« Nous n’avons pas le sentiment
que de nouveaux exemples accroissent notre certitude que deux et deux font
quatre, parce que dès que la vérité de cette proposition est comprise, notre
certitude est si grande qu’elle n’est pas susceptible d’augmenter. De plus,
nous éprouvons concernant la proposition « deux et deux font quatre » un
sentiment de nécessité qui est absent même dans le cas des généralisations
empiriques les mieux attestées. C’est que de telles généralisations restent de
simples faits : nous sentons qu’un monde où elles seraient fausses est
possible, même s’il se trouve qu’elles sont vraies dans le monde réel. Dans
tous les mondes possibles, au contraire, nous éprouvons le sentiment que deux
et deux feraient toujours quatre : ce n’est plus un simple fait, mais une
nécessité à laquelle tout monde, réel ou possible, doit se conformer.
Pour éclaircir ce point, prenons une
vraie généralisation empirique, comme « Tous les hommes sont mortels ». Nous
croyons à cette proposition, d’abord parce qu’il n’y a pas d’exemple connu
d’homme ayant vécu au-delà d’un certain âge, ensuite parce que des raisons
tirées de la physiologie nous font penser qu’un organisme comme le corps humain
doit tôt ou tard se défaire. Laissons de côté le second point, et considérons
seulement notre expérience du caractère mortel de l’homme : il est clair que
nous ne pouvons nous satisfaire d’un seul exemple, fût-il clairement attesté,
de mort d’homme, alors qu’avec « deux et deux font quatre », un seul cas bien
compris suffit à nous persuader qu’il en sera toujours de même. Enfin nous
devons admettre qu’il peut à la réflexion surgir quelque doute sur la question
de savoir si vraiment tous les hommes sont mortels. Imaginons, pour voir
clairement la différence, deux mondes, l’un où certains hommes ne meurent pas,
l’autre où deux et deux font cinq. Quand Swift (1) nous parle de la race
immortelle des Struldbrugs, nous pouvons le suivre par l’imagination. Mais un
monde où deux et deux feraient cinq semble d’un tout autre niveau. Nous
l’éprouverions comme un bouleversement de tout l’édifice de la connaissance,
réduit à un état d’incertitude complète. »
RUSSELL, Problèmes de
philosophie (1912)
(1) Ecrivain
irlandais du XVIIIe siècle, auteur des Voyages de Gulliver.
Les professeurs de différentes matières essaient tous, dans le cadre de la discipline qu’ils enseignent, de décrire finalement « ce qui est », voire de montrer à leurs élèves comment l’on peut parvenir à discerner clairement « ce qui est » quand nos perceptions, nos préjugés, nos sentiments, notre immaturité nous plongent dans la confusion. Mais, dans cette perspective, le statut du professeur de mathématiques est particulier et différent de celui des autres car ce n’est pas de la référence à une situation, une époque ou une observation quelconque des faits qu’il tient la cohérence, le leitmotiv et la légitimité de son propos.
Des professeurs d’histoire, de physique, de chimie, de philosophie
n’auraient plus rien à dire si le monde cessait d’exister, alors qu’un
professeur de mathématiques pourrait continuer à déployer ses raisonnements et
ses opérations tout simplement parce que ce n’est pas de la conformité à des
états de fait que vient la vérité de ses propositions mais de la nécessité
propre à l’activation d’une pensée pure et universelle. Il importe de saisir
parfaitement la différence totale de style d’adhésion à un discours requis par
un professeur de mathématiques et celui qui est attendu par un professeur de
philosophie. Si, par exemple, un enseignant de philosophie affirme qu’aucun
désir ne peut être satisfait, il s’appuiera bien sûr sur le sens des mots, sur
un enchaînement de propositions mais tout ceci fera nécessairement écho à
l’expérience que nous vivons d’un désir fondamentalement insatisfait. Lorsque
un enseignant de mathématiques soutient que la racine cubique de 64 est 4, les
élèves ne font d’aucune façon le rapprochement avec une expérience qu’ils
auraient vécu pour acquiescer à cette proposition. Ils ont trouvé en eux la
correspondance avec ce résultat.
