevoir ». N’y aurait-il pas quelque chose d’inconcevable dans le fait
d’envisager la possibilité que rien ne soit humainement déterminé ?
Avons-nous « l’estomac » de nous représenter l’humain dans ce
« suspens » d’une expérimentation en train de se faire, dans l’indécision
d’un statut, dans le devenir d’une mutation « opératoire » ?
Bien sûr, un tel problème
frôle de très près la question de savoir si Dieu pourrait être un
expérimentateur, mais si nous reconnaissions la pertinence philosophique d’une
telle question, nous nous condamnerions à faire autre chose que de la
philosophie. C’est pourquoi cette question doit être rejetée au profit d’une
autre qui consiste plutôt à se demander dans quelle mesure l’expérimentation
pourrait se concevoir comme le mode d’être de tout ce qui est. Il ne s’agit
plus de s’interroger sur le qui mais plutôt sur le comment. N’est-ce pas
justement le propre de l’homme que de travailler incessamment à s’exclure d’une
dynamique de l’expérimentation qui serait finalement celle-là même de la
totalité de l’univers, de l’être même ? Ne serait-ce pas justement parce
qu’il se vit comme expérimentateur que l’être humain se rendrait lui-même
aveugle à la logique universelle de ce mouvement par le biais duquel rien n’existerait
qu’en tant qu’il serait expérimenté ?
La vision d’un univers « à
l’essai » comme on dirait d’une voiture que l’on envisagerait d’acheter
nous choque évidemment mais n’est-ce pas précisément tout l’apport de Galilée,
de Darwin et peut-être aussi des physiciens quantiques que de nous suggérer
scientifiquement des modèles de compréhension de l’univers ou de notre espèce
fondamentalement « déstabilisants », comme si comprendre signifiait nécessairement d’abord « se
déprendre » de cette volonté de poser un modèle fixe, un concept, une
définition ?
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