Pour reprendre le fil d’une
réflexion qui avait été amorcée l’année dernière sur ce même sujet, nous
pouvons partir de ce qui constitue le point commun du raisin, du café et des épices,
à savoir que nous avons affaire, pour ces trois ingrédients à des saveurs qu’il
faut aller « chercher », conquérir, moduler. Ce sont bien des arômes
naturels qu’il s’agit de faire ressortir de leur cosse ou de leur gangue mais
ils ne se manifesteront pas sans travail et plus l’œuvre de torréfaction, de
maturation ou de concassage sera subtile, maîtrisée, plus la saveur libérée
sera « pleine » et raffinée. Autrement
dit, pour ces trois composantes, il y a des puissances à attiser, à susciter, il faut broyer des grains pour libérer
des sucs et cela requiert à la fois un savoir-faire de la destruction, une
science de l’émanation, une connaissance intime et rapprochée de ce que
« peuvent » les grains, les moutures et les températures. Nous n’avons
plus à invoquer les puissances surnaturelles pour embrasser la totalité des
phénomènes dans un schéma de compréhension possible, il suffit, au contraire de
mener à bien les opérations de pressurisation, de broyage, de liquéfaction,
d’extraction, de condensation, etc. pour jouir du sentiment d’une relation
aboutie entre nous et les éléments.
Invoquer les esprits mais
sans divination, sans recours au supra naturel, c’est exactement ce qui
définit, dans la cuisine, tout ce qui a à voir avec les arômes, tout ce qui
relève du rapport très étroit entre l’accommodement des aliments et l’alchimie
des éléments. Il n’est pas question d’établir une communication avec l’au-delà
mais, au contraire de machiner de « l’élémentaire », du brut, de la
graine, pour en libérer l’esprit mais du dessous, comme si l’essence des choses
n’était pas dans leur conceptualisation ou leur idéalisation mais dans le
travail de raffinement et de raréfaction de leur réduction à l’infiniment
petit. Plutôt que de perdre notre temps à essayer de communiquer avec une
dimension supposée « autre », travaillons ce que nous avons
(c’est-à-dire plutôt le « même »), traquons une acception de la
notion d’esprit qui, elle, ne pourra pas se défiler, parce qu’elle est comprise
dans l’efficience de la relation la plus intime que nous puissions avoir avec
les choses et les êtres, à savoir leur goût.
Le raisin, le café,
l’épice s’imposent à nous comme des promesses, comme des potentiels de
puissances subtiles, voluptueuses, rares, insoupçonnées mais en même temps
très accessibles pour peu que l’on fasse preuve de suffisamment de délicatesse
dans l’approche car l’esprit de vin est déjà dans le raisin (distillation),
l’arôme déjà dans le café (torréfaction), la senteur déjà dans l’épice
(concassage). Ici, l’esprit est « en-deçà » au lieu d’être
« au-delà », c’est donc bien à l’ouvrage
d’une spiritualité résolument « athée », « littérale »,
immanente, matérielle, effective, « machinée », artisanale, manuelle
que nous sommes confrontés et « tenus », comme par un étrange devoir de jouissance et de raffinement.
Lorsque une personne de
notre connaissance chez laquelle on a débarqué sans prévenir à l’heure du
déjeuner, nous prépare des nouilles, on attend de manger des nouilles, mais
lorsque elle nous fait un café, et surtout si ce café n’est pas « en
poudre », on s’apprête à passer un moment, à prendre le temps. Pour tous
ces aliments qui s’imposent à nous d’abord comme des arômes, nous suspendons un
moment le fil de nos activités pour nous accorder le temps de la dégustation. C’est
particulièrement évident pour le café : la pause café, le temps de prendre
un café, juste un café dit-on comme si c’était une nouvelle unité de comptage
du temps.
(la série à succès
« caméra café » exploite (beaucoup) ce défi scénaristique que constitue
la délimitation d’un angle de vue fixe, voire étriqué à l’intérieur duquel va
venir se loger la vérité nue et globale de tous les rapports et de tous les
caractères des personnages de l’entreprise. Finalement tout cela ne tient que
dans un moment, qui est celui de la « pause café », comme si l’on
faisait miraculeusement tenir tout un univers dans un gant, la globalité d’un
espace dans une parenthèse de temps. Après ce moment là, chacun d’eux va
retrouver l’espace qui lui a été assigné en fonction de sa place, de sa
profession, de sa situation hiérarchique dans la boîte, mais le temps du café
n’est pas seulement celui de l’arrêt temporaire de leur travail, il est aussi
celui d’une autre dimension dans laquelle interviennent les relations. Bien
sur, les cadres ne manifestent pas moins que dans l’exercice de leur travail la
supériorité de leur statut hiérarchique par rapport à l’employé. C’est par
rapport à cet axe d’une gestuelle commune, d’une saveur identique que vont se
cristalliser moins des statuts que des affects : le mépris du chef de
service, la mesquinerie des secrétaires, l’avarice des employés, l’arrivisme et
l’étroitesse d’esprit de tous. La pause café révèle l’efficience de tous ces
flux affectifs et sentimentaux qui agissent souterrainement dans une proximité
imposée par le travail. Toutes ces variables de comportement se mettent
étrangement à niveau dans cet angle de vue qu’est « le temps de prendre
une boisson chaude ».
