dimanche 19 avril 2015

Explication du texte de Russell - Comprendre le texte et utiliser des références


« Nous n’avons pas le sentiment que de nouveaux exemples accroissent notre certitude que deux et deux font quatre, parce que dès que la vérité de cette proposition est comprise, notre certitude est si grande qu’elle n’est pas susceptible d’augmenter. De plus, nous éprouvons concernant la proposition « deux et deux font quatre » un sentiment de nécessité qui est absent même dans le cas des généralisations empiriques les mieux attestées. C’est que de telles généralisations restent de simples faits : nous sentons qu’un monde où elles seraient fausses est possible, même s’il se trouve qu’elles sont vraies dans le monde réel. Dans tous les mondes possibles, au contraire, nous éprouvons le sentiment que deux et deux feraient toujours quatre : ce n’est plus un simple fait, mais une nécessité à laquelle tout monde, réel ou possible, doit se conformer.
Pour éclaircir ce point, prenons une vraie généralisation empirique, comme « Tous les hommes sont mortels ». Nous croyons à cette proposition, d’abord parce qu’il n’y a pas d’exemple connu d’homme ayant vécu au-delà d’un certain âge, ensuite parce que des raisons tirées de la physiologie nous font penser qu’un organisme comme le corps humain doit tôt ou tard se défaire. Laissons de côté le second point, et considérons seulement notre expérience du caractère mortel de l’homme : il est clair que nous ne pouvons nous satisfaire d’un seul exemple, fût-il clairement attesté, de mort d’homme, alors qu’avec « deux et deux font quatre », un seul cas bien compris suffit à nous persuader qu’il en sera toujours de même. Enfin nous devons admettre qu’il peut à la réflexion surgir quelque doute sur la question de savoir si vraiment tous les hommes sont mortels. Imaginons, pour voir clairement la différence, deux mondes, l’un où certains hommes ne meurent pas, l’autre où deux et deux font cinq. Quand Swift (1) nous parle de la race immortelle des Struldbrugs, nous pouvons le suivre par l’imagination. Mais un monde où deux et deux feraient cinq semble d’un tout autre niveau. Nous l’éprouverions comme un bouleversement de tout l’édifice de la connaissance, réduit à un état d’incertitude complète. »
                                                             RUSSELL, Problèmes de philosophie (1912)

(1) Ecrivain irlandais du XVIIIe siècle, auteur des Voyages de Gulliver.




Les professeurs de différentes matières essaient tous, dans le cadre de la discipline qu’ils enseignent, de décrire finalement « ce qui est », voire de montrer à leurs élèves comment l’on peut parvenir à discerner clairement « ce qui est » quand nos perceptions, nos préjugés, nos sentiments, notre immaturité nous plongent dans la confusion. Mais, dans cette perspective, le statut du professeur de mathématiques est particulier et différent de celui des autres car ce n’est pas de la référence à une situation, une époque ou une observation quelconque des faits qu’il tient la cohérence, le leitmotiv et la légitimité de son propos.
Des professeurs d’histoire, de physique, de chimie, de philosophie n’auraient plus rien à dire si le monde cessait d’exister, alors qu’un professeur de mathématiques pourrait continuer à déployer ses raisonnements et ses opérations tout simplement parce que ce n’est pas de la conformité à des états de fait que vient la vérité de ses propositions mais de la nécessité propre à l’activation d’une pensée pure et universelle. Il importe de saisir parfaitement la différence totale de style d’adhésion à un discours requis par un professeur de mathématiques et celui qui est attendu par un professeur de philosophie. Si, par exemple, un enseignant de philosophie affirme qu’aucun désir ne peut être satisfait, il s’appuiera bien sûr sur le sens des mots, sur un enchaînement de propositions mais tout ceci fera nécessairement écho à l’expérience que nous vivons d’un désir fondamentalement insatisfait. Lorsque un enseignant de mathématiques soutient que la racine cubique de 64 est 4, les élèves ne font d’aucune façon le rapprochement avec une expérience qu’ils auraient vécu pour acquiescer à cette proposition. Ils ont trouvé en eux la correspondance avec ce résultat.

