Nous considérons la vie
humaine comme étant d’emblée investie d’une valeur qui lui donne, de plein
droit, un caractère inviolable et sacré. Ce privilège que nous accordons matériellement,
moralement, juridiquement, religieusement à notre propre espèce se manifeste
avec d’autant plus d’évidence, voire de violence, que nous exerçons à l’égard
de « ce qui n’est pas nous » : les éléments naturels, les
animaux, les plantes, les minéraux, une forme de « dictature
expérimentale » hégémonique. Cette « tyrannie » ne se justifie
pas exclusivement par la poursuite d’un intérêt spécifiquement humain. Elle
marque d’abord l’esprit d’audace, d’inventivité et de curiosité de notre propre
espèce à l’égard du vivant et de l’Univers. « Excepté
l’homme, dit Arthur Schopenhauer, aucun être ne s’étonne de sa propre existence
(…) Selon moi, la philosophie naît de cet étonnement au sujet du monde et de
notre propre existence qui s’imposent comme une énigme dont la solution ne
cesse dés lors de préoccuper l’humanité (…) L’homme est un animal métaphysique. »
(« Le monde comme volonté de représentation »). En d’autres
termes, l’être humain vit sa présence
dans l’univers et l’univers lui-même comme « question ».
Il est fondamentalement et
spécifiquement un « questionneur ». Cela signifie qu’il ne lui suffit
pas que le monde, la nature, la vie soient « ainsi », ou soient
simplement « là » pour qu’il s’en satisfasse et se contente de vivre
cette situation, d’habiter cette présence. Le propre de l’homme consiste donc à
suspendre à l’égard de toute chose, de tout animal, de toute force, de tout
état extérieurs, l’effet d’autorité de
leur être, de leur émergence, de leur activation et de le « mettre en
questions ». C’est comme s’il leur adressait ce message : « Ce n’est pas parce que vous êtes là,
en ce moment, tels que vous êtes qu’il ne s’ensuit pas que vous ne puissiez
être ailleurs, une autre fois une autre chose. » (Nous retrouvons là
exactement les trois fantasmes principaux de toute littérature fantastique ou
de science fiction : la mutation, l’ubiquité, le voyage temporel) Nous ne
cessons de lancer des processus qui ont tous ce point commun de se soustraire
au caractère inéluctable de cette machine à faire de chaque instant présent une
fatalité que nous pouvons appeler indifféremment le « sort », la
fortune, le « fatum » ou Dieu. Etre humain, c’est précisément
« ne jamais se le tenir pour dit », ne jamais se satisfaire de
l’univers comme réponse toute faite, préalable, donnée.
Quelque chose de l’esprit
de cette capacité à se soustraire « au présent d’un monde tel qu’il se
donne » se retrouve dans le monolithe de « 2001, Odyssée de
l’espace » de Stanley Kubrick. Une pierre noire, polie, droite s’érige
soudainement dans la ligne horizontale d’une plaine désertique où survivent
misérablement quelques singes effrayés. Dans la masse opaque, aveugle, cyclique
d’une réalité où rien ne se produit que du nécessaire (le plus fort mange le
plus faible), s’insinue une autre hiérarchie (le plus habile domine la brute),
un autre rapport au monde (technologique), une autre façon de vivre le temps (vecteur
linéaire). « Ici commence quelque chose » : tel est
l’avertissement du monolithe et ce commencement est aussi l’idée même selon
laquelle quelque chose pourrait « commencer », car dans la nature
(sans l’homme), rien ne commence vraiment, tout ne fait que
« continuer ». La pierre érigée est exactement
cela : « le commencement de tous les commencements », la
naissance d’un univers travaillé, la paradoxale « venue au monde »
d’un monde expérimental. Ce n’est pas seulement ici que le fait d’être humain
soit l’objet d’une expérience, c’est que l’être humain c’est exactement
l’univers vu, perçu et travaillé comme champ ouvert à toutes les expérimentations
possibles.
Nous réalisons ainsi le
paradoxe de notre condition humaine : nous « sommes » des
hommes, c’est-à-dire que nous sommes marqués du sceau d’une façon d’être, d’un
style tout-à-fait spécifique, reconnaissable, « défini » (de ce point
de vue, être homme est une donnée, une réalité « posée », donc
aucunement « expérimentale »), mais en même temps, ce qui constitue
ce style, ce « tour » d’être infiniment reconnaissable, c’est
précisément l’art d’insinuer dans le décret inéluctable et nécessaire d’un
instant donné, de l’échappement, du flou, de la marge, de la
« variable », bref de l’expérimental.
Que l’homme soit cet
« expert en expérimentation » capable de faire de toute chose, de
tout lieu, de tout instant un objet d’expérience, c’est exactement ce que
prouve sans discussion possible notre histoire, notre technologie, nos économies,
nos « drames » (révolutions, crises, génocides, catastrophes
écologiques, etc.). Ce qui nous définit est cela :
« expérimentateur », mais ce don qui est aussi, sans conteste, une
malédiction ne serait-il pas lui-même l’objet d’une expérience ?
Le fait
que nous soyons continuellement, fondamentalement, ontologiquement des
« expérimentateurs du fait d’être » marque-t-il véritablement une
aptitude, voire une maîtrise, qui serait « notre », ou bien l’indice
d’un autre niveau d’expérience dont nous serions non pas le sujet mais
l’objet ? Se pourrait-il que « quelque chose » se teste au fil
de notre capacité à soumettre continuellement l’univers à des tests ? Se
pourrait-il que loin d’être les expérimentateurs, nous soyons au contraire les
cobayes les plus immédiatement exposés à un travail d’expérimentation qui se
trouverait être celui-là même du fait d’être, de la nature ?
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