« J’ai
un mot à dire à ceux qui méprisent le corps. Je ne leur demande pas de changer
d’avis ni de doctrine, mais de se défaire de leur propre corps – ce qui les
rendra muets.
« Je suis corps et âme » – ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas comme les enfants ?
« Je suis corps et âme » – ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas comme les enfants ?
Mais
l’homme éveillé à la conscience et à la connaissance dit : « Je suis
tout entier corps, et rien d’autre ; l’âme est un mot qui désigne une
partie du corps. »
Le corps
est une grande raison, une multitude unanime, un état de paix et de guerre, un
troupeau et son berger.
Cette
petite raison que tu appelles ton esprit, ô mon frère, n’est qu’un instrument
de ton corps, et un bien petit instrument, un jouet de ta grande raison.
Tu dis
« moi », et tu es fier de ce mot. Mais il y a quelque chose de plus
grand, à quoi tu refuses de croire, c’est ton corps et sa grande raison ;
il ne dit pas mot, mais il agit comme un moi.
Intelligence
et esprit ne sont qu’instrument et jouets ; le Soi se situe au-delà. Le
Soi s’informe aussi par les yeux de l’intelligence, il écoute aussi par les
oreilles de l’esprit.
Le Soi est sans cesse à l’affût, aux
aguets ; il compare, il soumet, il conquiert, il détruit. Il règne mais il
agit comme un Moi.
Par-delà
tes pensées et des sentiments, mon frère, il y a un maître puissant, un sage
inconnu, qui s’appelle le Soi. Il habite ton corps, il est ton corps.
Il y a plus
de raison dans ton corps que dans l’essence même de ta sagesse. Et qui sait
pourquoi ton corps a besoin de l’essence de ta sagesse ? »
F.
Nietzsche (1844 – 1900) – Ainsi parlait Zarathoustra
(Quelques mots d’explication : ce passage de l’œuvre de
Nietzsche « Ainsi parlait Zarathoustra » prend clairement parti dans
la querelle entre les partisans de la distinction de l’âme et du corps
(Malebranche, Descartes) et les défenseurs de l’union de l’un et de l’autre
(Spinoza). L’âme, c’est le corps : voilà ce que Nietzsche affirme ici (du
côté des seconds cités, donc) mais il le fait d’une façon beaucoup plus subtile
que La Mettrie. Il ne s’agit pas de ramener toute pensée, tout sentiment, à une
sensation du corps mais de réaliser à quel point notre corps est en lui-même la
manifestation d’un Soi qui s’oppose à notre moi. La Mettrie nous parlait de
notre corps individuel, mais l’idée selon laquelle nous sommes corps « et » âme prend encore plus
de relief quand nous comprenons que le fait que nous ayons un corps n’est
évidemment pas de notre fait, mais de celui du Soi, instance qu’il s’agit de
distinguer radicalement de Dieu évidemment mais aussi de la nature. Nous
existons en Soi en tant que corps avant d’être un moi avec une âme. La prise de
position de Nietzsche est totalement contraire à celle de Descartes et
principalement au « je pense donc je suis ». Ce n’est pas du tout
parce que je pense que j’existe mais « penser, exister, avoir un
corps » : c’est « tout un » et cette simultanéité n’est
aucunement le résultat d’un élan qui serait celui du moi mais l’effectuation
d’un Soi, c’est-à-dire d’un jeu de forces constant, impersonnel, anonyme et
chaotique au gré duquel tout se fait, se défait. Le « Soi »
c’est un « ça va » perpétuel, un flux de forces qui « va »
et entraîne absolument tout dans la dynamique de son devenir. On peut dire de
l’homme qu’il est, pour Nietzsche « machiné » dans le mouvement
incessant de cette puissance. Celle-là même que Schopenhauer désigne par le
terme de « Vouloir-Vivre », et Nietzsche a beaucoup lu Schopenhauer.
L’homme est donc, en ce sens, une machine du « vouloir-vivre »,
c’est-à-dire du Soi)
« Notre
expérience quotidienne la plus personnelle nous met en présence d'idées qui
nous viennent sans que nous en connaissons l'origine, et de ces résultats de
pensées dont l'élaboration nous est demeurée cachée. Tous ces actes conscients
demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre
qu'il faut bien voir par la conscience tout ce qui se passe en nous en faits
d'actes psychiques; mais ils s'ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer
la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés (1).
