(Ces
quelques remarques ont pour objectif de vous aider à réaliser ce qu’un plan est ou peut être. Il ne décrit
aucune direction ou notion qui seraient
impératives dans leur contenu (vous êtes libre de construire votre plan
comme vous le souhaitez), mais plutôt l’exigence de progression et
d’exploration du sujet telle qu’elle s’impose d’un point de vue formel (il faut
que vous donniez plusieurs sens au sujet et que vous progressiez dans son
approfondissement). Les idées et les références qui sont ici développées sont
utilisables par chacune et par chacun à partir du moment où elles sont
présentées sous une formulation qui vous est propre. Comprendre la pensée d’un
auteur c’est utiliser ses propres mots pour restituer ses idées)
Parmi tous les plans
utilisables pour traiter cette question, le plus simple consiste probablement à
déterminer d’abord les différents sens de l’expression « machine à
vivre » et à les appliquer à la question ensuite en partant du plus
évident au plus complexe. Nous verrons que l’éventualité d’une réponse positive
ou négative varie en fonction de ces différentes significations. Finalement,
plus nous allons progresser dans la dissertation passant d’un sens à un autre
de l’expression, plus nous serons amenés à faire des distinctions.
Ainsi par exemple, nous
partirons d’abord du principe qu’une machine est un mécanisme, ce qui semble
irréfutable si nous nous plaçons à un certain niveau de compréhension des
termes, mais nous envisagerons (peut-être dans la quatrième et dernière partie
au sein du plan proposé ici) qu’il y a une différence : un mécanisme est
un ensemble au sein duquel tous les éléments sont dépendants les uns des autres
alors qu’une machine est, comme le dit le philosophe Gilles Deleuze, un
« voisinage » entre éléments indépendants les uns des autres :
dans une machine on connecte des processus qui pourrait très bien fonctionner à
part, d’où le terme « machiner ». Il y a quelque chose de très
expérimental et improvisé dans la machine : elle est toujours l’objet d’un
bricolage, d’une tentative, d’une innovation. Le technicien construit des
mécanismes mais c’est l’inventeur qui fait les machines. Ce point est très
important : il nous faut réaliser qu’en fait quand un concepteur nous
dit : « j’ai fait une machine… » ce que nous attendons ensuite
est un usage nouveau, inédit : « j’ai fait une machine qui accomplit
telle ou telle tâche pour laquelle personne, avant lui n’avait songé à faire
une machine, alors qu’une mécanique est toujours déjà définie, programmée. Si
la notion de machine n’évolue pas au fur et à mesure que nous passons d’une
partie à l’autre, c’est qu’il y a un problème.
Le fond d’une dissertation
réside finalement toujours dans la capacité de son auteur à explorer une ou
plusieurs notions pour toucher ce fond très subtil de nuances différentes au gré
duquel un problème évolue, devient autre. Nous allons partir d’une définition
de « machine à vivre » tout en sachant que nous nous embarquons dans
un travail dans lequel nous serons amenés à affiner sans cesse notre définition
de la machine, jusqu’à en transformer totalement le sens. Ainsi par exemple
entre la partie 1 et la partie 4, nous allons passer de machine au sens
« d’arrangement de pièces liées les unes aux autres en vue de remplir une
fonction prédéterminée » à « mise en relation d’éléments disparates,
distincts, agencés dans une perspective purement expérimentale. L’écriture
automatique des surréalistes nous donne une bonne illustration d’agencement de
machines littéraires (il s’agit d’écrire sans recul ni autocensure les
premières images qui nous viennent à l’esprit, telles qu’elles nous viennent à
l’esprit). Nous réalisons ainsi qu’entre le machinal (mécanisme) et le
« machinique » (machine), il y a tout ce qui sépare la répétition de
la nouveauté.
1) Dans un tout premier
temps, il convient dont de prendre la question
dans son sens « le plus simple ». Peut-on réduire l’être humain à un mécanisme ?
