Dégager l’idée essentielle
à partir de l’étude des articulations consiste d’abord à avoir repéré dans
l’ensemble de ce texte qui ne défend qu’une seule idée un « schéma »,
une certaine façon de justifier cette affirmation essentielle, une certaine
manière d’avancer progressivement vers cette idée, et de nous convaincre. Tout
texte philosophique est une « machine à convaincre » qui suit un
certain mode de fonctionnement. Il suffit donc de nous demander comment le
texte « fonctionne », comment se fait-il qu’en lisant le texte de
Bergson, sans avoir forcément d’idée préconçue sur cette question, nous nous
retrouvions à la fin du passage non seulement avec une thèse mais aussi avec ce
qui la légitime, de telle sorte que nous sommes contraints de la prendre au
sérieux. Nous ne sommes pas seulement en face de quelqu’un qui nous dit :
« voilà ce que je pense », mais de quelqu’un qui nous décrit comment
il le pense, et qui fait preuve d’assez de cohérence et de rigueur pour que
nous soyons en situation de le penser aussi. Cela ne signifie pas que nous
sommes obligés d’être d’accord avec lui mais que nous devons « prendre en
compte » ses arguments. C’est justement ce « comment il le
pense » qui constitue l’étude des articulations.
Dans ce texte, nous
voyons bien que Bergson interroge cette notion de solidarité sociale en
essayant d’approfondir le présupposé d’une distinction entre moi social et moi
individuel. De ce point de vue, nous discernons un mouvement qui, dés la
deuxième phrase, dépasse cette dualité en montrant que les choses ne sont pas
aussi simples qu’elles le paraissent : le moi social ne se surajoute pas
de l’extérieur au moi individuel. Nous composons une sorte de « monstre à
deux têtes » fait à la fois de l’influence des autres, de la société et de
revendications individuelles, de ressentis qui nous sont personnels. Cela va
même plus loin : nous ne serions pas un moi individuel si nous n’existions
pas d’abord en société. Bergson essaie de nous faire comprendre que la
solidarité sociale n’est pas un mouvement qu’il nous reviendrait d’accomplir
comme un effort qui réclamerait que nous sortions de nous mais plutôt que nous
revenions aux fondamentaux. Se sentir obligés à l’égard de la société et de
ceux qui vivent avec nous en son sein, c’est revenir aux conditions mêmes dans
lesquels nous nous sommes constitués comme un « moi ». Il n’y a pas
d’effort à faire pour être impliqué dans la solidarité sociale, juste à prêter
attention à tout ce qui présuppose la société dans notre façon d’être, d’agir,
de penser, de parler.
Par rapport à cette thèse,
l’argumentation de Bergson se situe sur deux niveaux : celui de notre
volonté et celui de notre capacité. Se détacher du social : c’est ce que
nous ne pouvons pas vouloir et aussi ce que nous ne pouvons pas
« pouvoir ». L’énergie que nous investissons dans nos actions, dans
notre volonté d’arriver à nos fins est déjà, en elle-même, de nature sociale. D’autre
part, même si nous étions assez inconscients pour vouloir nous isoler, nous le
pourrions pas parce que nous portons, dans notre pensée, dans notre langage, la
marque de la socialisation, penser étant déjà, en soi, un dialogue avec soi qui
suppose l’existence des autres.
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