« La solidarité sociale n’existe que du moment
où un moi social se surajoute en chacun de nous au moi individuel. Cultiver ce
« moi social » est l’essentiel de notre obligation vis-à-vis de la société.
Sans quelque chose d’elle en nous, elle n’aurait sur nous aucune prise ; et
nous avons à peine besoin d’aller jusqu’à elle, nous nous suffisons à
nous-mêmes, si nous la trouvons présente en nous. Sa présence est plus ou moins
marquée selon les hommes ; mais aucun de nous ne saurait s’isoler d’elle
absolument. Il ne le voudrait pas, parce qu’il sent bien que la plus grande
partie de sa force vient d’elle, et qu’il doit aux exigences sans cesse
renouvelées de la vie sociale cette tension ininterrompue de son énergie, cette
constance de direction dans l’effort, qui assure à son activité le plus haut
rendement. Mais il ne le pourrait pas, même s’il le voulait, parce que sa
mémoire et son imagination vivent de ce que la société a mis en elles, parce
que l’âme de la société est immanente au langage qu’il parle, et que, même si
personne n’est là, même s’il ne fait que penser, il se parle encore à lui-même.
En vain on essaie de se représenter un individu dégagé de toute vie sociale. »
BERGSON - « Les deux sources de la
morale et de la religion »
1) Dégagez l’idée essentielle de ce texte à partir de l’étude de
ses articulations.
2) Expliquez - « Cultiver
ce « moi social » est l’essentiel de notre obligation vis-à-vis de la
société »
-
« même si personne n’est là, même
s’il ne fait que penser, il se parle encore à lui-même »
- « En vain on essaie de se représenter un
individu dégagé de toute vie sociale »
3) Ne sommes-nous humains qu’en
société ?
La plus
grande partie du texte consiste finalement à revenir sur l’affirmation soutenue
dans la première phrase, laquelle se caractérise, d’une part, par la
distinction entre le moi social et le moi individuel et, d’autre part, par
l’utilisation du verbe « surajouter » (comme si la conscience de
faire partie d’une collectivité s’additionner de l’extérieur à celle d’être un individu à part entière, détaché
des autres). Or, Bergson revient progressivement sur ces deux principes,
jusqu’à finalement les contredire. Il suffit de mettre en rapport la première
et la dernière phrase pour saisir très clairement la dynamique de ce passage.
S’il est vain de se représenter un individu dégagé de toute vie sociale, c’est
bien que le moi social loin de « se surajouter » à un moi individuel,
le rend possible, c’est-à-dire constitue cette base à partir de laquelle
quelque chose comme un individu peut se concevoir. Nous ne sommes un
« je » qu’à partir d’un « nous ».
Il convient
donc de mener cette explication en accordant beaucoup d’importance à la volonté
de Bergson de contrarier un lieu commun : celui de l’existence effective
d’un individu humain isolé qui aurait pu se constituer à part de la société.
Pour que les impératifs imposés par le « vivre ensemble » m’écrasent,
encore faut-il que je sois clairement et distinctement « autre » que
la communauté, c’est-à-dire concevable comme une entité autonome, dotée d’une
identité « propre ». Or cette altérité n’est pas du tout évidente.
Rien ne se surajoute à rien. Je ne suis pas « moi » avant d’être
« nous », ce serait même plutôt le contraire. Ne nous laissons donc
pas prendre au piège de la première phrase : Bergson utilise une
représentation accessible à tout le monde, mais c’est pour révéler son
insuffisance, sa faiblesse caricaturale. La vérité est plus complexe.
Le simple
fait d’utiliser le terme « cultiver » pour qualifier notre rapport au
moi social eu égard à nos obligations envers la société marque déjà une inflexion.
Il nous était dit qu’il se surajoutait, voilà maintenant qu’il nous revient de
l’exploiter, de l’entretenir comme une graine qui, étant déjà là, n’attend de nous que du soin, de l’attention en vue
de parvenir à sa maturité de plante. Nous sommes « obligés » à
l’égard de la société : cela signifie que nous sommes « tenus »
à certains devoirs mais cela n’a rien à voir avec une contrainte. Précisément
pour qu’il y ait contrainte, il faudrait que nous vivions l’exercice de son
influence comme celui d’une agression étrangère, mais quelque chose de nous perçoit
sans ambiguïtés qu’il y va de notre intérêt, de la bonne santé de notre moi
individuel de respecter les devoirs auxquels notre moi social se conforme, de plein gré (une obligation se
distingue d’une contrainte en ceci qu’elle n’est pas une aliénation – notre
intégrité de personne autonome et morale n’est pas remise en cause par une
obligation, c’est là tout le sens suggéré par le terme
« assumer » : nous « assumons » nos obligations, cela
signifie que nous y gagnons un supplément d’être, nous y sommes plus « nous-mêmes »
en les remplissant, nous manifestons la puissance propre d’un sujet).