Un professeur de Philosophie attend que ses élèves viennent en cours en ne laissant pas à la porte tout ce qu’ils ont retiré de leurs expériences plus ou moins riches de la vie, des rapports humains, du rapport au monde, même s’il ne sera pas question d’évoquer ses souvenirs personnels. Mais un professeur de mathématiques fait cours sans cela (et in ne peut faire cours que sans cela). Tout ce dont il a besoin c’est que ses élèves « pensent », aillent chercher dans leur faculté de raisonner l’esprit de logique et de rigueur nécessaire à suivre les déductions des propositions étudiées, lesquelles ne sont jamais sujettes à caution.
Lorsque un enseignant de philosophie évoque en cours, par exemple, la proposition de Kant selon laquelle « tout homme est un animal qui a besoin d’un maître ». Même si cette affirmation est argumentée par l’auteur, il y aura toujours possibilité d’envisager (heureusement) la proposition contraire. Mais nous ne voyons nulle part d’où nous pourrions contester que la racine cubique de 64 soit 4, parce que ce n’est pas là matière à réflexion mais le résultat d’un raisonnement. « C’est comme ça » mais la nature de l’évidence de ce « c’est comme ça » n’est pas celle de l’émergence d’un événement dans la texture de la réalité. Ce n’est pas parce que c’est arrivé dans la réalité que nous ne pouvons plus rien y faire, c’est parce que l’acte de penser ne peut d’aucune manière, en aucun autre temps, ni aucun autre lieu, se concevoir autrement que donnant ce résultat là, et si nous disons : « non », c’est que nous ne voulons pas penser.

Il est impossible d’affirmer que nous pensons que 2+2=4 parce qu’on nous l’a appris. On nous a inculqué les mots « deux, quatre, égal », mais la logique des opérations de calcul que nous pouvons effectuer entre des unités de grandeur mesurables n’est pas quelque chose que nous avons appris de l’extérieur de notre pensée, sans quoi chaque langue aurait « ses mathématiques », ce qui serait absurde. Il y a quelque chose de ce que c’est que penser, seulement penser, qui se libère et s’accomplit dans les certitudes mathématiques, comme si l’acte de penser ne s’effectuait nulle part ailleurs que dans la dimension qu’il réalise en pensant. En mathématiques, on ne pense plus dans le monde physique, dans l’univers, on pense dans ce qu’on rend possible en pensant.
Si nous rédigeons l’opération que notre esprit est en train de résoudre, nous matérialiserons le mouvement de l’esprit résolvant l’équation sur une ligne d’écriture de symboles, mais cette transcription n’est évidemment pas conforme au mouvement authentique de notre pensée, laquelle ne progresse pas dans un espace comme un vecteur allant du début à une fin. Nous « avançons » sur la feuille ce que nous avons combiné dans notre pensée. La pensée ne fait que se ressasser elle-même en calculant, mais le miracle des mathématiques tient précisément dans le fait qu’en s’activant exclusivement sur elle-même, elle ne cesse de faire advenir de nouvelles propositions, de nouveaux résultats, de nouvelles dimensions.

Pour le dire autrement, dans le travail mathématique, penser n’est pas une activité que nous appliquons à un sujet, à un événement, ou à un phénomène extérieur, lesquels sont contingents (ils auraient pu ne pas se produire). Nous ne pensons, en mathématique, que dans l’efficience imparable de rapports au sein desquels la pensée, débarrassée de la référence à un monde physique dans lequel « tout peut arriver », rien ne peut s’opérer d’autre que des conséquences, des déductions et des conclusions absolument « nécessaires ». En ce sens, se lancer dans un travail mathématique, c’est passer d’un monde d’expériences dans lequel « on ne sait jamais » à une dimension pure de symbole et d’opérations au sein de laquelle « on sait toujours » parce que penser s’y déploie dans son fond propre, « en circuit fermé », si l’on veut (mais en réalité ce circuit n’est pas fermé du tout, ne serait-ce que parce que la pensée y côtoie l’infini).

