Introduction : le Droit naturel
Dans la 6e proposition de son
ouvrage : « Idée d’une histoire universelle d’un point de vue
cosmopolitique », Emmanuel Kant (1724-1804) écrit : « Le
bois dont l’homme est fait est si courbe que l’on ne peut rien y tailler de
tout-à-fait droit. » Il évoque ainsi l’impossibilité dans laquelle nous
nous trouvons, nous humains, de nous donner un chef qui serait juste par
lui-même, car tout homme, selon lui est « un animal qui a besoin d’un
maître ». Nous sommes voués à trouver les solutions les moins mauvaises
plutôt que les meilleures car aucun gouvernant ne saurait, en tant qu’humain,
détenir en lui, par lui, le principe même de la justice. Nous pouvons resituer
la notion de droit à la hauteur de ce bois courbe dont Emmanuel Kant affirme
que nous sommes faits.
Avant d’être un idéal de Justice, le Droit est
littéralement un idéal de justesse, d’exactitude, c’est le chemin le plus court
d’un point à un autre. Grâce à la géométrie, nous savons qu’il existe des
règles éternelles, universelles et nécessaires qui ne dépendent pas du
bon-vouloir des hommes. C’est finalement l’origine même des notions de lois, de
droit et de justice : faire valoir dans les communautés humaines l’ordre
et l’harmonie existant dans la nature. La notion de justice s’appuie sur l’idée selon laquelle
l’évidence de la chose à faire pour un homme confronté à une situation délicate
ou à un cas de conscience est la même que celle qui se manifeste à un esprit intelligent
confronté à un problème géométrique. Il y a dans le problème la solution et
celle-ci finira par s’imposer si l’on suit la raison. Se comporter mal,
c’est finalement avoir l’esprit assez brouillé pour ne pas être attentif à
l’évidence du vrai, du Droit. De la même façon qu’il existe donc des Dieux ou
un Cosmos à l’intérieur duquel des lois naturelles prévalent, il faut concevoir
dans les cités des principes et des normes qui régissent les rapports entre les
hommes par conformité aux principes édictés par un Ordre divin supérieur.
« Il existe une justice et une injustice dont tous les hommes ont comme la
divination et dont le sentiment leur est naturel et commun, même quand il
n’existe entre eux ni communauté ni contrat. » écrit Aristote.
C’est, en effet, avec les Grecs de l’Antiquité
qu’apparaît la notion de droit naturel par opposition au droit positif ou
conventionnel. Existe-t-il une justice valide par elle-même, indépendamment des
institutions humaines ? L’idée selon laquelle il existerait en soi un
idéal de justice est une idée grecque dont on peut lire l’illustration dans la
pièce de Sophocle : « Antigone ». Créon, roi de Thèbes, décide
de laisser le cadavre de Polynice pourrir à l’air libre afin de marquer les
esprits en lui refusant l’inhumation dans la terre de ses ancêtres (Polynice
ayant pris les armes contre son frère Etéocle pour acquérir le pouvoir). Mais ce décret va à l’encontre des lois les
plus anciennes et les plus immuables de l’humanité et Antigone le viole au nom
de cette divination, de cette intuition du juste qui lui commande d’enterrer
son frère : « J’ai désobéi à la loi car ce n’était pas Zeus qui
l’avait proclamée, ce n’était pas la justice et je ne pensais pas que tes
décrets à toi fussent assez puissants pour permettre à un mortel de passer
outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables des dieux. Elles ne
datent celles-là ni d’aujourd’hui ni d’hier et nul ne sait le jour où elles ont
paru. »
Nous sommes spontanément tentés de donner
raison à Antigone mais peut-être le sommes nous précipitamment car après tout,
Créon ne souhaite que rétablir la paix civile dans la cité, en désignant
clairement le camp des « traîtres » (lesquels sont en l’occurrence
les vaincus). Plus encore, il conviendrait de s’interroger sur la question de
savoir si l’action d’Antigone, au-delà de sa nature sacrificielle (elle mourra
pour sa désobéissance), ne consisterait pas à déguiser sous les apparences d’un
Droit supérieur le réflexe « sanguin » et indigné d’une sœur devant
le cadavre de son frère. « Il va de soi » qu’une personne humaine ne
peut supporter le spectacle de la dépouille d’un proche laissé à l’air libre
sans que lui sont rendus les honneurs d’une sépulture, mais, si cela va à
l’encontre des intérêts supérieurs d’un collectif, où se trouve vraiment la « Raison »,
la « Justice » ?