Si nous n’avons qu’à cultiver ce « moi
social », cela signifie qu’il n’a pas cessé d’être déjà là, en
« nous », en « moi », dans le fait même que je me vive et
me définisse comme un « moi ». C’est exactement cette antériorité (ce
« toujours déjà là ») du moi social sur le moi individuel qui fonde,
justifie et explique cette emprise que la société manifeste à tout instant à
notre égard. Ce que de nombreuses personnes vivent et interprètent comme
l’exercice totalitaire d’un pouvoir contre notre libre arbitre se définit en
réalité comme ce que l’on pourrait appeler les tiraillements internes d’un seul
organisme, les difficultés propres à une cellule à s’assumer comme un
« tout ».
Nous ne
sommes vraiment pas habitués à voir les choses ainsi mais se pourrait-il que
nos résistances, nos frustrations, nos contestations à l’égard de tous les
sacrifices que nous impose « la solidarité », comme, par exemple,
notre participation financière aux dépenses de la collectivité :
« Etat, mutuelles ou coopératives » ne soient en réalité que
d’infimes frictions, des froissements, d’insignifiantes crispations des parties
à se situer dans la seule véritable efficience du Tout un peu comme des mailles
qui, épisodiquement, renâcleraient à se percevoir comme prises dans la toujours
préalable contexture d’un seul et même pull ? Il nous arrive de remettre
en cause le respect que nous devons à la société mais d’où le faisons-nous si
ce n’est toujours de ce que la vie en société a rendu possible en nous comme
pour les autres ?
Bergson
exprime ce rapport de l’individu à la société non pas dans les termes d’une
dépendance de la partie au Tout mais plutôt dans ceux d’une indissociabilité
fondamentale du tout dans la partie, de telle sorte qu’il serait parfaitement
absurde d’évoquer une liberté que l’individu gagnerait à se détacher de
l’ensemble social à l’intérieur duquel il s’est constitué. Comment
pourrions-nous, en effet, considérer comme « libre » l’être qui se désolidariserait
de la structure sans laquelle il ne serait pas ce qu’il est ? C’est très
exactement ce qu’exprime le paradoxe formulé par Bergson d’un individu qui ne
se suffit à lui-même que dans l’exacte mesure où il ne se dérobe pas à
l’emprise que la société a, « de facto » sur lui (du simple fait
qu’il est « lui »).
Le
sociologue Emile Durkheim, dans son livre « De la division du travail
social » (1893), distingue deux formes de solidarités et insiste sur le
fait que le modèle qui s’impose à l’époque industrielle favorise des processus
identitaires. Il existe selon lui une solidarité mécanique qui, dans une société au sein de laquelle la division des
tâches est plutôt faible (moyen-âge), relie entre eux des hommes dont le mode
de vie est assez identique. Aucun d’entre eux n’éprouve donc le besoin de
revendiquer son identité ni de réclamer une prise en compte spécifique de ses
besoins. Il en va tout autrement de la solidarité organique dans laquelle, comme dans un corps humain, des
corporations se distinguent, se hiérarchisent, exercent des fonctions aussi
différentes que chacun des organes dans notre anatomie. La reconnaissance et la
considération de chaque profession exercent dés lors une pression sur la
totalité du corps social, déclenchant par là même des processus identitaires
déterminants.