Un professeur de Philosophie attend que ses élèves viennent en cours en
ne laissant pas à la porte tout ce qu’ils ont retiré de leurs expériences plus
ou moins riches de la vie, des rapports humains, du rapport au monde, même s’il
ne sera pas question d’évoquer ses souvenirs personnels. Mais un professeur de
mathématiques fait cours sans cela (et in ne peut faire cours que sans cela).
Tout ce dont il a besoin c’est que ses élèves « pensent », aillent
chercher dans leur faculté de raisonner l’esprit de logique et de rigueur
nécessaire à suivre les déductions des propositions étudiées, lesquelles ne
sont jamais sujettes à caution.
Lorsque un enseignant de philosophie évoque en cours, par exemple, la
proposition de Kant selon laquelle « tout homme est un animal qui a besoin
d’un maître ». Même si cette affirmation est argumentée par l’auteur, il y
aura toujours possibilité d’envisager (heureusement) la proposition contraire.
Mais nous ne voyons nulle part d’où nous pourrions contester que la
racine cubique de 64 soit 4, parce que ce n’est pas là matière à réflexion mais
le résultat d’un raisonnement. « C’est comme ça » mais la nature de
l’évidence de ce « c’est comme ça » n’est pas celle de l’émergence
d’un événement dans la texture de la réalité. Ce n’est pas parce que c’est
arrivé dans la réalité que nous ne pouvons plus rien y faire, c’est parce que
l’acte de penser ne peut d’aucune manière, en aucun autre temps, ni aucun autre
lieu, se concevoir autrement que donnant ce résultat là, et si nous
disons : « non », c’est que nous ne voulons pas penser.
Il est impossible d’affirmer que nous pensons que 2+2=4 parce qu’on nous
l’a appris. On nous a inculqué les mots « deux, quatre, égal », mais
la logique des opérations de calcul que nous pouvons effectuer entre des unités
de grandeur mesurables n’est pas quelque chose que nous avons appris de
l’extérieur de notre pensée, sans quoi chaque langue aurait « ses
mathématiques », ce qui serait absurde. Il y a quelque chose de ce que c’est
que penser, seulement penser, qui se libère et s’accomplit dans les
certitudes mathématiques, comme si l’acte de penser ne s’effectuait nulle part ailleurs
que dans la dimension qu’il réalise en pensant. En mathématiques, on ne pense
plus dans le monde physique, dans l’univers, on pense dans ce qu’on rend
possible en pensant.
Si nous rédigeons l’opération que notre esprit est en train de résoudre,
nous matérialiserons le mouvement de l’esprit résolvant l’équation sur une
ligne d’écriture de symboles, mais cette transcription n’est évidemment pas
conforme au mouvement authentique de notre pensée, laquelle ne progresse pas
dans un espace comme un vecteur allant du début à une fin. Nous
« avançons » sur la feuille ce que nous avons combiné dans notre
pensée. La pensée ne fait que se ressasser elle-même en calculant, mais
le miracle des mathématiques tient précisément dans le fait qu’en s’activant
exclusivement sur elle-même, elle ne cesse de faire advenir de nouvelles
propositions, de nouveaux résultats, de nouvelles dimensions.
Pour le dire autrement, dans le travail mathématique, penser n’est pas
une activité que nous appliquons à un sujet, à un événement, ou à un phénomène
extérieur, lesquels sont contingents (ils auraient pu ne pas se produire). Nous
ne pensons, en mathématique, que dans l’efficience imparable de rapports au
sein desquels la pensée, débarrassée de la référence à un monde physique dans
lequel « tout peut arriver », rien ne peut s’opérer d’autre que des
conséquences, des déductions et des conclusions absolument « nécessaires ».
