Il est possible de définir
la notion d’Interdit de différentes façons. Il a déjà été fait mention de la
distinction Interdit / Interdiction ainsi que du détour par cet autre sens du
mot interdit qui désigne le fait d’être stupéfait, interloqué (et nous nous
sommes rendus compte que c’était bien autre chose qu’un détour). Il est
également possible de distinguer Interdit et Tabou. Cette différence est à la
fois fondamentale et méthodologiquement piégeuse parce que d’une part, dans ce
sujet, il semble clair que la question concerne aussi les tabous :
« ne sommes-nous liés que par des tabous ? » (ce serait vraiment
dommage de ne pas envisager cette question), d’autre part et corrélativement,
ces deux notions recoupent des réalités distinctes et indissociables, ne
serait-ce que d’un point de vue chronologique. Dans l’histoire, les interdits
ont probablement succédé aux tabous (peut-être pourrions-nous dire que les
commandements dans les trois religions monothéïstes ont assuré le rôle de
courroie de transmission entre les tabous et les interdits).
Mais en quoi le Tabou se
distingue-t-il conceptuellement de l’Interdit ? Dans le tabou, il y a
quelque chose de sacré. Il existe des actes, des lieux, des corrélations de
temps et d’attitudes dont il est « posé » que nous ne pouvons les effectuer
sans devenir immédiatement autre chose qu’un humain. L’inceste est davantage un
tabou qu’un interdit. Aujourd’hui encore, l’inceste n’est pas puni en tant que
tel, il peut être traité comme un crime dés lors qu’il est assimilé à un viol
ou à un acte de pédophilie, mais ce n’est pas la relation sexuelle entre
membres d’une même famille qui se retrouve alors définie comme un délit.
Commettre l’inceste, au sens strict, ce n’est donc pas violer la loi, c’est se
situer à part du genre humain, accomplir quelque chose qui se situe « hors
norme », qui fait de nous un Dieu ou un animal et peut-être les deux. Dans
l’Egypte ancienne, les pharaons, descendants directs du ciel, étaient unis à
leurs sœurs. Le fait de briser un tabou nous place dans une situation au sein
de laquelle nous ne sommes plus des sujets de droit.
La scène finale de Festen
est tout-à-fait claire dans cette perspective. Le Père, dont l’acte est enfin
attesté, n’a plus d’autorité, ni de « lien ». Ces paroles
« n’impriment plus » sur ce fond d’une écoute, d’une bienveillance,
d’une attention humaines. Il a brisé le lien de tous les liens et sort de la
célébration de son anniversaire pour aller, au sens propre, dans un « No
man’s land », dans une zone indéfinissable, non-humaine, dans laquelle même
son épouse pourtant complice, ne peut le suivre.
Par contre, le fait de
violer un interdit nous rend, en un sens, justiciables, punissables, donc
toujours inclus dans la communauté des hommes. Si nous payons des amendes,
passons un séjour plus ou moins long en prison c’est bien que les lois de notre
juridiction nous présupposent une certaine capacité de rédemption, de
compréhension de notre acte et de guérison de notre inclination à l’illégalité.
Dans le Tabou comme dans l’Interdit, une zone d’exclusion est délimitée mais ce
n’est pas du tout la même et celle qui relève du premier est incroyablement
plus notable, violente et irrévocable que la seconde. Briser un tabou, c’est se
mettre à part d’une collectivité pour n’être reconnu par aucune autre ;
c’est aussi enfreindre du sacré, c’est-à-dire contrarier un
« principe », une « évidence » dont on ne peut
« naturellement » éprouver la nécessité. Toute la question ici, par
exemple, est de savoir si le dégoût que nous ressentons pour l’inceste vient de
notre éducation ou d’une sorte d’intuition innée, de répulsion native,
naturelle à la seule idée de cet acte. En d’autres termes, il y a quelque chose
dans la violation du Tabou qui représente pour la plupart d’entre nous un acte
incompréhensible. Dans Festen, Christian dit à son père qu’il n’a jamais
compris pourquoi il le faisait.
Enfreindre une loi, par
contre, est parfaitement compréhensible. Si je vole de l’argent, tout le monde
saisit bien pourquoi et, en un sens, partage le sens de ma motivation tout en
réprouvant l’acte. On s’exclue donc des « bons » citoyens en violant
la loi, mais on ne s’exclue pas à jamais de la citoyenneté. C’est même le
contraire puisque l’on a des comptes à rendre à la société.
Pour le sujet, cette distinction nous permet de faire
la différence entre la thèse selon laquelle nous ne serions liés que par des
tabous et celle selon laquelle nous ne serions réunis que par des interdits.
Ces deux questions différentes révèlent toutefois un même processus : ne
pouvons-nous constituer un groupe qu’en excluant un certain type de
comportement dont la désignation, la stigmatisation et le bannissement nous
définiraient, nous négativement, comme membres à part entière d’un
collectif : celui des êtres humains pour le Tabou, celui des bons citoyens
pour l’interdit ?
Cette distinction est vraiment fondée
méthodologiquement car autant l’interdit, la loi, le commandement se
caractérisent identiquement comme neutralisation de l’action par de la diction,
de l’explicite culturel, autant le tabou, lui, se définit comme neutralisation
de l’action par de l’implicite naturel ou sacré (pas religieux). Dans la
genèse, le fruit défendu n’est pas tabou, il est interdit (puisque « Dieu
dit »). Cette différence est fascinante : quand on perçoit dans un
groupe l’efficience de certains tabous, de choses qui « ne se
font pas », ce n’est pas le fait de les dire qui permet de les
respecter, mais celui de les pressentir. Le « gentleman » s’abstient
par exemple de demander son âge à une femme mûre non pas parce qu’on lui a dit de ne pas
le faire, mais parce qu’il est fondamentalement « gentleman »,
c’est-à-dire qu’il détient toutes les clés du « code », du "savoir-vivre".
Cette
considération nous permet de définir une troisième possibilité de réponse à la
question posée : 1) peut-être sommes nous naturellement liés 2) peut-être
ne sommes-nous liés que par des interdits (culture) ou des tabous (nature) 3)
peut-être ne sommes-nous liés, comme le gentleman que par cette étrange
sensibilité à tels ou tels signes, lesquels nous renverraient à certains codes au
travers desquels quelque chose de notre « style », de notre
idiosyncrasie, c’est-à-dire de notre particularité native s’exprimerait, se
réaliserait avec bonheur (ou pas, mais de toute façon nous n’aurions pas le
choix parce que ce serait nous-même).
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