Cette
analyse nous fait comprendre que la notion même d’individu ne se conçoit
aucunement en marge de la société puisque elle correspond à un certain stade de
son évolution. Que nous nous considérions comme des individus dans la société,
cela-même est une mutation qui se produit dans
la société. Je ne suis jamais un individu dans un ensemble sans avoir la
conscience individuelle qui correspond à ce qu’en décide l’ensemble à ce moment
donné de son développement. Finalement même les modalités de contestation de la
société correspondent à ce qu’est la société au moment de la contestation, par
quoi nous comprenons qu’il n’est pas de critique de la vie sociale qui ne
puisse être autre chose qu’une autocritique. Nous pouvons toujours nous
concevoir comme l’individu qui dit « non » à l’ensemble, ce sera
toujours l’ensemble, qui par le relais plus ou moins conscient de notre contestation,
se dira « non » à lui-même, ne serait-ce que parce que penser,
formuler, juger, critiquer, émettre un avis sont des actions qui présupposent
une existence sociale, un fond d’habitudes communautaires. Même quand nous
« gardons quelque chose pour nous », nous nous le formulons à
nous-mêmes comme si nous étions un autre, par quoi la société toujours est là,
dans ce vis-à-vis d’une pensée qui s’entretient avec elle-même. « La
pensée, dit Platon » est le dialogue de l’âme avec elle-même ». Le
« vivre ensemble » c’est l’efficience même de ce « dia- logos » sans lequel nous ne penserions jamais
rien. Tout le monde ne parlait pas à l’agora d’Athènes (ni les femmes, ni les
étrangers, ni les esclaves) mais tout le monde se fait de soi à soi son propre
espace « public », en se rendant compte « à » lui-même de
ce qu’il vit « de » lui-même.
Mais
Bergson prend soin de dissocier deux perspectives dans l’affirmation de ce
rapport fondamental de l’individu à la société : celle de sa volonté et
celle de sa capacité, de son aptitude. Aucun homme n’est assez fou pour se priver
sciemment de l’origine même de son énergie. Si le fait de vivre en société nous
impose à tout instant de répondre aux multiples sollicitations impliquées par
nos obligations professionnelles, familiales, citoyennes, etc, avec tout ce que
cela suppose de fatigue, d’effort, de pénibilité, c’est aussi notre force qui,
au fil de ses exercices quotidiens, s’exerce et se libère. Ce que nous sommes
se « produit » dans ce que nous faisons mais encore faut-il que nous
soyons incités à agir et, sans le milieu social, cette action ne serait pas
aussi constamment sollicitée. Finalement, nous pourrions prendre au pied de la
lettre la comparaison avec la physique. Il n’est pas d’énergie qui puisse se
libérer ailleurs que dans un champ et la société constitue le cadre et l’efficience
de ce champ humain. Ne pourrions-nous pas cibler la force humaine comme prenant
place dans l’univers, au même titre que la force électrique, magnétique ou
gravitationnelle dans un champ qui lui serait propre ? Le social serait à
l’être humain ce que les mouvements orbitaux sont aux planètes, ou bien ce que
les champs d’attraction et de répulsion sont à la force magnétique. Comme des
électrons, nous « gravitons » dans le champ social. Cela signifie
que, comme eux, il est absolument impossible de dissocier nos propriétés
individuelles du milieu dans lequel nous les déployons et sans lequel nous ne
jouirions d’aucune.
Mais à
supposer qu’absurdement nous souhaitions nous dissocier de ce milieu social à
l’intérieur duquel nous nous incarnons en tant qu’individu (et d’ailleurs force
est de constater que certains de nous semblent bien le vouloir), nous ne le
pourrions pas, selon Bergson, parce que nous porterions encore la société dans
notre isolement même, lequel ne serait donc qu’ « apparent ». Ce
n’est pas seulement, en effet, que nous nous souviendrions de tout ce que nous
avons appris au cours de notre existence sociale, c’est surtout que le fait
même de se souvenir et d’imaginer est structurellement culturel, donc social. Il y a ce que nous avons acquis et ce que
c’est que présuppose le fait même d’acquérir, à savoir l’efficience d’une
immersion dans un milieu, dans un bain communautaire, dans un « vivre
ensemble », dans une collectivité, dans une cellule familiale.
« Sa
mémoire et son imagination vivent de ce que la société a mis en
elles » : se souvenir et imaginer sont deux actions liées à des
contextes d’utilités collectives. Ce ne sont pas des tendances naturelles. Nous
nous souvenons de ce qu’il nous faut garder en mémoire pour ne pas refaire les
mêmes erreurs en vue de « réussir quelque chose » et l’imagination
nous permet de nous projeter ailleurs que dans « l’ici maintenant »
afin petit à petit de conclure à des généralités, à des conclusions
susceptibles de valoir ailleurs que dans ce cas précis. Nous portons en nous la
volonté d’universaliser nos expériences, et c’est précisément dans ce but que
nous développons dans la société les facultés que nous avons grâce à elles.
Même si nous nous isolons, nous n’en serons pas moins marqués par cette
structure profonde inhérente à l’acte même de penser, c’est-à-dire d’être
humains. Nous pouvons bien essayer de
prendre nos distances à l’égard de la société des humains, nous n’en porterons
pas moins en nous le processus de socialisation qui a fait de nous un humain,
du simple fait que nous en sommes un.
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