« Lorsque
nous avons la première fois aperçu en notre enfance une figure triangulaire
tracée sur le papier, cette figure n’a pu nous apprendre comme il fallait
concevoir le triangle géométrique, parce qu’elle ne le représentait pas mieux
qu’un mauvais crayon une image parfaite. Mais, d’autant que l’idée véritable du
triangle était déjà en nous, et que notre esprit la pouvait plus aisément
concevoir que la figure moins simple ou plus composée d’un triangle peint, de
là vient qu’ayant vu cette figure composée nous ne l’avons pas conçue
elle-même, mais plutôt le véritable triangle. Tout ainsi que quand nous jetons
les yeux sur une carte où il y a quelques traits qui sont tracés et arrangés de
telle sorte qu’ils représentent la face d’un homme, alors cette vue n’excite
pas tant en nous l’idée de ces mêmes traits que celle d’un homme : ce qui
n’arriverait pas ainsi si la face d’un homme ne nous était connue d’ailleurs,
et si nous n’étions plus accoutumés à penser à elle que non pas à ses traits,
lesquels assez souvent même nous ne saurions distinguer les uns des autres
quand nous en sommes un peu éloignés. Ainsi, certes, nous ne pourrions jamais
connaître le triangle géométrique par celui que nous voyons tracé sur le papier,
si notre esprit n’en avait eu l’idée d’ailleurs. »
DESCARTES
« Les
faits que l’expérience nous propose sont soumis par la science à une analyse
dont on ne peut pas espérer qu’elle soit jamais achevée puisqu’il n’y a pas de
limites à l’observation, qu’on peut toujours l’imaginer plus complète ou exacte
qu’elle n’est à un moment donné. Le concret, le sensible assignent à la science
la tâche d’une élucidation interminable, et il résulte de là qu’on ne peut le
considérer, à la manière classique, comme une simple apparence destinée à être
surmontée par l’intelligence scientifique. Le fait perçu et d’une manière
générale les événements de l’histoire du monde ne peuvent être déduits d’un
certain nombre de lois qui composeraient le visage permanent de l’univers ;
c’est, inversement, la loi qui est une expression approchée de l’événement
physique et en laisse subsister l’opacité. Le savant d’aujourd’hui n’a plus,
comme le savant de la période classique, l’illusion d’accéder au cœur des
choses, à l’objet même. Sur ce point, la physique de la relativité confirme que
l’objectivité absolue et dernière est un rêve, en nous montrant chaque
observation strictement liée à la position de l’observateur, inséparable de sa
situation, et en rejetant l’idée d’un observateur absolu. Nous ne pouvons pas
nous flatter, dans la science, de parvenir par l’exercice d’une intelligence
pure et non située à un objet pur de toute trace humaine et tel que Dieu le
verrait. Ceci n’ôte rien à la nécessité de la recherche scientifique et ne combat
que le dogmatisme d’une science qui se prendrait pour savoir absolu et total.
Ceci rend simplement justice à tous les éléments de l’expérience humaine et en
particulier à notre perception sensible. »
MERLEAU-PONTY, Causeries
1) Pourquoi est-il impossible, selon Descartes, que le
premier triangle que nous avons aperçu dans notre enfance nous ait enseigné la
figure géométrique du triangle ?
2) « Mais d’autant que l’idée véritable du triangle
était en nous. » Expliquez en utilisant l’opposition entre l’empirisme et
l’innéisme. L’exemple des traits représentant un homme vous semble-t-elle
vraiment efficace ? Pourquoi ? De quel ailleurs parle Descartes,
selon vous ?
3) Comparez l’idée défendue dans ce texte avec ce texte
de Laplace :
« Nous devons envisager l’état présent de
l’Univers comme l’effet de son état antérieur, et comme la cause de ce qui va
suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les
forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la
composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à
l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands
corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain
pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »
Pierre Simon de Laplace, Essai
philosophique sur les probabilités
4) « En rejetant l’idée d’un observateur absolu » :
que veut dire,ici, Merleau-Ponty ?
5) Comparez la dernière phrase du texte de Merleau-Ponty
avec la thèse défendue par Russell. Les deux auteurs sont-ils en complet
désaccord selon vous ?
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