La notion de droit naturel ne tranche pas
définitivement la question essentielle de l’origine du droit, ni même celle de
la « droiture » à laquelle Kant faisait référence. Que le bois dont
l’homme est fait soit courbe est un fait mais il reste à déterminer par rapport
à quelle considération de la rectitude il l’est vraiment : est-ce par
rapport à ce tracé rectiligne qu’il revient aux seuls législateurs humains de dessiner ou bien par rapport à cette divination dont nous parlent Aristote et
Antigone dans la pièce de Sophocle ? Quand nous, humains, édictons une loi
valant pour les humains, décidons-nous par là même de ce qui est
« juste », ou bien faut-il considérer que c’est par esprit de
conformité à une justice « supérieure », valant par elle-même, ainsi
qu’une valeur transcendante et idéale, que nous édictons ce qui est
juste ?
Reprenant une métaphore géométrique,
Montesquieu décrit en ces termes l’absurdité d’une conception du juste qui ne
serait pas fondée sur le droit naturel : « Dire qu’il n’y a rien
de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives (les
lois conventionnelles), c’est dire qu’avant qu’on ait tracé le cercle tous les
rayons n’étaient pas égaux. » Cette
« démonstration » mérite que nous l’analysions : la notion même
de cercle s’impose à notre raison comme cette figure dont tous les points qui
tracent sa circonférence sont à égale distance de son centre. Par conséquent,
elle induit par elle-même, par son concept, que tous les rayons soient égaux,
et il n’est pas besoin de tracer physiquement un cercle pour le savoir, car
aucun cercle tracé ne pourra jamais contredire ce principe. Pour le faire, il
faudrait qu’il soit autre chose qu’un cercle. Montesquieu part donc du principe
selon lequel le rapport entre les notions géométriques universelles,
nécessaires, immuables et le tracé particulier de leurs figures est le même que
celui qui s’établit entre les principes moraux innés, naturels, et les lois
édictées par les hommes. Les figures ne peuvent pas moins illustrer et suivre
la justesse des concepts géométriques que les lois humaines ne peuvent se
conformer aux normes d’une conception de la justice universelle et préétablie.
L’évidence de la justice d’une loi est la même
que celle des principes premiers de la géométrie quand on est face à un
problème. Montesquieu serait donc avec Antigone. La justesse de sa cause par
rapport au décret prononcé par Créon vient de ce qu’elle suit l’évidence d’une
loi émanant d’un bon sens universel « donné », universel, divin (si
l’on veut mais l’essentiel ici est qu’il soit transcendant). Tout être humain a
universellement droit à une sépulture : ce principe est aussi clair dans
nos esprits que celui de l’égale distance de tous les points de la
circonférence par rapport au centre du cercle.
Il existe pourtant deux arguments, pour le
moins, que l’on peut légitimement à l’assimilation de Montesquieu : 1) la
distinction entre la raison logique ou mathématique et la raison morale 2)
l’impossibilité de décrire les principes d’une Justice valant pour tous les
peuples (ce qui reviendrait à nier voire pire à hiérarchiser les différences
entre civilisations humaines différentes) :
1) Ce n’est pas parce qu’en face d’une
situation, une solution s’impose logiquement qu’elle l’emporte à nos yeux d’un
point de vue moral : nous pouvons humainement choisir une voie qui,
logiquement, semble totalement absurde : est-il « logique »
d’avoir des enfants ? Est-il rationnel d’aimer son prochain, ou de l’aider
s’il est en danger de mort ? Pas nécessairement. La raison morale suppose
que nous prenions en compte d’autres critères que ceux de la seule rationalité.
2) Si Montesquieu avait raison, nous aurions du
mal à expliquer que les lois varient autant d’un pays à l’autre puisque les
principes qui s’en réclament devraient être les mêmes. L’universalité de la loi
géométrique en référence à laquelle tous les rayons d’un cercle sont égaux
n’est pas aussi claire et inflexible d’un point de vue moral, juridique ou
éthique, sans quoi nous ne pourrions pas expliquer pourquoi certains pays
appliquent la peine de mort alors que d’autres non, par exemple.
Il existe enfin un argument plus simple encore
que ces deux derniers. La logique ou la géométrie sont des disciplines
théoriques qui se déploient dans une dimension atemporelle, abstraite de telle
sorte que nous savons bien qu’il existe toujours « en droit » une
réponse. Par « en droit » il faut entendre ici précisément
indépendamment de tout fait, de tout événement actuel. Il existe bien des
raisonnements très complexes dans ces disciplines mais la tentative de
résolution de ces raisonnements ne se trouve nulle part ailleurs que dans
l’approfondissement de la raison de la pensée en vertu de principes logiques et
universels. Par contre la vie peut nous mettre en face de situations dont la
nature de complication est toute autre: réelle, particulière, cornélienne.
