La tentation serait grande, pour un tel sujet,
de se tourner d’emblée vers d’autres réponses possibles et de leur faire crédit
non pas tant du fait de leur pertinence que de la nécessité d’éviter les
implications de la réponse positive à la question, particulièrement dans le
domaine des liens affectifs. Se pourrait-il que l’amour ne soit pas naturel,
qu’il apparaisse toujours, quelle que soit sa nature à partir d’une limitation,
d’une interdiction, déterminant préalablement le « cadre » à
l’intérieur duquel « aimer » serait permis. Nous serions dans
l’obligation de reconnaître, si tel était bien le cas, qu’aimer serait un
sentiment indissociable de son autorisation, même et peut-être surtout quand
nous ne la respectons pas car nous pouvons être liés dans la transgression commune
de l’interdit, comme le sont Adam et Eve dans la Genèse. Si nous adhérons à
cette idée selon laquelle les liens humains ne peuvent aucunement se concevoir
ni se réaliser ailleurs que dans un milieu culturel alors cela signifie non
seulement qu’aimer n’est pas un sentiment naturel, mais plus généralement que
l’idée même d’un rapport ou d’une relation avec nos semblables présuppose
inconditionnellement de la régulation, de l’institutionnel, de l’Interdit. Nous
n’aimerions notre prochain qu’en étant « autorisés » à le faire ou,
au contraire, en violant l’interdiction de ne pas le faire, mais, dans un cas
comme dans l’autre, l’effet de polarisation de l’interdit s’imposerait de façon
inconditionnelle comme un aimant dont la force magnétique créerait, ainsi qu’un
champ d’attraction, le lien humain.
La notion d’ « Interdit » est
particulièrement difficile à définir. Elle se distingue de l’interdiction en
tant que substantif parce qu’elle désigne une défense ou une limitation
ancienne, fondamentale, peut-être constitutive d’une institution, d’un appareil
d’Etat, ou d’attitudes humaines déjà bien établies, culturellement
« ancrées ». L’interdiction s’entend dans des contextes que l’on
pourrait qualifier de plus provisoires. Dans une situation particulière on peut
imposer des interdictions exceptionnelles qui seront levées dés que le contexte
aura été dépassé. L’interdit s’adresse à l’homme, l’interdiction au citoyen,
voire à l’usager d’un service.
D’une personne étonnée, stupéfaite par un
événement ou une révélation, on dit qu’elle reste « interdite ». Cet
usage est intéressant dans ce qu’il induit par rapport au temps. Tout interdit
impose la durée d’un suspens. On reste interdit au seuil d’une action, dans une
forme de sidération impliquant un retrait proche de l’hébétude. On se le tient
pour dit, on se maintient dans « l’entre dit » de l’espace
paradoxalement ouvert par la défense de l’acte que l’on nous a interdit, comme
si nous réalisions qu’il existe une autre façon d’être que « l’agir »
par rapport à l’acte interdit.
Ce qu’il faut retenir pour la dissertation (CQFRD) :
Quoi de plus premier, évident,
« donné » que cette inclination des êtres humains à se rassembler dans
un cadre social, familial, affectif ? « L‘homme, dit Aristote, est un
animal politique (polis: cité)», c’est-à-dire que nous sommes voués selon
lui à éviter naturellement, fondamentalement la vie solitaire. Le loup vit en
meute, la fourmi en colonie et l’être humain en société. Pour autant cette vie
collective, sous toutes ses formes est cadrée, régulée voire
« hantée » par des règles, des lois, des commandements, des tabous.
Nous pouvons aimer les membres de notre famille mais seulement dans les limites
excluant des relations incestueuses (prohibition de l’inceste). C’est comme si
un certain type de lien (autorisé) ne pouvait se réaliser qu’à partir de
l’interdiction d’un autre, comme si cette efficience du rapport humain que nous
avons tendance à considérer comme spontanée, première, positive reposait en
fait, après analyse, sur une négativité originelle, fondatrice :
l’Interdit. Les relations humaines sont-elles naturellement données ou
culturellement construites ? N’existent-ils que des rapports humains
« autorisés », validés par une autorité religieuse, morale, politique
ou sociale, laquelle se réserverait le droit d’interdire les relations jugées
incorrectes ? Ne peut-on concevoir d’interactions humaines qu’à
l’intérieur d’une dimension régulée par l’imposition fondatrice de
l’interdit ?
La notion d’Interdit est toute à la fois
difficile et fascinante à définir. L’interdit se distingue de l’interdiction en
ceci qu’il est fondateur, essentiel, voire immuable, à l’opposé des
interdictions qui peuvent n’être que provisoires, soumises aux circonstances
exceptionnelles du moment. Peut-être la meilleure piste à suivre pour saisir le
sens profond de ce terme réside-t-elle dans son sens le plus détourné. Lorsque
nous sommes étonnés devant une réalité qui nous choque, nous demeurons
« interdits », tétanisés, incapables d’agir, comme si l’événement
nous imposait par son énormité une approche autre que l’action ou la réaction.
On reste là, les bras ballants, à la limite extérieure de l’action. La personne
qui nous interdit quelque chose instaure de fait une relation entre nous et
cette chose. Elle crée un effet de polarisation en posant, comme
« diktat », la nature infranchissable de l’espace ainsi créé. Cette
abstention nous est signifiée, elle ne nous est pas physiquement opposée. Cela
veut dire qu’elle implique en moi non seulement une compréhension de
l’avertissement mais aussi une aptitude à me le tenir pour « dit ».
Interdire, c’est neutraliser de l’action par de la diction, créer, par des mots
d’ordre, des espaces d’abstention entre les êtres humains dans lesquels les
mots parlés ou écrits ont des effets de la même façon que telle formule du
magicien ou du sorcier suffit à faire apparaître ou disparaître une colombe.
Dans un Interdit, il y a son contenu,
c’est-à-dire, ce qu’il interdit, et sa forme, ce que nous pourrions appeler sa
« consistance », sa façon d’être. Or, c’est peut-être ce second
aspect qui est le plus important pour le sujet. Peut-on dire de l’interdit
qu’il est le fait culturel humain originel et fondamental, celui-là même à
partir duquel un « phénomène humain » prend forme, amplitude et pérennité. Ne serait-ce pas le propre de l’homme que de s’associer exclusivement
dans le cadre de ces interstices de neutralisation de ses actions par de la
diction ? Se pourrait-il que le préfixe « inter » ne désigne pas
seulement cet entre-deux créé par un rapport d’abstention provoqué par un
énoncé mais aussi la dimension des relations entre les hommes, comme si l’inter-humain
ne pouvait tisser la toile de ses inter-actions hors de cet espace ouvert et régulé par des inter-dictions ?
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