En ce sens, se lancer dans un travail mathématique, c’est passer d’un monde
d’expériences dans lequel « on ne sait jamais » à une dimension pure de
symbole et d’opérations au sein de laquelle « on sait toujours »
parce que penser s’y déploie dans son fond propre, « en circuit
fermé », si l’on veut (mais en réalité ce circuit n’est pas fermé du tout,
ne serait-ce que parce que la pensée y côtoie l’infini).
Nous comprenons mieux à présent ce que veut dire Bertrand Russell quand
il affirme que la certitude que nous avons que 2+2=4 n’a pas besoin de nouveaux
exemples puisés dans la réalité, tout simplement parce que cette certitude n’a
finalement aucun rapport avec le monde physique. Evidemment je ne vois pas
comment deux pommes ajoutées à deux autres pommes pourraient constituer un
autre ensemble que celui de quatre pommes mais ce n’est pas une preuve, c’est
plutôt une illustration, la suite inévitable d’une nécessité pure, absolue.
Dans la compréhension de cette opération de pur calcul, ma pensée s’effectue,
elle se comprend elle-même et se réalise dans une authentique appréhension de
soi. C’est comme si, sans cesser d’être elle-même, elle produisait quelque
chose qui contribuait à l’imprégner davantage de la certitude d’être soi. Le
travail de ma pensée m’a fait réaliser quelque chose que je ne savais pas
« avant », mais elle me l’a fait comprendre sans être autre chose que
ma pensée s’activant sur elle-même. Je n’avais rien d’autre à faire qu’activer ma
pensée pour le « découvrir ».
Il n’en va pas du tout de même pour la certitude que j’ai que le soleil
se lève chaque matin. Ici, au contraire, tous les levers de soleil de tous les
matins que j’ai vécus sont « bons à prendre » parce qu’au fil de leur
succession ma certitude se renforce, sans jamais toutefois s’accomplir aussi
résolument que celle que j’ai que 2+2=4. Bien sûr, si nous connaissons un peu
le système solaire ainsi que les lois de l’attraction universelle révélées par
Isaac Newton, nous savons aussi « comment » le soleil se lève, et
nous avons de fortes raisons de penser que le soleil « en toute
logique » se lèvera demain, mais précisément l’expression utilisée
« en toute logique » est fausse, parce que c’est n’est pas dans la
logique que le soleil se lève mais sur la terre, dans le monde physique. C’est
exactement ce que Bertrand Russell explique dans un autre passage de ce même
livre :
« Certes l’ensemble de preuves
que constitue le passé en faveur des lois du mouvement est plus important que
celui en faveur du prochain lever de soleil, dans la mesure où le lever du
soleil n’est qu’un cas particulier d’application des lois du mouvement, à côté
de tant d’autres. Mais la vraie question
est celle-ci : est-ce qu’un nombre quelconque de cas passés conformes à une loi
constitue une preuve que la loi s’appliquera à l’avenir ? Si la réponse est
non, notre attente que le soleil se lèvera demain, que le pain au prochain repas
ne nous empoisonnera pas, se révèle sans fondement ; et de même pour toutes les
attentes à peine conscientes qui règlent notre vie quotidienne. Il faut
remarquer que ces prévisions sont seulement probables ; ce n’est donc pas une
preuve qu’elles doivent être confirmées, que nous avons à rechercher, mais
seulement une raison de penser qu’il est
vraisemblable qu’elles soient confirmées. »
Nous avons beau avoir fait l’expérience depuis toujours d’un soleil
levant, nous avons beau avoir situé ce phénomène dans le cadre de lois à
l’intérieur desquels ce phénomène s’explique par des phénomènes antécédents, nous
butons sur l’instant présent comme sur un mur dont nous ne pouvons pas savoir
avec une certitude absolue ce qu’il y a derrière. Or c’est exactement ce
« mur » qui, dans les mathématiques, c’est-à-dire pour les certitudes
de pure raison, ne fait plus obstacle, tout simplement parce que nous n’y
faisons plus l’expérience d’une réalité extérieure à la pensée. Il n’y a plus
là d’événement qui pourrait désavouer une proposition déduite d’une autre parce
que l’enchaînement de l’une à l’autre est une causalité de raison et non de
fait. Il n’ y a pas, en toute rigueur, de causalité dans les faits, seulement
des corrélations et des probabilités, fondées sur des suppositions
de lois. J’ai de très fortes raisons de penser que ce crayon tombera si je le
lâche, je suis vraiment conforté à le croire si, en plus, je connais un peu la
loi de l’attraction terrestre. Je suis, en plus, ancré dans l’habitude de voir
toujours les objets tomber, et pourtant, tant que je ne le lâche pas, tant que
le présent de ma prise du stylo demeure, je ne peux présumer de la microseconde
à venir du « lâcher prise ». C’est exactement comme si nous
côtoyions dans chaque présent l’infinité de tous les mondes possibles dans
lesquels le stylo pourrait « flotter » dans l’un à droite, dans
l’autre à gauche, dans un autre encore, s’élever au plafond, dans celui-ci
rester en place, comme suspendu, dans celui-là, se mettre à tourner sur lui-même,
etc.