Telle est, par exemple, la situation de
l’inspecteur Javert dans « les misérables » quand Jean Valjean lui
sauve la vie. Il y a ce qu’il doit faire au nom du droit tel qu’il est
écrit : arrêter Jean Valjean qui est un forçat évadé, et il y a ce qu’il
se sent devoir faire au vu de ce qui s’impose du fait de la simple humanité:
comment arrêter un homme dont le comportement prouve sans discussion la bonté
d’âme et l’altruisme ?
« Où en était-il ? Il se cherchait et
ne se trouvait plus. Que faire maintenant ? Livrer Jean Valjean, c’était
mal ; laisser Jean Valjean libre, c’était mal. Dans le premier cas,
l’homme de l’autorité tombait plus bas que l’homme du bagne ; dans le
second, un forçat montait plus haut que la loi et mettait le pied dessus. Dans
les deux cas, déshonneur pour lui, Javert. Dans tous les partis qu’on pouvait
prendre, il y avait de la chute. La destinée a de certaines extrémités à pic
sur l’impossible, et au-delà desquelles la vie n’est plus qu’un précipice.
Javert était à une de ces extrémités là. Une de ces anxiétés, c’était d’être
contraint de penser. La violence même de toutes ces contradictions l’y
obligeait (…) La pensée, sur n’importe quel sujet en dehors du cercle étroit de
ses fonctions, eût été pour lui, dans tous les cas, une inutilité et une fatigue ;
mais la pensée sur la journée qui venait de s’écouler était une torture. Il
fallait bien cependant regarder dans sa conscience après de telles secousses,
et se rendre compte de soi-même à soi-même. »
Nous percevons bien, dans cet exemple, toute la
différence entre la géométrie et la justice : il y a sans aucun doute
possible une vérité des propriétés du cercle qui s’impose naturellement à tout
esprit clair qui se penche et s’interroge sur la notion. Mais il n’y a pas de
vérité universelle de la justice qui puisse en l’occurrence dicter à Javert la
juste chose à faire : laisser partir Valjean, c’est abandonner l’idée même
de loi civile, l’arrêter, c’est condamner un homme vertueux à la prison à
perpétuité. Dans le premier cas, on nie la validité de toute justice humaine,
dans le second, on se comporte d’une façon qui d’un point de vue éthique, est
indéfendable. Il y a bel et bien ici deux justices comme l’illustrait le
dialogue entre Antigone et Créon alors qu’il n’y a qu’une vérité.
La véritable opposition n’est pas celle
toutefois qui s’instaure entre les lois telles qu’elles sont (arrêter Jean
Valjean) et la justice telle qu’elle devrait être (le laisser libre) mais
plutôt entre une conception des lois pour laquelle le droit se doit de toujours
tendre vers la justice (droit naturel) et celle qui considère qu’il n’est rien
de la Justice qui soit au-delà du Droit : c’est aux hommes de décider de ce
qui est juste étant entendu qu’il n’y a rien au-dessus des lois. Faut-il
concevoir que le droit naturel soit l’idéal régulateur du droit positif ou bien
n’existe-t-il aucune autre norme de justice que celle-là même que les hommes
constituent « à hauteur d’hommes », à savoir le droit positif ?
Est-ce la justice qui guide le droit (droit naturel) ou le droit qui définit la
justice ? (dans ce dernier cas, la justice serait évolutive et finalement relative aux moeurs, à l'époque, à la civilisation)
1) Le
droit naturel en question
a) Le relativisme culturel
Le problème posé par cette notion vient d’abord de l’utilisation du terme de nature. Que signifie exactement ce mot dans l’expression « droit naturel » ? qu’il y a du Droit dans la nature ? Evidemment non, puisque une simple observation suffit à nous faire comprendre que tout dans la nature est régi non par le droit mais par la force. Il est possible d’appeler de ses vœux une conception du droit qui serait fondée sur la force. C’est ce que fait Calliclés dans le Gorgias de Platon. Il est juste que le fort l’emporte sur le faible puisque, de fait, il l’emporte. Mais précisément, à quoi le droit serait-il bon s’il devait se réduire à la force ? Le simple fait que le mot existe semble faire signe de l’aspiration humaine à s’extraire d’un tel ordre. Tout le propos du droit consiste précisément à poser que le fait ne fait pas droit : que la femme soit plus faible que le mari ne suffit pas à justifier qu’il la frappe. Il y a du Droit quand on ne se résigne pas simplement à prendre acte de l’exercice pur de la violence, ou de rapports fondés sur la force.