On peut remarquer qu’il n’est
pas rare que nous utilisions cette formulation pour exprimer notre difficulté à
comprendre une personne de notre entourage : « je n’ai toujours
pas compris comment elle fonctionne. » C’est comme si le déchiffrement des attitudes de nos proches
se confondait parfaitement avec celui d’un appareil mécanique dont nous avons,
ou pas, le mode d’emploi. D’un point de vue moral, cette façon de penser est
indéfendable puisque elle revient à instrumentaliser les êtres humains, comme
l’a fait l’esclavage. Nous devons bien reconnaître qu’il y a là une forme
d’hypocrisie. Si l’esclavage nous fait horreur, nous pratiquons pourtant quotidiennement
une forme implicite, larvée et « décomplexée » d’instrumentalisation
des personnes que nous côtoyons. Nous pourrions même dire que c’est bien en
cela que consiste la vie en société. Trouver son métier, c’est finalement
servir à quelque chose, être employé dans un usage qui va rendre service à la
collectivité.
La recherche de notre
« travail », de la pratique à laquelle nous allons vouer notre vie
entière revient donc à déterminer la machine que nous sommes : machine à
soigner pour le médecin, à nourrir pour le boulanger, à enseigner pour le
professeur, etc. Dans la notion même de division du travail et de
spécialisation, quelque chose de « socialement mécanique »
indiscutablement s’insinue. Avec le travail à la chaîne, c’est tout simplement
comme si cette instrumentalisation de nos semblables se donnait à voir dans
toute sa littéralité, sa crudité, sa sauvagerie. Apercevant pour la première
fois une usine de prés, la bourgeoise du film de Rossellini :
« Europe 51 », jouée par Ingrid Bergman dit : « j’ai cru voir des condamnés ».
Le sociologue Emile Durkheim
distingue les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes par un certain
type de solidarité entre les membres. Les sociétés traditionnelles sont
composées par des individus assez identiques dans leurs croyances, leurs goûts,
leurs habitudes. Ils sont reliés par une solidarité dite
« mécanique » selon Durkheim. Ce qui caractérise les sociétés
modernes est au contraire une grande diversité entre les individus ainsi qu’une
spécialisation des branches au sein du travail. La solidarité prévalant dans
ces sociétés sera qualifiée d’ « organique », en ce sens que
chaque organe y dépend des autres (nous mesurons bien à quel point la
définition du terme « mécanisme » varie de Durkheim à Deleuze et il
faut bien noter que si le sociologue français distingue mécanisme et organisme,
le philosophe pose la distinction entre le mécanisme et la machine (distinction
plus subtile))
La référence à la machine
s’impose dés lors que nous évoquons la question du Tout, de l’ensemble dont
l’homme, l’individu humain n’est qu’une partie. Nous réalisons bien le problème
moral posé par cette modalité d’intégration de l’homme à une société accordant
comme la notre une telle importance au travail, le fait qu’avant d’exister
« socialement », nous existons « tout court »,
effectivement, sans avoir à servir à quelque chose et encore moins quelqu’un.
Tout être humain est une « fin en soi » avant d’être « le moyen
d’un autre ». C’est exactement ce qu’exprime l’impératif pratique formulé
par Emmanuel Kant : "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité comme
une fin, et jamais simplement comme un moyen".
L’homme n’est pas une
machine, parce qu’il ne saurait se réduire à sa « fonction », au
métier qu’il exerce dans la société. Même si la boulangère me sert à quelque
chose en me vendant du pain, je ne la considère pas comme un instrument. Son
« existence » n’est pas un fait social. Avant de servir à quelque
chose, il est essentiel de s’affirmer et d’être reconnu par les autres comme
une existence « pure », gratuite, exempte de toute justification.
Nous avons le droit d’exister, du simple fait que nous existons (entretenir
cette existence, c’est autre chose et c’est tout le problème).
L’expression : « jamais simplement » dans la formulation
d’Emmanuel Kant est évidemment cruciale, puisque il reconnaît ainsi que nous
considérons aussi l’humanité comme
un moyen. Si nous ne pouvons pas, dans le cadre de notre existence sociale,
économique, nous exempter de ce passage obligé par l’instrumentalisation du
travail (être une machine, donc), nous nous devons de le recouvrir, voire de le
refonder à la lumière de cette évidence première, fondamentale de la valeur
morale de tout être humain.
Il ne faut pas s’illusionner
sur cette dernière proposition, si elle était vraiment comprise, réalisée,
aucun directeur d’usine n’accepterait que ses ouvriers travaillent dans une
chaîne de montage pour un salaire deux à trois fois (voire bien plus) inférieur au moins bien payé de ses cadres.