Dans « la critique de la Raison Pure », Emmanuel Kant distingue
trois types de jugements. Les jugements analytiques affirment d’un sujet,
disons le triangle, ce qui se trouve déjà compris dans la notion même qui
définit ce sujet, par exemple « a trois côtés », ou bien, « tous
les corps sont étendus (dans l’espace) ». Le propre d’un corps c’est en
effet d’être étendu. Ces jugements sont vrais, mais en même temps ils ne nous
apprennent rien, et ne prennent aucun « risque » puisque ils ne font
que dérouler d’un concept cela même qui le définit en tant que concept.
Les jugements synthétiques a posteriori, au contraire, ajoutent quelque
chose au sujet : « cette fleur est rouge », ou « tous
les corps sont pesants », parce que précisément il n’est pas compris dans la
notion de corps qu’il soit pesant. Mais à partir de quoi nous sentons-nous en
droit d’affirmer que cette fleur est rouge et que tous les corps sont
pesants ? De l’expérience que nous en avons, et c’est bien cela qui
explique le terme « a posteriori » (après l’expérience). Mais
précisément, si les jugements synthétiques a posteriori nous apprennent quelque
chose, ils ne nous l’apprennent pas avec une certitude égale à celle des
jugements analytiques. Une multitude de questions se posent : « quel
rouge ? » « Tout le monde la verra-t-elle rouge ? »,
les corps ne sont pas pesants partout (ils ne le sont pas en apesanteur).
Les jugements synthétiques a priori nous apprennent également quelque
chose de nouveau mais sans le retirer de l’expérience, du rapport avec le monde
existant. « 2+2=4 » ou « la racine cubique de 64 est 4 »
sont des jugements synthétiques a priori et ils ont quelque chose d’incroyable,
en ceci qu’ils révèlent l’efficience d’un autre lieu que le monde ou peut-être
d’un « non lieu » radical : notre pensée. C’est pour cela que
Kant pose la question : « Comment les jugements synthétiques a
priori sont-ils possibles ? » D’où apprenons quelque chose dans ce
type de jugements ? Le 4 n’est pas déjà compris dans le chiffre 64, ni
dans la notion de racine cubique, pourtant je n’ai pas abouti à ce chiffre par
le biais d’une « nouvelle » venue de l’extérieur ou de l’observation
d’une quelconque réalité.