Le problème posé par cette notion vient d’abord de l’utilisation du terme de nature. Que signifie exactement ce mot dans l’expression « droit naturel » ? qu’il y a du Droit dans la nature ? Evidemment non, puisque une simple observation suffit à nous faire comprendre que tout dans la nature est régi non par le droit mais par la force. Il est possible d’appeler de ses vœux une conception du droit qui serait fondée sur la force. C’est ce que fait Calliclés dans le Gorgias de Platon. Il est juste que le fort l’emporte sur le faible puisque, de fait, il l’emporte. Mais précisément, à quoi le droit serait-il bon s’il devait se réduire à la force ? Le simple fait que le mot existe semble faire signe de l’aspiration humaine à s’extraire d’un tel ordre. Tout le propos du droit consiste précisément à poser que le fait ne fait pas droit : que la femme soit plus faible que le mari ne suffit pas à justifier qu’il la frappe. Il y a du Droit quand on ne se résigne pas simplement à prendre acte de l’exercice pur de la violence, ou de rapports fondés sur la force.
On comprend mieux ainsi les notions en jeu dans
cette question : il y a d’abord la force telle qu’elle est inégalement
distribuée aux uns et aux autres dans la nature et par elle, et puis il y a les
conventions réfléchies, décidées par les hommes pour contrarier l’injustice de
cette distribution, mais la question qui se pose est celle de savoir au nom de
quoi ces conventions sont à même de fonctionner, en vue de quoi ? Par
droit naturel, il faut entendre le droit qui s’impose non pas par une évidence de fait dans la nature mais par une évidence
de droit dans la raison. Pour être plus précis, il faudrait dire, que
finalement le droit naturel correspond à ce qui apparaît comme naturel à un
esprit raisonnable, mais le problème vient de ce que cet esprit raisonnable ne
l’est qu’en tant qu’il est éduqué par une civilisation. Ce qui semble
naturellement raisonnable à une civilisation ne l’est pas nécessairement pour
une autre.
Il y a dans la notion de « droit
naturel » la référence à une spontanéité universelle du sentiment de LA Justice
qu’il n’est pas évident du tout de postuler, et encore moins d’admettre. Le philosophe
allemand Léo Strauss (1899 – 1973) essaie néanmoins de démontrer l’efficience
de ce Droit en tant que « Besoin » :
« Le
besoin du droit naturel est aussi manifeste aujourd’hui qu’il l’a été durant
des siècles et même des millénaires. Rejeter le droit naturel revient à dire
que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé
exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or il
est évident qu’il est parfaitement sensé et parfois même nécessaire de parler
de lois ou de décisions injustes. En formulant de tels jugements, nous impliquons
qu’il y a un
critère du juste et de l’injuste qui est indépendant du droit positif et qui
lui est supérieur : un critère grâce auquel nous
sommes capables de juger le droit positif.
Bien
des gens aujourd’hui considèrent que le critère en question est l’idéal de justice
adopté par notre société ou notre « civilisation »,
tel qu’il s’incarne dans ses façons de vivre ou ses institutions. Mais, d’après
cette même opinion, toutes les sociétés ont leur idéal, les sociétés cannibales
pas moins que les sociétés dites civilisés. Si les principes tirent une
justification suffisante du fait qu’ils sont reçus dans une société, les principes du cannibale sont aussi défendables
et aussi sains que ceux de l’homme civilisé.
(…) S’il n’y a pas de critère plus élevé que l’idéal de notre société, nous
sommes parfaitement incapables de prendre devant lui le recul nécessaire au
jugement critique.
Or
le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l’idéal de notre
société montre qu’il y a dans l’homme quelque chose qui n’est pas totalement
asservi à la société et par conséquent que nous sommes capables, et par là
obligés, de rechercher
un critère qui nous permette de juger l’idéal de notre société comme de toute
autre. (…) Le problème soulevé (…) ne peut
être résolu si nous n’avons pas connaissance du droit naturel.
»
(Léo
Strauss, Droit naturel et histoire, 1953)
Si le droit naturel est une
fiction, alors c’est le droit qui fait la justice, c’est-à-dire que chaque pays
constitue dans les limites qui le définissent en tant qu’Etat sa propre
conception de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas sans référence à une
justice absolue qui serait à la fois spontanée et universelle. Mais, demande
Léo Strauss : comment dés lors pourrions nous rendre compte de cette
nécessité qui se fait parfois (souvent) pressante à remettre en cause les
décisions et les lois édictées au sein même de notre état par les institutions
du Droit ? Où irions-nous chercher un critère de jugement suffisamment
élevé pour nous accorder à nous-mêmes le droit de juger et éventuellement de contester
les décisions prises par les législateurs de notre nation ? « Il est
parfaitement sensé de parler de lois ou de décisions injustes » dit Léo
Strauss. C’est cette notion de « sens » qui doit ici retenir notre attention :
le simple fait qu’il existe une cohérence, le socle d’une légitimité à partir
duquel nous estimons envisageable de critiquer une loi en exercice dans notre
pays prouve selon l’auteur que le seul droit positif ne recouvre pas la
totalité de notre revendication à la Justice.