Nous comprenons mieux à présent ce que veut dire Bertrand Russell quand il affirme que la certitude que nous avons que 2+2=4 n’a pas besoin de nouveaux exemples puisés dans la réalité, tout simplement parce que cette certitude n’a finalement aucun rapport avec le monde physique. Evidemment je ne vois pas comment deux pommes ajoutées à deux autres pommes pourraient constituer un autre ensemble que celui de quatre pommes mais ce n’est pas une preuve, c’est plutôt une illustration, la suite inévitable d’une nécessité pure, absolue. Dans la compréhension de cette opération de pur calcul, ma pensée s’effectue, elle se comprend elle-même et se réalise dans une authentique appréhension de soi. C’est comme si, sans cesser d’être elle-même, elle produisait quelque chose qui contribuait à l’imprégner davantage de la certitude d’être soi. Le travail de ma pensée m’a fait réaliser quelque chose que je ne savais pas « avant », mais elle me l’a fait comprendre sans être autre chose que ma pensée s’activant sur elle-même. Je n’avais rien d’autre à faire qu’activer ma pensée pour le « découvrir ».
Il n’en va pas du tout de même pour la certitude que j’ai que le soleil se lève chaque matin. Ici, au contraire, tous les levers de soleil de tous les matins que j’ai vécus sont « bons à prendre » parce qu’au fil de leur succession ma certitude se renforce, sans jamais toutefois s’accomplir aussi résolument que celle que j’ai que 2+2=4. Bien sûr, si nous connaissons un peu le système solaire ainsi que les lois de l’attraction universelle révélées par Isaac Newton, nous savons aussi « comment » le soleil se lève, et nous avons de fortes raisons de penser que le soleil « en toute logique » se lèvera demain, mais précisément l’expression utilisée « en toute logique » est fausse, parce que c’est n’est pas dans la logique que le soleil se lève mais sur la terre, dans le monde physique. C’est exactement ce que Bertrand Russell explique dans un autre passage de ce même livre :

« Certes l’ensemble de preuves que constitue le passé en faveur des lois du mouvement est plus important que celui en faveur du prochain lever de soleil, dans la mesure où le lever du soleil n’est qu’un cas particulier d’application des lois du mouvement, à côté de tant d’autres. Mais la vraie question est celle-ci : est-ce qu’un nombre quelconque de cas passés conformes à une loi constitue une preuve que la loi s’appliquera à l’avenir ? Si la réponse est non, notre attente que le soleil se lèvera demain, que le pain au prochain repas ne nous empoisonnera pas, se révèle sans fondement ; et de même pour toutes les attentes à peine conscientes qui règlent notre vie quotidienne. Il faut remarquer que ces prévisions sont seulement probables ; ce n’est donc pas une preuve qu’elles doivent être confirmées, que nous avons à rechercher, mais seulement une raison de penser qu’il est vraisemblable qu’elles soient confirmées. »