Or ce qui manifeste clairement la distinction entre les jugements
synthétiques a posteriori et a priori est l’imagination : je peux me
représenter des corps non pesants mais je ne peux pas concevoir que la moitié
de 10 soit égale à la racine cubique de 64. C’est exactement ce que Hume nous
décrit ici :
« Tout
ce qui est peut ne pas être. Il n’y a pas de fait dont la négation implique
contradiction. L’inexistence d’un être, sans exception, est une idée aussi
claire et aussi distincte que son existence. La proposition, qui affirme qu’il
n’existe pas, même si elle est fausse, ne se conçoit et ne s’entend pas moins
que celle qui affirme qu’il existe. Le cas est différent pour les sciences
proprement dites. Toute proposition qui n’est pas vraie y est confuse et
inintelligible. La racine cubique de 64 est égale à la moitié de 10, c’est une
proposition fausse et l’on ne peut jamais la concevoir distinctement. Mais
César n’a jamais existé, ou l’ange Gabriel, ou un être quelconque n’ont jamais
existé, ce sont peut-être des propositions fausses, mais on peut pourtant les
concevoir parfaitement et elles n’impliquent aucune contradiction. »
Il n’est pas contradictoire de se représenter un stylo qui
ne tombe pas quand nous le lâchons, ou du moins, une telle hypothèse contredit
ce que nous avons pris l’habitude de voir, ce que nous avons appuyé sur
l’assimilation de certains principes, mais cela ne contredit pas le
raisonnement : nous pouvons l’envisager, voire construire un autre monde à
partir d’un autre principe que celui de l’attraction terrestre. Mais il est
complètement contradictoire d’affirmer que 2+2=5 ; ce n’est pas « une
autre possibilité », c’est n’importe quoi, c’est l’expression d’une pensée
qui se « dénie », qui refuse de s’admettre (on pourrait parler d’une
mauvaise foi fondamentale), qui se soustrait à l’évidence de son efficience
structurelle.
En Physique, en Histoire, en Philosophie, nous émettons
des propositions dont le champ de validité se maintient dans la relation avec
la réalité du monde environnant, de telle sorte qu’aussi loin que nous allions
dans l’effort de réduction des évènements ou des phénomènes à des lois qui nous
permettent d’anticiper le futur, nous y demeurons confinés à l’expression d’une
certitude relative qui se limite à tout ce qui a prévalu « jusqu’à
maintenant » et le mur du présent reste infranchissable. Comme tout reste
suspendu au rapport que nous entretenons avec le réel, nous pouvons concevoir
des réalités alternatives : « Et si…. » Mais, pour les
certitudes de raison « pure », c’est-à-dire pour les jugements
synthétiques a priori, le présent ne fait plus obstacle. Une pensée mathématique
ne déploie pas son raisonnement dans le temps, elle le développe dans « ce
qu’elle est », et « ce qu’elle est », elle ne l’est pas dans le
temps. C’est exactement comme si la
pensée d’un homme mortel, contingent, fini, éprouvait en suivant le fil d’un
raisonnement purement mathématique le mouvement fluide et inexorable d’une
nécessité absolue, infinie, suffisamment assurée pour ne laisser aucun espace à
la moindre alternative. L’imagination n’a plus rien à faire là, elle n’a
plus d’air pour respirer. Plus de « Et si… » Rien que des
« donc… » Ici se déploie la sphère de l’entendement pur. C’est bien
là ce qu’exprime Bertrand Russell quand il affirme : « ce n’est
plus un simple fait, mais une nécessité à laquelle tout monde réel ou possible,
doit se conformer. »
Mais il ne se contente pas d’avoir posé cette distinction
entre les généralisations empiriques (les jugements synthétiques a posteriori)
et les certitudes de raison (les jugements synthétiques a priori), il choisit
de montrer la différence radicale de nature entre ces deux types de proposition
en évoquant l’une des généralisations les plus profondes, les plus ancrées dans
nos certitudes. Nous sommes convaincus que tous les hommes sont mortels. Il ne
s’agit pas d’un jugement analytique car la mortalité n’est pas comprise dans la
notion d’homme. Ce point est très intéressant car si nous lisons un texte qui
commence avec cette proposition, nous l’acceptons comme une évidence, nous
« accordons » cela à l’auteur alors que la nature de nécessité qui
nous incite à lui faire crédit n’est pas « pure ». Nous le pensons,
en effet pour deux raisons. En premier lieu, nous avons vu des proches mourir,
nous avons éprouvé expérimentalement de nombreux cas d’humains qui, soit à
cause d’un accident, soit pour être parvenus à un âge certain, mouraient. En
second lieu, nous avons suivi quelques cours de biologie, ou de physique, et
nous avons pris connaissance de l’existence dans tout système, donc dans tout
organisme, d’un principe de désordre entraînant de façon irréversible la
désorganisation de cet ensemble. C’est l’entropie.