Il remet également en cause
toute affirmation d’un relativisme culturel du Droit. Si le droit naturel
n’existe pas, alors nous nous privons de tout recours à l’égard de peuples ou
de civilisations dont les coutumes, les usages et les règles sont manifestement
barbares et inhumaines. Qu’opposer, en effet, à un Taliban affirmant qu’il est
juste de lapider une femme adultère si nous réfutons la valeur universelle de
la notion de justice ?
Ce qui nous semble barbare ne
serait-il pas simplement étranger, moins « anormal » qu’ « extra-territorial »
? Comment pouvons-nous nous assurer que le rejet voire le dégoût que nous
éprouvons à l’égard de tels usages soit « fondé » sur autre chose
qu’un simple réflexe exogène ?
Montaigne, Essais, LIV. I; chap. XXI
Il importe de donner à
notre condamnation des pratiques inhumaines qui peuvent avoir cours au sein de
certaines communautés un support dont nous soyons suffisamment assurés pour
savoir qu’il ne s’expose pas au travers décrit avec beaucoup de justesse et de
lucidité par Montaigne. Est-ce en tant
que citoyen français que nous nous sentons révoltés, indignés par ces
« usages », ou en tant que simple être humain ? Et si c’et bel
et bien le cas, comment expliquer que les personnes qui s’y soumettent
n’éprouvent pas la même répulsion ? « Il y a quelque chose de l’homme
qui n’est pas totalement asservi à la société » dit Léo Strauss, et cette
affirmation résonne à la fois de façon pertinente et paradoxale dans notre
esprit, car nous pouvons l’entendre en un sens qui n’est pas forcément celui
qui est voulu par l’auteur. Léo Strauss suggère en effet d’abord que le Droit
naturel existe et ensuite qu’il oriente les usages et les codes de lois
proportionnellement à leur degré de civilisation : « Si les principes
tirent une justification suffisante du fait qu’ils sont reçus au sein d’une
société, les principes du cannibale sont aussi défendables et sains que ceux de
l’homme civilisé. » Cette proposition est contradictoire : comment
parler de droit « naturel » et défendre l’idée selon laquelle les
sociétés qui le suivraient plus et mieux que d’autres seraient plus
« civilisés qu’elles ». Ce qui nous choque dans certaines pratiques
n’est pas du tout le fait qu’elles ne soient pas civilisées mais qu’elles le
soient différemment. Ce n’est pas l’absence de codification dans la punition
légale qui nous indigne mais au contraire l’efficience même de cette
codification. Peut-être serait-il plus approprié d’affirmer qu’il existe en
tout homme un sentiment naturel du droit sans en déduire pour autant la
manifestation de principes naturels identiques valant pour tout homme,
indépendamment de son immersion dans une société particulière.
b) L’opposition du droit
et du devoir (Liberté / Obligation)
Nous avons « besoin » du Droit
naturel, comme l’affirme Léo Strauss parce que nous éprouvons au plus haut
point les écarts possibles du droit positif, mais en même temps, nous sommes
bien en peine de définir positivement les principes précis et immuables du
droit naturel :
- Antigone peut bien
invoquer les Dieux, nous ne sommes pas totalement convaincus qu’elle serait
allée aussi loin s’il ne s’agissait pas de la dépouille de son frère et que
dire d’une conception du droit qui se limiterait à la famille ?
- Nous pouvons bien
considérer que « Tu ne tueras point » est un commandement du droit
naturel énoncé dans un cadre religieux, nous percevons bien qu’il ne s’impose
pas à nous avec suffisamment d’évidence pour invalider la peine de mort dans
tous les pays.
- Les révolutionnaires ont
beau être convaincus de l’idéal d’égalité, ils n’en acceptent pas moins le
principe de distinctions fondées sur l’utilité commune : « Art 1 de
la DDH – Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les
distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »
Nous
nous indignons de l’observation de certaines lois décrétant la lapidation d’une
femme adultère mais nous ne sommes pas certains que cette condamnation s’appuie
sur autre chose que notre culture occidentale, notre héritage de la Révolution
Française. Et il ne semble pas que l’opposition entre le droit naturel et le
droit positif nous permette réellement de trancher, c’est-à-dire de clairement
donner notre aval à l’un au détriment de l’autre. Dans son livre
« l’enracinement », la philosophe Simone Weil propose d’abandonner
cette distinction au profit de l’opposition du droit et du devoir.