Or, nous trouvons ce gain de sens et de cohérence une raison pleinement
justifiée, d'aller au-delà de l'expérience immédiate. Et s'il s'avère de plus
que nous pouvons fonder sur l'hypothèse de l'inconscient une pratique couronnée
de succès, par laquelle nous influençons, conformément à un but donné, le cours
des processus conscients, nous aurons acquis avec ce succès, une preuve
incontestable de l'existence de ce dont nous avons fait l'hypothèse. »
Sigmund Freud (1856-1939)
- Métapsychologie
(1)
« Si nous interpolons les actes inconscients inférés » : Freud
veut dire aussi que nous ne pouvons expliquer les rêves, les lapsus, les actes
manqués (oublier quelque chose, se tromper de porte, etc.) mais aussi la
plupart de nos comportements conscients en leur donnant comme seule origine
notre conscience. Il faut nécessairement supposer en nous l’existence d’une
pensée « obscure », dissimulée qui œuvre sans être saisie par le
sujet. Quand je dis un mot à la place de celui que je voulais dire, c’est bien
ma bouche qui a parlé mais pas ma conscience. Il faut donc qu’il y ait de
l’inconscient en moi. Cela peut nous sembler évident mais si nous y
réfléchissons, l’existence de notre inconscient est toujours soumise à caution,
l’objet de remises en cause possibles parce que le simple fait d’être évoqué
rend cet inconscient…conscient, comme une excuse que nous inventerions pour
échapper à la responsabilité de nos actions.
« C'est seulement par la coutume que
nous sommes déterminés à supposer le futur en conformité avec le passé. Lorsque
je vois une boule de billard se mouvoir vers une autre, mon esprit est
immédiatement porté par l'habitude à attendre l'effet ordinaire, et il devance
ma vue en concevant la seconde bille en mouvement. Il n'y a rien dans ces
objets, à les considérer abstraitement et indépendamment de l'expérience, qui
me conduise à former une conclusion de cette nature : et même après que j'ai eu
l'expérience d'un grand nombre d'effets répétés de ce genre, il n'y a aucun
argument qui me détermine à supposer que l'effet sera conforme à l'expérience
passée. Les pouvoirs par lesquels agissent les corps sont entièrement inconnus.
Nous percevons seulement leurs qualités sensibles : et quelle raison avons-nous
de penser que les mêmes pouvoirs seront toujours unis aux mêmes qualités
sensibles.
Ce n'est donc pas la raison qui est
le guide de la vie, mais la coutume. C'est elle seule qui, dans tous les cas,
détermine l'esprit à supposer la conformité du futur avec le passé. Si facile
que cette démarche puisse paraître, la raison, de toute éternité, ne serait
jamais capable de s'y engager. »
Hume, Traité de la nature humaine (1738)
« Tout vouloir procède
d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La
satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au
moins sont contrariés ; de plus le désir est long et ses exigences tendent
à l’infini ; la satisfaction est courte et elle est parcimonieusement
mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent ; le
désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une
déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La
satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et
inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui
sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. – Tant que
notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à
la pulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait
naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur
durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la
jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours
exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans
cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible.
Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse
de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à
Tantale éternellement altéré ».
A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation (1818)
« Quand je considère en moi-même la disposition des
choses humaines, confuse, inégale, irrégulière, je la compare souvent à
certains tableaux, que l’on montre assez ordinairement dans les bibliothèques
des curieux comme un jeu de la perspective. La première vue ne vous montre que
des traits informes et un mélange confus de couleurs, qui semble ou l’essai de
quelque apprenti, ou le jeu de quelque enfant, plutôt que l’ouvrage d’une main
savante. Mais aussitôt que celui qui sait le secret vous les fait regarder par
un certain endroit, aussitôt, toutes les lignes inégales venant à se ramasser
d’une certaine façon dans votre vue, toute la confusion se démêle, et vous
voyez paraître un visage avec ses linéaments et ses proportions, où il n’y
avait auparavant aucune apparence de forme humaine. C’est, ce me semble,
Messieurs, une image assez naturelle du monde, de sa confusion apparente et de
sa justesse cachée, que nous ne pouvons jamais remarquer qu’en le regardant par
un certain point que la foi en Jésus-Christ nous découvre ».
