Tout le
propos de Bergson consiste donc à nous faire comprendre que c’est toujours sur
le fond d’un « nous » que nous nous construisons comme un
« Je ». Mais de quel « nous » s’agit-il ? Désigne-t-il
ces autres personnes que chaque jour nous côtoyons dans nos environnements
familial, professionnel, ou bien cette présence diffuse des autres, du
« tout le monde » que, par exemple, nous alléguons quand nous
essayons de faire comprendre à quelqu’un l’impossibilité civique d’un acte incompatible
avec la vie en société : « Que se passerait-il si tout le monde
faisait comme vous ? » En fait, il y a, pour le moins, deux relations
très distinctes aux autres : autrui comme structure et autrui comme praxis.
Par le
premier terme, il faut entendre ce fond d’efficience des lois, des
institutions, et plus encore, la conscience que nous avons de notre incessante
visibilité aux yeux de la société : ce que nous faisons nous le faisons
toujours sur le fond de l’existence possible des autres, même quand personne
n’est physiquement « là ». Par la notion d’autrui comme praxis, il
faut entendre toutes ces actions par le biais desquelles nous nous faisons
l’autrui de quelqu’un. Or, cette distinction correspond exactement à celle que
Paul Ricoeur, dans son livre « Histoire et vérité », développe pour
différencier « le socius et le prochain ». Par socius, il faut
entendre le comportement psychologique de l’individu en tant qu’il est lié à la
société (c’est exactement ce qui intéresse Bergson ici). Nous pouvons également
parler de la présence d’Autrui comme structure en ce sens que le socius désigne
cette place, cette pesée toute à la fois implicite et légale d’un autrui
invisible, anonyme, presque abstrait mais tout à la fois omniprésent, un peu
comme un conditionnel qui ne cesserait de se manifester à nous au Présent, de
se faire présent mais jamais physiquement (plutôt mentalement,
constitutionnellement). Par « Prochain », Paul Ricoeur désigne la
présence immédiate, ponctuelle, physique d’une autre personne que je connais.
Nous faisons bien l’expérience proche de l’autre dans les grandes villes
puisque nous y vivons de nombreuses situations de promiscuité (métro, files
d’attentes, etc.), mais, en même temps, cette foule avec laquelle je suis
obligé de composer n’est pas constituée de « prochains » puisque nous
ne les connaissons pas.
Mais c’est
précisément tout l’ambiguité du prochain de désigner une praxis, c’est-à-dire « l’action »
de se rendre proche de quelqu’un d’autre. Nous saisissons ainsi le fin mot de
ce paradoxe des grandes villes : ces autres que nous rencontrons
quotidiennement ne nous sont pas présents par le biais de modalités, de
circonstances qui nous donnent l’envie ou la simple possibilité de nous en
faire « les prochains ». En d’autres termes, il y a dans la praxis du
prochain l’efficience d’une relation affective, conviviale, amoureuse ou
amicale alors que le socius n’induit rien de tout cela. Le prochain, c’est
celui dont on se sent proche, alors
que le socius, c’est ce que nous pourrions appeler « le fait accompli »
de la présence d’Autrui, l’efficience toujours préalable d’un fond
d’interactions anonymes avec lequel nous devons compter et sur la base duquel
agir se conçoit (je ne peux pas faire quelque chose sans partir du principe que
le cadre dans lequel mon action va s’inscrire est ouvert à toutes les actions
des autres). Autant donc, il y a une question d’affinités qui semble jouer dans
la praxis du prochain, autant la structure du socius est un état donné, une
toile de fond sociale, avec laquelle il me faut nécessairement composer. Nous activons la praxis du prochain, nous
subissons la structure du socius. La relation au prochain suppose une marge
de choix, d’élection, de désir de rapprochement alors que la meilleure
représentation du socius est peut-être la différence entre notre salaire brut
et notre salaire net, à savoir tout ce qui est prélevé de notre paye pour être
reversé, via la supervision d’une autorité administrative, à des
« organismes », à l’Etat, à la sécurité sociale, etc.
Lorsque
nous allons faire nos courses chez des commerçants de proximité (boulangerie,
épicerie de quartier), nous voyons souvent des personnes âgées saisir le
prétexte de la transaction marchande (acheter quelque chose à quelqu’un) pour
jouir de la proximité du lien, dire « bonjour à quelqu’un » et se
sortir un peu de la solitude de leur vie quotidienne : ce type de
rapprochement illustre complètement le rapport au prochain.