« La notion
d'obligation prime sur celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. Un
droit n'est pas efficace par lui-même, mais seulement par l'obligation à
laquelle il correspond ; l'accomplissement effectif d'un droit provient non pas
de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à
quelque chose envers lui. L'obligation est efficace dès qu'elle est reconnue.
Une obligation ne serait-elle reconnue par personne, elle ne perd rien de la
plénitude de son être. Un droit qui n'est reconnu par personne n'est pas
grand-chose. Cela n'a pas de sens de dire que les hommes ont, d'une part des droits,
d'autre part des devoirs. Ces mots n'expriment que des différences de point de
vue. Leur relation est celle de l'objet et du sujet. Un homme, considéré en
lui-même, a seulement des devoirs, parmi lesquels se trouvent certains devoirs
envers lui-même. Les autres, considérés de son point de vue, ont seulement des
droits. Il a des droits à son tour quand il est considéré du point de vue des
autres, qui se reconnaissent des obligations envers lui. Un homme qui serait
seul dans l'univers n'aurait aucun droit, mais il aurait des obligations.
La notion de droit, étant
d'ordre objectif, n'est pas séparable de celles d'existence et de réalité. Elle
apparaît quand l'obligation descend dans le domaine des faits ; par suite elle
enferme toujours dans une certaine mesure la considération des états de fait et
des situations particulières. Les droits apparaissent toujours comme liés à
certaines conditions. L'obligation seule peut être inconditionnée. Elle se
place dans un domaine qui est au-dessus de toutes conditions, parce qu'il est
au-dessus de ce monde. »
Simone
Weil commence par affirmer la prééminence de l’obligation sur le droit.
L’exercice d’un droit quelconque repose d’abord sur la reconnaissance des
autres, de la communauté à l’intérieur de laquelle ce droit s’applique, de ce
droit. Aucun droit ne peut se
concrétiser autrement que sur le sentiment de celles et ceux qui y sont soumis,
d’être obligés à l’égard de ce droit. Avoir un droit donné, c’est faire
autorité dans un domaine ou une affaire donnée. Les 12 jurés de « Douze
hommes en colère » ont le droit de décider de la vie de l’accusé parce
qu’ils délibèrent dans le cadre d’une procédure légale qui leur confère cette
autorité. Par conséquent, le droit ne se conçoit qu’à partir d’une base, d’un « fond »,
d’’un « état ». Il faut toujours saisir d’abord sur le fond de quelle
obligation s’effectue l’exercice d’un droit. Le Droit n’est donc jamais
premier.
On
comprend ainsi beaucoup mieux l’opposition de Créon et d’Antigone. Ce n’est pas
tant une opposition de droit qu’une opposition d’obligation : Antigone se
sent obligée à l’égard des Dieux et de sa conscience, Créon à l’égard de la
cité et de la paix civile. L’obligation est efficace dés qu’elle est reconnue
mais elle n’en demeure pas moins présente, qu’elle soit reconnue ou nous, alors
qu’un droit que nous serions le seul à nous reconnaître ne revêtirait pas plus
de valeur qu’il ne pourrait être suivi d’effets.
La
notion d’obligation a un rapport avec celle de responsabilité : devant qui
ou quoi devons-nous endosser la responsabilité de nos actes, de nos décisions,
voire de nos pensées. Nous devons répondre de nous-mêmes mais aux yeux de
qui ? C’est finalement la seule vraie question : au regard de quel
milieu nos actes revêtent-ils authentiquement un sens, une justesse, une
légitimité ? Ce que suggère Simone Weil, c’est que l’obligation soit le
fondement même de toutes les questions d’éthique, de morale, et de droit. Nous ne pouvons pas nous interroger sur le
bien-fondé de notre attitude, voire de notre être sans éprouver d’abord notre
existence et notre personne dans une situation que nous pourrions désigner du
terme de « vis-à-vis ». Nous ne pouvons concevoir notre existence
sans nous représenter à nous-mêmes le fait que nous avons des comptes à rendre
de cette existence même, et cette certitude n’a aucun rapport avec nos seuls
géniteurs qui sont seulement la cause physique de notre venue au monde.
« Que je sois », c’est ce dont je ne peux vivre le fait,
l’évènementialité, sans en rendre « grâce », ou « raison »
ou encore « justice » à quelque chose ou à quelqu’un, et c’est
précisément la mesure de cette « orbe », la résonance aux dimensions
de laquelle nous choisissons de situer notre présence qui, finalement, décide
de la texture de droit à laquelle nous choisissons de faire référence (naturel
ou positif).