Nous avons beau avoir fait l’expérience depuis toujours d’un soleil levant, nous avons beau avoir situé ce phénomène dans le cadre de lois à l’intérieur desquels ce phénomène s’explique par des phénomènes antécédents, nous butons sur l’instant présent comme sur un mur dont nous ne pouvons pas savoir avec une certitude absolue ce qu’il y a derrière. Or c’est exactement ce « mur » qui, dans les mathématiques, c’est-à-dire pour les certitudes de pure raison, ne fait plus obstacle, tout simplement parce que nous n’y faisons plus l’expérience d’une réalité extérieure à la pensée. Il n’y a plus là d’événement qui pourrait désavouer une proposition déduite d’une autre parce que l’enchaînement de l’une à l’autre est une causalité de raison et non de fait. Il n’ y a pas, en toute rigueur, de causalité dans les faits, seulement des corrélations et des probabilités, fondées sur des suppositions de lois. J’ai de très fortes raisons de penser que ce crayon tombera si je le lâche, je suis vraiment conforté à le croire si, en plus, je connais un peu la loi de l’attraction terrestre. Je suis, en plus, ancré dans l’habitude de voir toujours les objets tomber, et pourtant, tant que je ne le lâche pas, tant que le présent de ma prise du stylo demeure, je ne peux présumer de la microseconde à venir du « lâcher prise ». C’est exactement comme si nous côtoyions dans chaque présent l’infinité de tous les mondes possibles dans lesquels le stylo pourrait « flotter » dans l’un à droite, dans l’autre à gauche, dans un autre encore, s’élever au plafond, dans celui-ci rester en place, comme suspendu, dans celui-là, se mettre à tourner sur lui-même, etc.

Dans « la critique de la Raison Pure », Emmanuel Kant distingue trois types de jugements. Les jugements analytiques affirment d’un sujet, disons le triangle, ce qui se trouve déjà compris dans la notion même qui définit ce sujet, par exemple « a trois côtés », ou bien, « tous les corps sont étendus (dans l’espace) ». Le propre d’un corps c’est en effet d’être étendu. Ces jugements sont vrais, mais en même temps ils ne nous apprennent rien, et ne prennent aucun « risque » puisque ils ne font que dérouler d’un concept cela même qui le définit en tant que concept.
Les jugements synthétiques a posteriori, au contraire, ajoutent quelque chose au sujet : « cette fleur est rouge », ou « tous les corps sont pesants », parce que précisément il n’est pas compris dans la notion de corps qu’il soit pesant. Mais à partir de quoi nous sentons-nous en droit d’affirmer que cette fleur est rouge et que tous les corps sont pesants ? De l’expérience que nous en avons, et c’est bien cela qui explique le terme « a posteriori » (après l’expérience). Mais précisément, si les jugements synthétiques a posteriori nous apprennent quelque chose, ils ne nous l’apprennent pas avec une certitude égale à celle des jugements analytiques. Une multitude de questions se posent : « quel rouge ? » « Tout le monde la verra-t-elle rouge ? », les corps ne sont pas pesants partout (ils ne le sont pas en apesanteur).

