mardi 18 octobre 2016

"Ne sommes-nous liés que par de l'Interdit ?" - L'interdit et le temps de la réflexion


La tentation serait grande, pour un tel sujet, de se tourner d’emblée vers d’autres réponses possibles et de leur faire crédit non pas tant du fait de leur pertinence que de la nécessité d’éviter les implications de la réponse positive à la question, particulièrement dans le domaine des liens affectifs. Se pourrait-il que l’amour ne soit pas naturel, qu’il apparaisse toujours, quelle que soit sa nature à partir d’une limitation, d’une interdiction, déterminant préalablement le « cadre » à l’intérieur duquel « aimer » serait permis. Nous serions dans l’obligation de reconnaître, si tel était bien le cas, qu’aimer serait un sentiment indissociable de son autorisation, même et peut-être surtout quand nous ne la respectons pas car nous pouvons être liés dans la transgression commune de l’interdit, comme le sont Adam et Eve dans la Genèse. Si nous adhérons à cette idée selon laquelle les liens humains ne peuvent aucunement se concevoir ni se réaliser ailleurs que dans un milieu culturel alors cela signifie non seulement qu’aimer n’est pas un sentiment naturel, mais plus généralement que l’idée même d’un rapport ou d’une relation avec nos semblables présuppose inconditionnellement de la régulation, de l’institutionnel, de l’Interdit. Nous n’aimerions notre prochain qu’en étant « autorisés » à le faire ou, au contraire, en violant l’interdiction de ne pas le faire, mais, dans un cas comme dans l’autre, l’effet de polarisation de l’interdit s’imposerait de façon inconditionnelle comme un aimant dont la force magnétique créerait, ainsi qu’un champ d’attraction, le lien humain. 



La notion d’ « Interdit » est particulièrement difficile à définir. Elle se distingue de l’interdiction en tant que substantif parce qu’elle désigne une défense ou une limitation ancienne, fondamentale, peut-être constitutive d’une institution, d’un appareil d’Etat, ou d’attitudes humaines déjà bien établies, culturellement « ancrées ». L’interdiction s’entend dans des contextes que l’on pourrait qualifier de plus provisoires. Dans une situation particulière on peut imposer des interdictions exceptionnelles qui seront levées dés que le contexte aura été dépassé. L’interdit s’adresse à l’homme, l’interdiction au citoyen, voire à l’usager d’un service.

D’une personne étonnée, stupéfaite par un événement ou une révélation, on dit qu’elle reste « interdite ». Cet usage est intéressant dans ce qu’il induit par rapport au temps. Tout interdit impose la durée d’un suspens. On reste interdit au seuil d’une action, dans une forme de sidération impliquant un retrait proche de l’hébétude. On se le tient pour dit, on se maintient dans « l’entre dit » de l’espace paradoxalement ouvert par la défense de l’acte que l’on nous a interdit, comme si nous réalisions qu’il existe une autre façon d’être que « l’agir » par rapport à l’acte interdit.
Ainsi, par exemple, le commandement « tu ne commettras pas de meurtre » nous enjoint d’aborder le fait de tuer par une autre voie que celle du passage à l’acte. Mais lequel ? Ne s’agirait-il pas de celle de la réflexion ? Interdit, on est comme tétanisé par l’éclair d’un temps qui, « contre toute attente » (au sens propre : c’est une attente imposée, fixée de façon impérative et brutale – On pourrait dire que c’est une situation d’attente à laquelle on ne s’attendait pas), nous situe d’autorité devant un acte que l’on considère d’autant plus objectivement que nous n’avons pas commencé à nous immiscer dans son « processus ». C’est comme si l’interdit fondamental du meurtre était ainsi « sous-titré » : « Le meurtre : tu y penseras, tu le considéreras, tu y réfléchiras, peut-être plus et mieux qu’aucune autre chose, parce qu’il t’est expressément demandé de demeurer au seuil de cette action là. L’interdit crée ainsi un champ de polarisation entre le sujet et l’objet de l’interdit. Dans le champ d’attraction du meurtre, du vol, de l’adultère, du mensonge, de l’adoration des autres divinités à jamais tu resteras. Les tables de la loi confiées par l’Eternel à Moïse, dans la Bible, dessinent finalement les cartes magnétiques de tous nos sujets d’attraction coupables, de toutes les futures aventures des fantasmes illicites et cachés de l’humanité, tout ce que la plupart d’entre nous allons rêver d’accomplir en nous abstenant de le faire, tout ce à quoi nous allons réfléchir notre vie durant, parce qu’ « y réfléchir », c’est exactement la zone décrite par l’Interdit, la modalité d’approche circonscrite par l’impératif de défense. Interdire, c’est donc étymologiquement et peut-être fondamentalement instaurer entre le sujet et l’objet de l’interdit l’interstice du « Dit », de la même façon que l’intéressement désigne le fait d’installer entre le sujet et l’objet auquel on s’intéresse l’interstice de l’Etre (inter esse (être, en latin)).