La seconde raison semble plus pure, plus rigoureuse, plus
scientifique que la première, et sous cet angle, la mise à l’écart de
Russell : « Laissons de côté le second point » peut nous
apparaître comme suspecte, mais finalement, c’est exactement la même chose que
pour le soleil levant de chaque matin. Nous avons beau inscrire la mort des
hommes dans le cadre de l’application du principe d’entropie applicable en
droit à tout organisme, nous n’en restons pas moins limité à ce côté ci de la
frontière infranchissable de l’instant présent. La compréhension de la force
entropique me donne toutes les raisons de penser que tout être humain devrait
mourir, mais je ne peux avec une absolue certitude affirmer que tous les hommes
seront mortels, pas davantage que je ne peux être sûr que le soleil se lèvera
demain.
Peut-être la découverte récente de l’apoptose,
c’est-à-dire de la mort cellulaire programmée, pourrait-elle changer
« cette donne », d’autant plus que Russell ne pouvait évidemment pas
la connaître. L’idée selon laquelle le principe même de sa désorganisation est
déjà présent au sein de la cellule transforme totalement le rapport de
l’organisme vivant à la mort. L’activation d’un processus visant à se tuer
serait à l’œuvre depuis toujours dans la cellule, comme si la vie ne consistait
plus que dans la modulation de nos vitesses d’autodestruction (cf. « la
sculpture du vivant » - Jean-Claude Ameisen).
Nous mesurons donc tout ce que cette mise à l’index
implique, à la fois de légitime et de moins légitime à la lumière de certaines
découvertes récentes de la biologie. Il n’en demeure pas moins, à l’appui des
affirmations de Russell que nous pouvons nous imaginer des hommes immortels. Et
c’est bien ce que Jonathan Swift décrit dans « les voyages de
Gulliver ». Mon imagination peut trouver « de l’espace », de
quoi se faire un territoire dans cette part très ténue, très infime de
probabilité d’une immortalité humaine, alors qu’elle ne trouve absolument rien de
tel dans la proposition « 2+2=4 ». Partout où il y a du réel il y a du possible qui peut suivre le fil de
tout ce qui est contraire au réel, mais l’art de cette insinuation d’un
« toujours possible » contraire au réel cesse dés que nous entrons
dans la pensée pure, c’est-à-dire l’efficience d’un enchaînement d’absolue
nécessité. On pourrait toujours opposer à cette thèse défendue par Russell
qu’après tout, si je ne peux pas l’imaginer je peux du moins écrire que 2+2=5,
mais cette écriture ne suscite rien, elle n’est relayée par rien, elle n’ouvre
à aucune dimension. Ce qu’elle dit est absurde.
C’est tout ce qui la distingue de cette autre
proposition : « par un point posé hors d’une droite peuvent
passer une infinité de droites parallèles à celle-ci », soit le contraire
de l’un des postulats d’Euclide. A partir du contraire, s’ouvre un autre plan,
une autre géométrie à l’intérieur de laquelle s’opéreront d’autres
enchaînements de propositions. Mon entendement peut s’activer dans les
géométries non euclidiennes tout autant que dans la géométrie Euclidienne. Et
c’est d’ailleurs bien ce qui manifeste l’incroyable richesse des jugements
synthétiques a priori : ils progressent, découvrent, vont jusqu’à susciter
de nouveaux plans, de nouvelles dimensions sans que ce souffle de nouveauté
viennent de la réalité, du monde. C’est comme si la raison en elle-même par
elle-même touchait alors du doigt l’impossibilité de se refermer sur elle-même
en éprouvant l’infini, c’est-à-dire l’évidence que la plus pure nécessité loin
d’être systématique, close est ouverte.
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