Les jugements synthétiques a priori nous apprennent également quelque chose de nouveau mais sans le retirer de l’expérience, du rapport avec le monde existant. « 2+2=4 » ou « la racine cubique de 64 est 4 » sont des jugements synthétiques a priori et ils ont quelque chose d’incroyable, en ceci qu’ils révèlent l’efficience d’un autre lieu que le monde ou peut-être d’un « non lieu » radical : notre pensée. C’est pour cela que Kant pose la question : « Comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? » D’où apprenons quelque chose dans ce type de jugements ? Le 4 n’est pas déjà compris dans le chiffre 64, ni dans la notion de racine cubique, pourtant je n’ai pas abouti à ce chiffre par le biais d’une « nouvelle » venue de l’extérieur ou de l’observation d’une quelconque réalité.
Or ce qui manifeste clairement la distinction entre les jugements synthétiques a posteriori et a priori est l’imagination : je peux me représenter des corps non pesants mais je ne peux pas concevoir que la moitié de 10 soit égale à la racine cubique de 64. C’est exactement ce que Hume nous décrit ici :
« Tout ce qui est peut ne pas être. Il n’y a pas de fait dont la négation implique contradiction. L’inexistence d’un être, sans exception, est une idée aussi claire et aussi distincte que son existence. La proposition, qui affirme qu’il n’existe pas, même si elle est fausse, ne se conçoit et ne s’entend pas moins que celle qui affirme qu’il existe. Le cas est différent pour les sciences proprement dites. Toute proposition qui n’est pas vraie y est confuse et inintelligible. La racine cubique de 64 est égale à la moitié de 10, c’est une proposition fausse et l’on ne peut jamais la concevoir distinctement. Mais César n’a jamais existé, ou l’ange Gabriel, ou un être quelconque n’ont jamais existé, ce sont peut-être des propositions fausses, mais on peut pourtant les concevoir parfaitement et elles n’impliquent aucune contradiction. »
Il n’est pas contradictoire de se représenter un stylo qui ne tombe pas quand nous le lâchons, ou du moins, une telle hypothèse contredit ce que nous avons pris l’habitude de voir, ce que nous avons appuyé sur l’assimilation de certains principes, mais cela ne contredit pas le raisonnement : nous pouvons l’envisager, voire construire un autre monde à partir d’un autre principe que celui de l’attraction terrestre. Mais il est complètement contradictoire d’affirmer que 2+2=5 ; ce n’est pas « une autre possibilité », c’est n’importe quoi, c’est l’expression d’une pensée qui se « dénie », qui refuse de s’admettre (on pourrait parler d’une mauvaise foi fondamentale), qui se soustrait à l’évidence de son efficience structurelle.
En Physique, en Histoire, en Philosophie, nous émettons des propositions dont le champ de validité se maintient dans la relation avec la réalité du monde environnant, de telle sorte qu’aussi loin que nous allions dans l’effort de réduction des évènements ou des phénomènes à des lois qui nous permettent d’anticiper le futur, nous y demeurons confinés à l’expression d’une certitude relative qui se limite à tout ce qui a prévalu « jusqu’à maintenant » et le mur du présent reste infranchissable. Comme tout reste suspendu au rapport que nous entretenons avec le réel, nous pouvons concevoir des réalités alternatives : « Et si…. » Mais, pour les certitudes de raison « pure », c’est-à-dire pour les jugements synthétiques a priori, le présent ne fait plus obstacle. Une pensée mathématique ne déploie pas son raisonnement dans le temps, elle le développe dans « ce qu’elle est », et « ce qu’elle est », elle ne l’est pas dans le temps. C’est exactement comme si la pensée d’un homme mortel, contingent, fini, éprouvait en suivant le fil d’un raisonnement purement mathématique le mouvement fluide et inexorable d’une nécessité absolue, infinie, suffisamment assurée pour ne laisser aucun espace à la moindre alternative. L’imagination n’a plus rien à faire là, elle n’a plus d’air pour respirer. Plus de « Et si… » Rien que des « donc… » Ici se déploie la sphère de l’entendement pur. C’est bien là ce qu’exprime Bertrand Russell quand il affirme : « ce n’est plus un simple fait, mais une nécessité à laquelle tout monde réel ou possible, doit se conformer. »