Nous pourrions présenter les choses
autrement : il n’est pas « normal » que nous existions. Cela ne
va pas de soi. Religion et sentiment moral ont, sans conteste, ce point commun
de partir de cette évidence qui est celle de tout être conscient à ne pas se
suffire à lui-même. Je tiens le fait d’être d’un autre être que moi-même. Je ne
peux pas être l’auteur de ce que c’est qu’être, mais néanmoins je suis. Il faut
donc bien que je doive mon être à quelqu’un ou quelque chose d’autre. C’est finalement cela : le sens
premier et originel de « L’Obligation ». Exister, ce n’est pas un
droit, c’est un fait (contingent : j’aurais pu ne pas exister). Il n’est
aucune nécessité dans la norme de laquelle mon existence pourrait s’inscrire et
revendiquer une légitimité quelconque. Je
nais donc en étant l’obligé de quelque chose ou de quelqu’un : le
sentiment religieux n’a finalement pas d’origine plus profonde que celle qui
consiste à contracter en naissant une
dette infinie et insolvable à l’égard du créateur (le Numineux). Toutes les
exigences de la morale, du droit ou de l’éthique qui viendront plus tard,
notamment avec la philosophie des lumières en Europe, travailleront à modifier
la texture de cette dette originelle (mais elles s’articulent sur elle). J’ai
finalement moins à rendre grâce de mon existence à Dieu qu’à en rendre raison
aux yeux des hommes, de tous les hommes, c’est-à-dire d’un universel humain. Il
existe un idéal universel et rationnel de vie collective humaine à l’égard
duquel nous nous sentons obligés de rendre raison de notre existence
individuelle. Etre humain, c’est-à-dire raisonnable, c’est avoir des comptes à
rendre à l’humanité (droit naturel), mais
aussi à la collectivité dont on est citoyen (droit positif). En tout homme
individuellement se retrouve finalement cette dichotomie entre ce qui en lui
tient du principe d’exister (créateur) et ce en lui tient de la forme existante
(créée).
Nous réalisons ainsi qu’il
existe quatre instances à l’égard desquelles nous pouvons éprouver comme un
devoir l’obligation de rendre des comptes eu égard à notre existence :
Dieu, les hommes, l’Etat, Soi-même. Selon que nous nous sentions davantage
tenus à l’égard de l’une d’entre elles au détriment d’une autre, nous inscrivons
notre attitude dans un champ référentiel précis qui s’exclue plus ou moins
radicalement des trois autres. La
question du droit est finalement celle de la rigueur, de la
« tenue », de l’aplomb : d’où te vient ta droiture ? De
Dieu, de l’humanité de ta citoyenneté, de ta conscience ?
Les
droits, dit Simone Weil, c’est ce que nous reconnaissons aux autres ou ce que
les autres nous reconnaissent. En tant que sujet, j’ai des devoirs, des
obligations envers les autres, j’ai des comptes à leur rendre et les autres ont
des comptes à me rendre. Etre sujet, c’est être responsable, avoir un
« ayant-droit » (au sens fort de ce terme) devant lequel je dois
répondre de moi. Dire que l’on a des droits et des devoirs n’est qu’une question de point de vue. Mais il
existe un sens fort de la notion de « devoir » ou d’obligation qui
prévaut sur toute autre considération. Serais-je seul dans l’univers que je
serai encore habité du sentiment et de la certitude de devoir quelque chose à
« quelqu’un » ou à « quelque chose ».
Dans
« Vendredi ou les limbes du Pacifique » de Michel Tournier, on voit
bien Robinson en proie à ce dilemme, à ce « vis-à-vis ». Il n’a plus
de présence civile humaine à laquelle rendre des comptes mais ce n’est pas pour
autant qu’il s’autorise tout (la souille). L’apparition de Vendredi va
totalement transformer ce vis-à-vis en faisant passer la référence éthique de
Robinson, son Ethos, de l’humanité raisonnable ou civile à la nature, à
Speranza, au Cosmos. Le fait d’exister ne nous a pas été donné comme un droit
car un droit dépend toujours à la fois
d’un statut et d’une autorité qui ratifie et entérine (officialise) au niveau
des lois le rapport entre ce statut et ces droits (ex : la révolution
française institue le lien entre l’être humain et certains droits). Avoir des
droits suppose que l’on est autorisé à faire ce que ces droits nous
reconnaissent. Or, exister n’est pas un droit puisque j’existe. Ce n’est pas
une action que j’exécute à la suite d’une « autorisation ». Par
conséquent, il y a nécessairement quelque chose de notre existence qui tient
fondamentalement davantage de l’obligation à l’égard d’une puissance extérieure
que du droit que je tiendrais d’une autorité extérieure.