Chacun de nous est « à la fois » une machine et une personne morale,
une « fin en soi ». Le seul moyen de résoudre cette dualité
problématique se trouve dans la possibilité de faire en sorte que l’activité
par elle-même fasse « sens »
tant d’un point de vue global qu’individuel, parce que ces deux perspectives
sont parfaitement conciliables, à un certain niveau (il va de soi que les
différences de salaires contrarient la compréhension de cette compatibilité).
Toutefois, la question n’est
pas celle de savoir si l’homme est une machine à visser, à soigner, à enseigner
mais « à vivre ». Peut-être ne
peut-on pas nous assigner de fonction, non pas parce que, comme Kant l’affirme,
nous sommes des personnes morales, mais plutôt parce que vivre serait notre
seule fonction, machines, faites, conçues, programmées pour vivre.
D’un point de vue organique,
il semble difficile de remettre en cause cette affirmation. Comment nier que
notre corps « fonctionne », voire que la totalité de notre comportement,
de nos pensées, de nos idées et de nos sentiments s’expliquent par le
corps ?
C’est à partir de cette
question que nous pouvons développer les arguments de La Mettrie sur
l’homme-machine (voir texte) et leur opposer ceux d’Alain (cf exercice de
cours). La référence à l’animal-machine de Descartes (exercice en cours) nous
permettra d’affiner ce débat : l’homme n’est pas une machine parce qu’il
est doté d’une conscience et d’une parole capable de donner sens à des énoncés.
2) Dans un second temps, « machine
à vivre » peut désigner un dispositif répétitif et aveugle qui nous ferait
ressembler non seulement à une sorte de « robot de l’habitude », mais
aussi à des agents de processus et de configurations inconscientes au gré
desquelles nous passerions l’essentiel de notre vie. Peut-on dire de l’homme
qu’il effectue un grand nombre d’actions sans savoir qu’il les fait, ni ce
qu’il est en les faisant, exactement comme une cafetière qui faisant du café,
ne sait pas qu’elle en fait ?
Peut-être, en effet,
sommes-nous des machines à vivre parce que nous avons aucune idée de ce que
nous faisons en vivant, et cela pas tant du fait de notre ignorance que de
notre inconscience (il y a une différence entre ne pas savoir ce qu’est la vie
et ne pas savoir que je vis) ? Se pourrait-il que vivre soit quelque chose
d’insaisissable pour une conscience humaine ? Se pourrait-il que,
fondamentalement vivre ne puisse réellement se pratiquer sur un mode
« mise en veille », c’est-à-dire au gré d’un régime de fonctionnement
résolument incompatible avec la conscience ? Ce ne serait pas tant, dés
lors, le fait que nous serions des machines à vivre qui prévaudrait que celui
de ne pouvoir vivre notre existence autrement que sur un mode machinal,
inconscient, aveugle, parce que c’est comme ça que cela se pratique :
vivre.
Ce qu’il y a de
particulièrement intéressant dans cette perspective, c’est l’importance qu’elle
donne à la notion de dénégation. Celle-ci désigne l’acte de nier ce qui est, de façon absurde, systématique et révélatrice
de notre incapacité à voir la réalité en face. La plupart des patients auxquels
l’équipe médicale annonce l’imminence de la mort passent par une phase de déni.
Quel rapport avec notre sujet ? Dans quelle mesure l’être humain ne se
singulariserait-il pas des autres créatures par le fait qu’il existe dans une
sorte de dénégation de la vie ? La conscience, la morale, la religion, la
technologie désignent des rapports au monde, à la nature, aux pulsions
fondamentalement anti-vitaux.
Intéressons-nous particulièrement à la
conscience : nous sommes l’objet de pulsions, de désirs, d’envies et la
conscience s’oppose à ces flux, à ces courants en les contrariant par le pouvoir
autodéterminant d’un « Je ». Là où mon désir me guide vers cette
tarte aux fraises, ma conscience bat le rappel du devoir de dire
« je ». « Je » ne mangerai pas cette tarte parce que je
suis un être libre qui ne cède pas aux tentations. Comme Alain déjà l’exprimait
à sa manière, on ne peut dire « Je » qu’en s’opposant au
« ça » des envies, des inclinations.