Mais il ne se contente pas d’avoir posé cette distinction entre les généralisations empiriques (les jugements synthétiques a posteriori) et les certitudes de raison (les jugements synthétiques a priori), il choisit de montrer la différence radicale de nature entre ces deux types de proposition en évoquant l’une des généralisations les plus profondes, les plus ancrées dans nos certitudes. Nous sommes convaincus que tous les hommes sont mortels. Il ne s’agit pas d’un jugement analytique car la mortalité n’est pas comprise dans la notion d’homme. Ce point est très intéressant car si nous lisons un texte qui commence avec cette proposition, nous l’acceptons comme une évidence, nous « accordons » cela à l’auteur alors que la nature de nécessité qui nous incite à lui faire crédit n’est pas « pure ». Nous le pensons, en effet pour deux raisons. En premier lieu, nous avons vu des proches mourir, nous avons éprouvé expérimentalement de nombreux cas d’humains qui, soit à cause d’un accident, soit pour être parvenus à un âge certain, mouraient. En second lieu, nous avons suivi quelques cours de biologie, ou de physique, et nous avons pris connaissance de l’existence dans tout système, donc dans tout organisme, d’un principe de désordre entraînant de façon irréversible la désorganisation de cet ensemble. C’est l’entropie.
La seconde raison semble plus pure, plus rigoureuse, plus scientifique que la première, et sous cet angle, la mise à l’écart de Russell : « Laissons de côté le second point » peut nous apparaître comme suspecte, mais finalement, c’est exactement la même chose que pour le soleil levant de chaque matin. Nous avons beau inscrire la mort des hommes dans le cadre de l’application du principe d’entropie applicable en droit à tout organisme, nous n’en restons pas moins limité à ce côté ci de la frontière infranchissable de l’instant présent. La compréhension de la force entropique me donne toutes les raisons de penser que tout être humain devrait mourir, mais je ne peux avec une absolue certitude affirmer que tous les hommes seront mortels, pas davantage que je ne peux être sûr que le soleil se lèvera demain.
Peut-être la découverte récente de l’apoptose, c’est-à-dire de la mort cellulaire programmée, pourrait-elle changer « cette donne », d’autant plus que Russell ne pouvait évidemment pas la connaître. L’idée selon laquelle le principe même de sa désorganisation est déjà présent au sein de la cellule transforme totalement le rapport de l’organisme vivant à la mort. L’activation d’un processus visant à se tuer serait à l’œuvre depuis toujours dans la cellule, comme si la vie ne consistait plus que dans la modulation de nos vitesses d’autodestruction (cf. « la sculpture du vivant » - Jean-Claude Ameisen).
Nous mesurons donc tout ce que cette mise à l’index implique, à la fois de légitime et de moins légitime à la lumière de certaines découvertes récentes de la biologie. Il n’en demeure pas moins, à l’appui des affirmations de Russell que nous pouvons nous imaginer des hommes immortels. Et c’est bien ce que Jonathan Swift décrit dans « les voyages de Gulliver ». Mon imagination peut trouver « de l’espace », de quoi se faire un territoire dans cette part très ténue, très infime de probabilité d’une immortalité humaine, alors qu’elle ne trouve absolument rien de tel dans la proposition « 2+2=4 ». Partout où il y a du réel il y a du possible qui peut suivre le fil de tout ce qui est contraire au réel, mais l’art de cette insinuation d’un « toujours possible » contraire au réel cesse dés que nous entrons dans la pensée pure, c’est-à-dire l’efficience d’un enchaînement d’absolue nécessité. On pourrait toujours opposer à cette thèse défendue par Russell qu’après tout, si je ne peux pas l’imaginer je peux du moins écrire que 2+2=5, mais cette écriture ne suscite rien, elle n’est relayée par rien, elle n’ouvre à aucune dimension. Ce qu’elle dit est absurde.
C’est tout ce qui la distingue de cette autre proposition : « par un point posé hors d’une droite peuvent passer une infinité de droites parallèles à celle-ci », soit le contraire de l’un des postulats d’Euclide. A partir du contraire, s’ouvre un autre plan, une autre géométrie à l’intérieur de laquelle s’opéreront d’autres enchaînements de propositions. Mon entendement peut s’activer dans les géométries non euclidiennes tout autant que dans la géométrie Euclidienne. Et c’est d’ailleurs bien ce qui manifeste l’incroyable richesse des jugements synthétiques a priori : ils progressent, découvrent, vont jusqu’à susciter de nouveaux plans, de nouvelles dimensions sans que ce souffle de nouveauté viennent de la réalité, du monde. C’est comme si la raison en elle-même par elle-même touchait alors du doigt l’impossibilité de se refermer sur elle-même en éprouvant l’infini, c’est-à-dire l’évidence que la plus pure nécessité loin d’être systématique, close est ouverte. 

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