Il est très
intéressant d’essayer de situer les relations qui se créent dans les réseaux
sociaux à l’aune de cette distinction, mais très difficile aussi, parce que
nous réalisons tout de suite qu’il ne peut pas s’agir du prochain, mais en même
temps, ce n’est pas complètement du socius, parce que lorsque l’on retire de ma
paye de l’argent qua va être reversé pour des organismes, des mutuelles, un
système de retraite dont vont bénéficier des inconnus (socius), je ne mets
aucunement en relation avec des « amis ». Nous pourrions peut-être
décrire les réseaux sociaux comme une forme de « praxis du socius ».
Il s’agit de se faire un peu plus proche de personnes inconnues, de jouer à
fond la carte de la médiation, c’est-à-dire de retirer tous les avantages
possibles d’une relation qui peut s’établir sans vis-à-vis, sans être en
présence de l’impact physique d’autrui.
Ce genre de
rapport est fascinant, ne serait-ce que parce qu’il permet à chaque membre de
brouiller la donne d’une existence physique donnée, déterminée du point de vue
de l’âge, du sexe, du métier, de la situation sociale. C’est comme si la nécessité
radicale de « faire avec ce que l’on est » s’évanouissait,
disparaissait pour laisser libre cours à un désir de composition, de
construction de soi, voire de stylisation de soi qui n’a plus à se confronter à
la difficulté pratique de se faire réellement devenir ce que l’on a toujours
rêvé d’être. Nous comprenons ainsi à quel point cette praxis du Socius rend
possible une praxis de soi toute aussi attractive que dangereuse (parce que
nous pouvons y perdre le contact avec l’expérience de la réalité de ce que nous
sommes).
Il est
tout-à-fait possible de considérer les réseaux sociaux comme une perversion du
socius, pouvant donner l’illusion d’avoir des prochains, sans que ceux-ci
jamais le deviennent en réalité (ils peuvent éventuellement le devenir, mais la
majorité des rencontres sur la toile se limite au contexte de leur premier
contact). Mais en même temps, il y a bien des échanges de mots, de pensées qui,
contrairement à ceux que nous vivons physiquement dans la réalité, n’ont pas à
composer avec le jugement que, consciemment ou pas, nous émettons toujours sur
l’apparence de notre interlocuteur. Il n’est pas interdit de penser que quelque
chose des réseaux sociaux rend possible, au-delà de tous les gages qu’il nous
faut donner aux modalités « autorisées », codifiées de la rencontre, des processus « d’entente » de
pensée à pensée, même si malheureusement il nous faut convenir que c’est le
plus souvent à des dévoiements d’opinions, à des ralliements faciles et
« sanguins » à des effusions ou des réactions
« viscérales », livrées sur le Net sans argument ni réflexion que
nous avons affaire.
Mais
peut-être cette notion d’intermédiaire entre le socius et le prochain
qu’illustrent les réseaux sociaux nous met-elle sur la voie d’une compatibilité
entre l’un et l’autre. Le socius et le prochain désignent-elles des modalités
de rapport à l’autre si distinctes que cela, irréconciliables ?
Paul
Ricoeur ne le pense pas. Il évoque, pour le faire comprendre, dans
« Soi-même comme un autre » la référence à Antigone, l’héroïne de
Sophocle. Il serait en effet, complètement faux de la situer exclusivement dans
le rapport au prochain contre Créon qui représenterait le Socius. Le seul fait
de défendre son cas personnel ne lui donnerait pas une telle puissance, une
telle résonance, une telle aura. Antigone est portée par autre chose.
Quoi ? L’impossibilité de concevoir au fondement même du socius des
interdits faisant provisoirement obstacle à des évidences fondamentales
constitutives de notre rapport à l’autre être humain (qui vient du latin
humus : sol (comme si l’humain faisait corps avec le sol)). Il s’agit bien
sûr pour Antigone d’enterrer son « plus prochain », son frère, mais
elle va surtout mourir parce que ce que Créon refuse à son frère c'est la manifestation d'un souci, d'une prise en charge élémentaire de l'autre en tant qu'homme (absorption et reconnaissance du corps de l'autre dans le sol que je foule).