Le sujet devient alors :
suis-je une machine dont on pourrait dire qu’en elle, « ça vit » (pensons, dans cette perspective, au
« ça va ? »), ou un sujet conscient qui se réapproprie
l’acte de son existence : « j’existe ». Il semble difficile
dans le traitement de cette deuxième partie d'éviter le duel entre Freud (l’inconscient)
et Descartes (« je pense donc je suis).
3) Pour le troisième moment de notre réflexion,
il est nécessaire de donner à l’expression « machine à vivre » un
sens qui dépasse du cadre de l’individu, de son rapport à son corps, à sa pensée,
à l’existence de son âme. L’homme,
c’est aussi l’humanité. Peut-on dire de l’humanité qu’elle soit à ce point
privée d’idéal qu’elle n’ait plus rien à être que cela : une machine à
vivre sans but, ni sens, ni mission ?
Dans toute partie, il y a une
opposition de thèses à faire valoir, sauf éventuellement la toute dernière si
l’on parvient à donner au sujet une interprétation suffisamment subtile pour
qu’elle fasse simplement l’objet d’une argumentation positive. Sur quoi
pourrait porter la contradiction de cette partie ? Sur la question du sens
de notre existence en tant qu’humanité ? En y réfléchissant n’est-ce pas
exactement cette notion de sens qui finalement nourrit en profondeur le débat
vif qui fait s’affronter les évolutionnistes et les créationnistes ?
Au-delà de tout ce que Darwin a clairement établi concernant notre origine
animale et l’évidence de notre cousinage avec d’autres espèces, n’est-ce pas
plutôt ce qu’elle implique qui pose réellement problème aux créationnistes, à
savoir l’absence de « sens prédéterminé », l’impossibilité
d’envisager que Dieu nous ait donné l’existence pour que nous en fassions
quelque chose qui serait « notre » mission à nous
« hommes » ? Si Darwin a raison (et il va de soi qu’il a
raison), alors, nous avons d’autant moins de mission, d’objectif divin à
accomplir que « nous » ne sommes, en nous-mêmes, rien de stable, rien
de donné mais juste le moment transitoire d’un processus qui ne fait qu’évoluer.
L’être humain est la phase provisoire d’une machine à évoluer qui est la vie
même et la totalité des organismes vivants.
Cette prise de position
n’évacue pas pour autant la notion de sens, ni la possibilité pour l’homme de
donner du sens à sa vie, mais dans une acception qui ne peut, en aucune façon
se dire transcendante (supérieure et divine). Ce sens, c’est à nous qu’il
incombe de le forger sur une base totalement neutre et dépouillée de direction.
L’homme et la nature font ce qu’ils peuvent à chacun des instants de leur
évolution sachant que cette dynamique n’est nulle part prédestinée. L’homme est
une machine à donner du sens à ce qui indiscutablement, n’en a pas, et c’est
justement pour cela qu’il est une machine : ce sens demande à « être
produit ».
Contre cette conception, de
nombreuses thèses sont envisageables, dont celle de Bossuet pour qui Dieu donne
son sens à l’histoire. Nous pouvons avoir l’impression que l’évolution de notre
histoire ne va nulle part, c’est parce que nous ne disposons pas de la hauteur
de vue d’un être omnipotent comme l’est Dieu. Le mal, le chaos, l’absurdité de
l’histoire humaine se réduisent, selon lui à une erreur de perspective.
(Il convient
de ne pas oublier qu’il est préférable dans l’ordonnancement de vos paragraphes
de commencer dans une partie par la thèse à laquelle vous ne souscrivez pas,
si vous développez une opposition – Pour ma part, il va de soi que j’évoquerai
ici d’abord Bossuet avant de déployer l’argumentation fondée sur Darwin et
d’explorer la réponse positive à la question : oui l’homme est une machine
à vivre parce qu’il est impossible aujourd’hui d’adhérer aux grandes
théories : aussi bien au communisme qu’au libéralisme économique. Il
convient de ramener nos aspirations à des seuils réalistes, humains,
c’est-à-dire aussi planétaires. Comme le dit Albert Camus, nous sommes passés
de générations croyant qu’elles pouvaient changer le monde à des générations
exclusivement occupées à la tâche difficile de le « faire
tenir » : « Chaque
génération sans doute se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait
pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande.
Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »)
4) Jusqu’à présent, nous
avons donné au terme de machine un sens assez limité et surtout négatif:
mécanisme clos sur lui-même, dispositif inconscient, absurde, dépourvu de sens
et de visibilité, or le mot machine s’oppose à celui de mécanisme, comme cela a
été dit au début de cet article. Une machine est fondamentalement le résultat
d’un travail d’invention qui « bricole, expérimente, tâtonne, fait des
combinaisons pour voir, pour innover. » Machiner, c’est créer des
agencements, et c’est exactement dans cet ouvrage de production d’agencement
que consiste le désir.
La lecture que fait Gilles Deleuze
du trouble de l’anorexie est particulièrement claire sur cette question. La plupart des psychiatres interprètent
l’anorexie comme le produit d’un traumatisme, d’une pulsion ou d’un souvenir
refoulé qui se manifeste de façon pathologique, violente (ce
trouble consiste à alterner des phases de jeûne avec des phases de boulimie –
Une personne anorexique peut mourir suite à son refus de s’alimenter). Gilles
Deleuze suggère que la patiente, loin de souffrir d’un manque compose quelque
chose de nouveau, fait de son corps une machine qui, dés lors, n’est plus
soumise à des rythmes de nutrition imposées par la nécessité vitale d’alimenter
son « organisme ». L’anorexie, c’est l’inventivité de la machine
contre le rythme imposé de l’organisme. De très nombreuses pathologies
gagneraient à être envisagées non plus du côté du trouble, du manque à l’égard
d’un fonctionnement qui serait considéré comme « normal », mais
plutôt comme des machinations, des expressions du travail inconscient du corps
afin d’inventer de nouvelles façons d’être, fût-ce pour y risquer la mort.
Au-delà de cet exemple, ce
qu’il s’agit d’explorer dans cette partie, c’est l’aptitude de l’homme de
combiner les données de son existence pour en faire des machines, des
agencements bricolés. Nous ne suivons jamais le courant d’une vie, nous créons
des machines avec des pièces rapportées que nous faisons voisiner tant bien que
mal dans un travail de raccommodage que nous appelons à tort « une »
vie » . D’un événement exceptionnel nous disons qu’il est « sans
précédent ». Deleuze nous invite à considérer une version beaucoup plus
silencieuse et humble de ce « sans précédent ». Nous ne visons que
sans « précédent », parce que nous sommes guidés par cette force de
création perpétuelle qu’est le désir et le propre du désir est d’être
« machinique » (le contraire de machinal).
Il est également possible
d’évoquer ici les processus à l’œuvre dans le vivant, au cœur de nos cellules.
Le biologiste François Jacob soutient que le propre du vivant, aussi bien dans
l’évolution des espèces qu’au sein des processus cellulaires les plus cachés
est de « bricoler », comme si le « Système D » était, en
réalité le seul principe à l’œuvre dans la totalité des mutations et des
genèses du vivant. Comprendre la vie nous imposerait donc de rejeter à la fois
le modèle mécaniste, trop rigide et celui de l’organisme, trop finaliste pour
nous intéresser à celui du machinisme.
Dans cette dernière partie, il convient de manifester
le plus de subtilité à l’égard du sujet. A la distinction Machine / Mécanique
que nous venons d’exposer peut se corréler celle qui différencie vivre et
exister. Autant le fait de vivre désigne la satisfaction de toutes les
fonctions simplement vitales d’un être, autant l’existence s’applique à tout ce
qui manifeste l’engagement par lequel un être s’investit dans sa présence au monde. « Je ne suis pas
qu’un numéro, j’existe », je fais « acte de présence », je "viens au monde" dans la dynamique d'un élan qui signifie précisément bien autre chose que ma naissance.
On pourrait ici penser au choix qui fut donné à Socrate lors de son procès : soit tu vis et tu arrêtes de faire de la philosophie (d’être Socrate, donc), soit tu continues et tu meurs. En refusant cette offre, c’est un peu comme si Socrate avait répondu : « Ne pas exister ? Plutôt mourir » et chacun de nous perçoit bien en effet que ce n’est pas la même chose. Peut-être la majorité des travailleurs et des salariés de notre époque se caractérisent-ils par le choix exactement contraire à celui de Socrate. Une fois cette distinction établie, il devient envisageable de répondre assez clairement à la question : nous ne pouvons pas être réduits à des mécaniques programmées pour vivre, mais nous sommes des machines à exister (conclusion).
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