Ici
(2e paragraphe) les termes utilisés par Simone Weil sont très
précis. Une fois que j’existe, on peut articuler différents droits à mes
déterminations : homme ou animal, masculin ou féminin, adulte ou enfant,
etc. Mais mon existence même revêt une dimension « absolue », ce qui
ne signifie qu’elle soit nécessaire. J’aurais pu ne pas exister, mais une fois
que j’existe ce fait là est un « donné ». C’est comme ça. Exister, c’est
être jeté dans l’existence de la même façon que nous disons que nous sommes mis
devant le fait accompli lorsque une chose nous arrive sans que nous l’ayons
décidée. Etre, c’est nécessairement être l’obligé(e) du principe qui me fait
être, que ce principe soit celui de Dieu, de la nature, de la vie, des autres
ou de l’Autre, et c’est bien ce qui place chacun de nous en situation originelle
de débiteur (devoir) plutôt que de créditeur (droit). Nous avons le devoir de
nous sentir obligé(e) à l’égard de ce qui nous a fait exister avant de nous
considérer comme détenteur de droits quelconques.
C’est
probablement là l’explication du caractère contradictoire, ambigu de
l’expression « droit naturel ». Il n’y a pas de droit naturel. Ce qui
vient « d’abord », naturellement est l’évidence d’un devoir, d’une
dette, d’une obligation. Nous ne sommes originellement ni contraints ni
autorisés, nous sommes ontologiquement
« obligés », au sens : « les obligés de ». Etre nous situe d’emblée en situation
d’être les obligé(e)s de l’être.
Maintenant nous pouvons revenir efficacement vers ces droits ou ces
punitions légales qui nous indignent. Considérer qu’une femme mériterait d’être
lapidée sous le prétexte qu’elle aurait commis l’adultère, c’est se donner
artificiellement, humainement, arbitrairement le droit d’aller à l’encontre de
cette efficience à l’égard de laquelle je ne peux ressentir que le sentiment de
devoir. A l’égard de ce qui est, nous n’avons aucun droit mais seulement des
devoirs.
On pourrait exprimer cette
idée d’une autre façon : quel statut ou quelle appartenance me
donne-t-elle des Droits ? De l’affiliation à quel « club », à
quel cercle fermé convient-il que je me recommande pour être reconnu comme
membre ayant des Droits fondamentaux ? Est-ce en tant que citoyen de tel Etat
que je suis un être de Droit (droit positif) ? Est-ce en tant qu’être
humain (droit naturel) ? Serait-ce en tant que tout simplement
j’existe ? Supposons que nous répondions positivement à cette dernière
détermination, qu’est-ce qui la distingue radicalement des deux
premières ? Elle n’est pas conditionnelle, c’est-à-dire qu’elle ne dépend
pas de la reconnaissance contractuelle ou morale des « autres », car,
de fait, « j’existe ». Notre appartenance génétique au genre humain
ne suffit pas à en valider le décret. Encore faut-il que je prouve à mes
semblables par mes actes et mon attitude altruiste que je me comporte comme un
être humain, non seulement sociable mais aussi socialisé. Par contre, mon
existence est « donnée », et je ne saurai d’aucune façon me
recommander de quelconques droits à l’égard de cette situation donnée (le fait
que j’existe) puisque elle n’est le résultat de rien, d’aucun processus,
d’aucune action, d’aucun contrat. Exister, ce n’est pas un statut qu’on mérite ni qu’on obtient
au terme d’une procédure, d’un processus de socialisation. « C’est ». Et cette donnée brute nous place ainsi
d’emblée dans cette posture d’obligé à l’égard de « la nature », mais
au sens vraiment étymologique de ce terme. Avant de désigner les êtres vivants
du règne naturel, nature vient en effet, dans la langue latine, du participe futur naturus, au féminin
« natura » (du verbe nascor) qui désigne ce qui va naître, ce qui est
sur le point de naître ou qui est en train de naître. La nature c’est
finalement la natalité. « Mais nous avions oublié ce que signifie le participe futur naturus, au
féminin natura, du verbe latin nascor sa
racine : ce qui va naître, ce qui est en train ou sur le point de naître,
le processus même de naissance, d’émergence ou de nouveauté. Nature : la
nouvelle-née ». Michel Serres
Or, nous ne pouvons, en
aucune manière, nous représenter à nous-mêmes à l’égard de la nature, en ce
sens là, autrement qu’ « obligés ». Aucun droit ne s’impose
directement à nous de cette donnée mais originellement du devoir. C’est en ce
sens que nous pouvons considérer comme vraie la proposition nous décrivant
ontologiquement comme des êtres de devoir plutôt que comme des « jouisseurs
de Droits ».
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