En un sens,
Antigone défend la même chose que ce qu’une aide-soignante se sent en situation
de « donner » lorsque devant une personne très âgée qui ne peut plus
se charger de faire sa toilette seule, elle lui porte assistance. Elle
accomplit alors ce en quoi son métier consiste mais il se trouve en même temps
que la nature de sa profession réside dans l’efficience d’une
« humanisation » qui ne consiste ni dans une praxis du prochain (elle
n’essaie pas de se rendre plus proche d’une personne) ni dans la charité
invisible du socius. Elle met en pratique les ressorts d’un rapport élémentaire
à la détresse des autres, d’un souci des autres êtres humains mis en situation
de ne plus pouvoir jouir de, ou assumer, leur « humanité ». C’est
lorsque la mort ou les conditions extrêmes de la maladie attaquent et
détruisent ce que l’on pourrait appeler l’intégrité de la personne, son
« stoïcisme », son endurance, son aptitude à faire face à la douleur,
au handicap que le souci de l’autre homme s’impose comme la manifestation d’une
solidarité « pure », évidente.
La référence aux Stoïciens est à
prendre ici au pied de la lettre. Face aux évènements auxquels nous ne pouvons
rien, il nous revient de les accepter, mais encore faut-il trouver en soi les
ressources suffisantes à manifester ce consentement. Peut-être l’être humain ne
peut-il rien opposer à l’émergence de tout ce qui arrive mais du moins
consiste-t-il dans le mouvement d’adhésion à ce qui arrive, lequel n’est pas
rien. Il y a là un « oui » où quelque chose de fondamental se joue,
l’incroyable ressource de trouver en soi suffisamment de bonne grâce,
d’humilité, voire de jouissance pour « vouloir » que cet instant du
monde « soit », même s’il implique dans l’entrelacs de toutes ces
ficelles évènementielles qu’il relie et tisse les unes avec les autres pour
composer la toile efficiente de ce « maintenant » ma mort ou ma
vieillesse. Je reste humain tant que je peux opposer la sérénité d’un visage
consentant, acquiesçant d’un signe
de tête à la mort ou à la maladie.
L’agenouillement
de Gilles de Rais devant les parents de ses victimes quelques instants avant
d’être exécuté manifeste l’un de ces signes. Lorsque Achille refuse à Hector
après l’avoir tué la sépulture et traîne son cadavre derrière son char, il
comment un geste inhumain qui va à l’encontre de tous les rituels :
« Il parla ainsi, et il outragea indignement le
divin Hektôr. Il lui perça les tendons des deux pieds, entre le talon et la
cheville, et il y passa des courroies. Et il l'attacha derrière le char,
laissant traîner la tête. Puis, déposant les armes illustres dans le char, il y
monta lui-même, et il fouetta les chevaux, qui s'élancèrent avec ardeur. Et le
Priamide Hektôr était ainsi traîné dans un tourbillon de poussière, et ses
cheveux noirs en étaient souillés, et sa tête était ensevelie dans la
poussière, cette tête autrefois si belle que Zeus livrait maintenant à
l'ennemi, pour être outragée sur la terre de la patrie »
« Sur la terre de la patrie » et non « en » elle. Mais Achille se laissera fléchir par le
discours de Priam et rendra au père la dépouille du fils. Il revient ainsi à ce
qui fait la communauté des hommes, après s’être laissé emporté par la démesure,
l’Hubris de sa colère. On pourrait dire aussi qu’il revient à la raison, mais
c’est à l’efficience de cette même évidence que celle qui suscite la prise en
charge de la personne dépendante par l’aide-soignant, à savoir l’aptitude à
faire droit à l’émergence d’une existence face à la mort, d’un visage, à faire
en sorte que l’autre n’abdique pas de cette aptitude à acquiescer d’un signe
d’existence à sa mort. Ici s’exprime une solidarité dépassant largement
l’opposition du Socius et du Prochain, celle que nous retrouvons aujourd’hui
dans ce que l’on appelle le « care » désignant très opportunément (en
anglais) à la fois, le soin et le souci que l’on manifeste à l’égard de l’autre
homme. Ce n’est pas seulement parce qu’il est mon prochain ou parce qu’il est
mon partenaire social que je me sens solidaire de l’autre homme, mais parce que
ces deux aspects se confondent dans l’efficience d’une fratrie sémiotique,
d’une capacité commune à styliser, crypter, à faire sens dans l’épreuve que
nous faisons de la proximité avec la mort, la déchéance, le chaos.
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