Bossuet
(1627 – 1704)
(Bossuet nous parle ici des « anamorphoses »,
c’est-à-dire d’un genre de peinture pratiqué au 17e siècle,
notamment par Holbein (« les ambassadeurs »). Il consiste à recouvrir
une toile de motifs et de volumes apparemment chaotiques, informes mais qui vus
sous un certain angle représentent une figure bien déterminée. Parfois, un
cercle placé au centre de la toile désignait l’endroit auquel il s’agissait de
maintenir droit un miroir en forme de cylindre afin de faire apparaître le
tableau dans le reflet. Les anamorphoses sont donc des tableaux à clé et
l’image utilisée par Bossuet consiste à les rapprocher de notre lecture du
monde. Celui-ci nous semble désordonné, terrifiant, absurde, à tel point que
nous avons du mal à y discerner la « main de Dieu », mais Bossuet
soutient qu’il nous manque « le bon angle » ou le bon miroir, parce
que nous ne pouvons pas le voir (nous ne sommes pas Dieu))
« L’anorexique
se compose un corps sans organes avec des vides et avec des pleins. Alternance
de bourrage et de vidage : les dévorations anorexiques, les absorptions de
boissons gazeuses. Il ne faudrait même pas parler d’alternance : le vide
et le plein sont comme les deux seuils d’intensité, il s’agit toujours de
flotter dans son propre corps. Il ne s’agit pas d’un refus du corps, il s’agit
d’un refus de l’organisme, d’un refus de ce que l’organisme fait subit au
corps. Pas du tout régression, mais involution, corps involué. Le vide
anorexique n’a rien à voir avec un manque, c’est au contraire une manière
d’échapper à la détermination organique du manque et de la faim, à l’heure
mécanique du repas. Il y a tout un plan de composition du corps de l’anorexique
(…) L’anorexie est une politique, échapper aux normes de la consommation, pour
ne pas être soi-même un objet de consommation. C’est une protestation féminine,
d’une femme qui veut avoir un fonctionnement de corps et pas seulement des
fonctions organiques et sociales qui la livrent à la dépendance. »
Gilles
Deleuze et Claire Parnet – Dialogues (1996)
(Gilles Deleuze renouvelle totalement l’interprétation de
trouble comme l’anorexie. Et cette autre perspective utilise la notion de
« machine », mais en un sens qui l’oppose complètement à la notion de
soumission ou de contrainte telle qu’elle est utilisée habituellement. La
« machine » n’est pas un dispositif inhumain qui fonctionnerait
aveuglément et « bêtement » en fonction d’un programme prédéterminé. Elle
s’oppose totalement à cette définition qui correspondrait plutôt à un
« mécanisme ». L’idée selon laquelle notre corps serait exclusivement
« organique » revient à le rapprocher d’un mécanisme comme Descartes
nous invite à le penser notamment à l’égard du corps des animaux (qui, selon
lui, est dépourvu d’âme, d’esprit). L’anorexique fait de son corps autre
chose : une machine, c’est-à-dire un voisinage d’éléments indépendants les
uns des autres, un peu comme certains artistes créaient dans l’entre-deux-guerres
des « machines surréalistes » (Marcel Duchamp – Max Ernst – Salvador
Dali). Il s’agit de s’inventer un rapport au corps qui ne soit plus soumis au
rythme imposé par les usages ou par la faim. Il n’est plus question de vivre,
ni de survivre mais « d’exister » dans une marge de manœuvres qui
prend le risque de la mort, de façon à ce que « même là »,
c’est-à-dire dans une fonction que l’on a tendance à considérer comme
absolument vitale, notre être pouvait imposer une signature, une présence, un
style. Faire du corps une machine à révéler un style : c’est de cette
façon que l’anorexie, entre autres troubles, peut, selon Deleuze, s’expliquer
autrement que suivant les canons Freudiens de la Psychanalyse ).
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