Cette corrélation entre l’instant de suspension et de stupeur de la personne « interdite » (dans tous les sens du terme : étonnée et aussi celle à laquelle on a interdit quelque chose) et le temps de réflexion ouvert par l’espace ainsi créé entre le sujet et l’acte interdit est indiscutable. Il suffit de penser, pour s’en convaincre à la période à partir de laquelle les parents commencent à imposer des interdits à leur enfant. Dans un premier temps, ils l’empêchent de faire des actions qui pourraient créer des dommages à lui aussi bien qu’aux autres et puis vient le temps de l’interdiction qui correspond à celui à partir duquel l’enfant est considéré comme une conscience, comme une personne suffisamment autonome et raisonnée pour maîtriser ses actions.
L’interdit crée l’espace de la pensée, du langage, de la formulation : « tu es maintenant assez mûr pour que nos relations se situent à un tout autre niveau que celui, physique, d’une pure mise en présence des corps (empêchement), soit celui de la régulation des comportements et des attitudes par des symboles (interdit), celui de la mise en demeure réflexive d’une pensée à l’égard d’un acte. Nous voyons peu à peu se dessiner un espace fondamental et plus déterminant que nous le pensions peut-être au départ, espace limitrophe situé entre deux zones pareillement exclusives : l’inconcevable (on peut concevoir le meurtre) et le passage à l’acte (l'action est neutralisée par sa mention). L’interdit c’est de l’action suspendue parce que réfléchie. Se voir interdit de tuer, c’est par là même se retrouver pris dans ce piège qu’est l’obsession du meurtre et nier cette dernière observation ne manquerait pas d’être ironique dés lors que nous pensons aux thèmes récurrents mis en scène à la télévision ou au cinéma. Quiconque passe toutes ses soirées devant la télévision assiste à plus d’une cinquantaine de scènes de crimes en une semaine.


Ce qu’il faut retenir pour la dissertation (CQFRD) :
Quoi de plus premier, évident, « donné » que cette inclination des êtres humains à se rassembler dans un cadre social, familial, affectif ? « L‘homme, dit Aristote, est un animal politique (polis: cité)», c’est-à-dire que nous sommes voués selon lui à éviter naturellement, fondamentalement la vie solitaire. Le loup vit en meute, la fourmi en colonie et l’être humain en société. Pour autant cette vie collective, sous toutes ses formes est cadrée, régulée voire « hantée » par des règles, des lois, des commandements, des tabous. Nous pouvons aimer les membres de notre famille mais seulement dans les limites excluant des relations incestueuses (prohibition de l’inceste). C’est comme si un certain type de lien (autorisé) ne pouvait se réaliser qu’à partir de l’interdiction d’un autre, comme si cette efficience du rapport humain que nous avons tendance à considérer comme spontanée, première, positive reposait en fait, après analyse, sur une négativité originelle, fondatrice : l’Interdit. Les relations humaines sont-elles naturellement données ou culturellement construites ? N’existent-ils que des rapports humains « autorisés », validés par une autorité religieuse, morale, politique ou sociale, laquelle se réserverait le droit d’interdire les relations jugées incorrectes ? Ne peut-on concevoir d’interactions humaines qu’à l’intérieur d’une dimension régulée par l’imposition fondatrice de l’interdit ?

La notion d’Interdit est toute à la fois difficile et fascinante à définir. L’interdit se distingue de l’interdiction en ceci qu’il est fondateur, essentiel, voire immuable, à l’opposé des interdictions qui peuvent n’être que provisoires, soumises aux circonstances exceptionnelles du moment. Peut-être la meilleure piste à suivre pour saisir le sens profond de ce terme réside-t-elle dans son sens le plus détourné. Lorsque nous sommes étonnés devant une réalité qui nous choque, nous demeurons « interdits », tétanisés, incapables d’agir, comme si l’événement nous imposait par son énormité une approche autre que l’action ou la réaction. On reste là, les bras ballants, à la limite extérieure de l’action. La personne qui nous interdit quelque chose instaure de fait une relation entre nous et cette chose. Elle crée un effet de polarisation en posant, comme « diktat », la nature infranchissable de l’espace ainsi créé. Cette abstention nous est signifiée, elle ne nous est pas physiquement opposée. Cela veut dire qu’elle implique en moi non seulement une compréhension de l’avertissement mais aussi une aptitude à me le tenir pour « dit ». Interdire, c’est neutraliser de l’action par de la diction, créer, par des mots d’ordre, des espaces d’abstention entre les êtres humains dans lesquels les mots parlés ou écrits ont des effets de la même façon que telle formule du magicien ou du sorcier suffit à faire apparaître ou disparaître une colombe. 

Dans un Interdit, il y a son contenu, c’est-à-dire, ce qu’il interdit, et sa forme, ce que nous pourrions appeler sa « consistance », sa façon d’être. Or, c’est peut-être ce second aspect qui est le plus important pour le sujet. Peut-on dire de l’interdit qu’il est le fait culturel humain originel et fondamental, celui-là même à partir duquel un « phénomène humain » prend forme, amplitude et pérennité. Ne serait-ce pas le propre de l’homme que de s’associer exclusivement dans le cadre de ces interstices de neutralisation de ses actions par de la diction ? Se pourrait-il que le préfixe « inter » ne désigne pas seulement cet entre-deux créé par un rapport d’abstention provoqué par un énoncé mais aussi la dimension des relations entre les hommes, comme si l’inter-humain ne pouvait tisser la toile de ses inter-actions hors de cet espace ouvert et régulé par des inter-dictions ?

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