Dans ce processus de
décompression du temps social pointe l’efficience d’une autre durée remplie
d’affects au sein de laquelle des intensités de vie se mêlent et se déchirent,
parce que « là » n’agit plus aussi vigoureusement le tampon des
étiquettes et des rouages. « Sous l’angle du café », le directeur des
ressources humaines est aussi ridicule et vulnérable que la secrétaire. Il
« raconte sa vie ». Quelque chose de l’esprit de cette entreprise, de
ce fond d’attitudes humaines qu’elle brasse et écrase dans la poursuite plus ou
moins commune du succès et de la réussite, se manifeste ici dans ce tout petit
espace à l’intérieur duquel est suspendu le temps horizontal du travail au
profit de l’axe vertical de l’existence)
Il y a plusieurs façons de
décliner ce temps de prendre un café, de s’octroyer le temps d’exister au beau
milieu d’un travail à l’intérieur duquel, au sens propre, « le temps nous
est compté », mais c’est déjà dans la notion même de « saveur »
que se trouve impliqué l’acte de temporiser. Savourer, c’est suspendre le cours
du temps linéaire et laisser venir au premier plan le temps "plié" du souvenir,
c’est-à-dire la lecture d’une autre façon de lier les instants de notre vie. Ce
n’est plus le principe de succession de nos âges qui classifie nos impressions,
ce sont nos impressions qui clôturent et constituent des blocs, des ensembles.
Nous n’avons pas vécu telle chose de tant à tant. L’expérience que nous faisons
à 37 ans d’une saveur que nous avions déjà goûtée à 8, ferme la boucle,
constitue une période, lève le voile d’une vie qui finalement n’a jamais été
vraiment vécue qu’à hauteur d’impressions. Vivre, ce n’est pas du tout aller de
l’avant sur une route, c’est être pris, soulevé dans un mouvement de tectonique des plaques impressives du souvenir. Ce
qui est fondamental dans le souvenir de la madeleine de Proust, c’est la nature
involontaire de la mémoire sensitive. Dés que le narrateur veut faire venir à
lui l’origine lointaine de son trouble, le souvenir s’éloigne, mais les années
d’enfance à Combray remontent à la surface peu à peu dés qu’il renonce à
décider et laisse affleurer à lui la nature authentique de ce qu’il est, de ce
que nous sommes tous : des pantins régulés par les mécanismes de
contraction impressive du souvenir.
La même saveur de madeleine ressentie à
trente années d’intervalle constitue le principe de contraction de ces trente
années. Ce ne sont pas les pointillés de notre horloge mathématique qui assurent
le principe de découpe des instants de nos vies, ce sont les impressions
elles-mêmes qui décident, qui contractent des blocs de sensations dont nous
sentons que nous sommes constitués et non constituants. La saveur ne consiste
donc pas seulement dans le fait de temporiser mais aussi dans l’épreuve que
nous faisons de la dimension profondément incontrôlable de notre vie
authentique. C’est une forme de contemplation, de réalisation par l’esprit
humain qu’il n’a jamais été pour lui question de vouloir, d’entreprendre, mais
simplement de goûter le temps d’être, parce qu’exister est une expérience
impressive, subtile odorante jusqu’à la fadeur. Nous sommes trop soucieux de
faire constamment impression aux yeux des autres pour que cette attitude de
pure défense (voire paranoïaque) ne cache en réalité la réalisation implicite du
fait que nous ne sommes que des contractions d’impressions. Nous retrouvons ici
l’étymologie de saveur : « sapere », avoir du discernement,
du savoir, de la sagesse. Etre vraiment un sage, c’est avoir réalisé que la vie
avait du goût et que rien ne comptait davantage que de se rendre disponible à
ce goût, de le savourer dans toutes les nuances de son déploiement.
L’existence bien conduite
et bien comprise réside donc dans le
principe d’un érotisme sage, car, de tous nos sens, c’est bien le goût qui nous
permet de saisir au cœur des choses, des êtres et des expériences, la nature
littéralement spirituelle (c’est-à-dire aussi enivrante) de l’existence même.
Et cela nous est confirmé par toute expérience amoureuse : si c’est le
fait de voir qui crée l’excitation, l’art de jouir réside exclusivement dans le
goût. Nous n’aimons jamais autrement quelqu’un qu’en goûtant la saveur de sa
proximité, des secrétions de son corps, des pores de sa peau :
« Mais ces auras, ces codes extrêmement
compliqués et tous différents qui définissaient l’odeur personnelle, n’étaient
de toute manière pas perceptibles pour la plupart des êtres humains. La plupart
des gens ne savaient pas qu’ils avaient une odeur personnelle, et du reste, ils
faisaient tout pour la dissimuler sous leurs vêtements ou bien sous des
senteurs artificielles à la mode. Il n’y avait que cette odeur fondamentale,
cette fragrance primitive d’humanité, qui leur fût familière, ils vivaient dedans
et s’y sentaient bien à l’abri, et il suffisait d’exhaler cette répugnante
odeur universelle pour être reconnu comme l’un des leurs » Patrick Süskind
– Le parfum
Des expériences ont montré
que des nourrissons de trois jours tournaient immanquablement la tête du côté
du coton imprégné du lait de leur mère plutôt que de celui qui avait été
empreint du lait d’une autre. On ne se voit pourtant pas révéler à la personne
que nous aimons que notre relation repose sur le « bon goût » qu’on
lui trouve et que nous sommes guidés dans nos inclinations amoureuses par la
saveur plus que par toute autre caractéristique. Mais les tueurs en série du
style de Grenouille ou d’Hannibal Lecter nous fascineraient-ils autant s’ils ne
poussaient pas la logique de la nature savoureuse du corps, de l’âme et de
l’esprit d’un être humain jusqu’à ses plus meurtrières conséquences ?
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