« La
notion d'obligation prime sur celle de droit, qui lui est subordonnée et
relative. Un droit n'est pas efficace par lui-même, mais seulement par
l'obligation à laquelle il correspond ; l'accomplissement effectif d'un droit
provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se
reconnaissent obligés à quelque chose envers lui. L'obligation est efficace dès
qu'elle est reconnue. Une obligation ne serait-elle reconnue par personne, elle
ne perd rien de la plénitude de son être. Un droit qui n'est reconnu par
personne n'est pas grand-chose. Cela n'a pas de sens de dire que les hommes
ont, d'une part des droits, d'autre part des devoirs. Ces mots n'expriment que
des différences de point de vue. Leur relation est celle de l'objet et du sujet.
Un homme, considéré en lui-même, a seulement des devoirs, parmi lesquels se
trouvent certains devoirs envers lui-même. Les autres, considérés de son point
de vue, ont seulement des droits. Il a des droits à son tour quand il est
considéré du point de vue des autres, qui se reconnaissent des obligations
envers lui. Un homme qui serait seul dans l'univers n'aurait aucun droit, mais
il aurait des obligations.
La
notion de droit, étant d'ordre objectif, n'est pas séparable de celles
d'existence et de réalité. Elle apparaît quand l'obligation descend dans le
domaine des faits ; par suite elle enferme toujours dans une certaine mesure la
considération des états de fait et des situations particulières. Les droits
apparaissent toujours comme liés à certaines conditions. L'obligation seule
peut être inconditionnée. Elle se place dans un domaine qui est au-dessus de
toutes conditions, parce qu'il est au-dessus de ce monde. »
Quelques éléments d'explication:
Quand
nous affirmons que nous avons le droit de faire ceci ou cela, nous voulons dire
que nous ne sommes pas seulement capables physiquement de l’accomplir mais
aussi que nous y sommes autorisés par les lois ou l’autorité compétente. Ce
n’est pas parce que je peux physiquement que je peux légalement, mais pour
cette chose, je peux aussi légalement, donc « j’ai le droit ». Par
conséquent un droit suppose toujours une autorisation. Il ne vaut pas tout
seul. Aucun droit n’est doté de la capacité de « s’auto-valider ». Le
droit de faire une chose ne s’auto-décrète pas. Il présuppose extérieurement à
lui l’autorité à partir de laquelle il prend sens et rend effective l’action permise. Par conséquent, nous n’avons de Droit que dans la mesure où nous
reconnaissons l’obligation de référer notre acte au pouvoir qui nous l’octroie.
J’ai le droit de vote parce que je suis reconnu citoyen français par l’Etat, ce
qui suppose d’abord que je sois « l’obligé » de l’Etat. Etre obligé
n’est pas du tout la même chose qu’être contraint car c’est librement que je
reconnais cette autorité.
Mais
sur quoi repose cette obligation et le droit qui en émane ? De la
reconnaissance par la collectivité de son bien-fondé. Par conséquent un droit,
n’est pas seulement effectif du fait que je reconnaisse l’autorité qui me le
délègue mais aussi de ce que la collectivité dans son entier la reconnaisse
également. On mesure bien ainsi la différence avec l’obligation qui, elle, se
suffit à elle-même. Je peux parfaitement me sentir obligé par un Devoir au sein
d’une collectivité qui n’éprouve pas du tout le même sentiment. C’est un peu le
cas d’Antigone, voire de Socrate. Simone Weil brise le préjugé de l’équivalence
ou de la symétrie des droits et des devoirs. Je n’ai de droits qu’en tant
qu’ils sont reconnus par les autres. En tant que sujet, j’ai seulement des
devoirs envers les autres qui, eux ont des droits. Il n’y a pas de réciprocité
dans le rapport que nous entretenons avec les autres. Ils sont tous les droits,
je n’ai que des devoirs. Mais s’ils me reconnaissent des droits, alors, en
effet, j’en ai.
Nous
mesurons ainsi à quel point est déplacée et fausse la croyance en la
spontanéité du droit : « J’ai bien le droit », « je peux,
j’ai le droit ». Rien n’est moins
spontané, direct, immédiat, naturel que le droit (nous retrouvons là le
caractère oxymorique de l’expression, mais dans un sens beaucoup plus fort).
Ce qui vient d’abord et sans médiatisation ni filtre, c’est l’obligation. Un
homme qui serait seul dans l’univers, pour reprendre l’exemple de Simone Weil,
aurait encore des obligations envers cet univers, envers la vie, la nature (au
sens étymologique), mais il n’aurait aucun droit car il n’y aurait aucun homme
pour reconnaître l’autorité à partir de laquelle pourrait se décréter un droit.
D’autre
part, l’attribution de droits se fait toujours à partir d’une situation donnée,
ou d’un certain statut. Qu’a-t-on le droit de faire dans tel ou tel contexte,
étant entendu que je suis ceci ou cela, etc. Autrement dit, les droits que nous
avons sont contingents, assignables, relatifs. L’obligation, elle, est absolue. Pourquoi ? Parce que
toutes les autorités qui nous donnent des droits reposent sur des contrats, sur
des constitutions, sur des conventions humaines historiques et communautaires.
Elles sont datables et rien ne peut réellement nous garantir qu’elles ne
disparaîtront pas. J’ai des droits en tant que français parce que l’état
français existe mais il peut disparaître ou être occupé et les droits que j’ai
changeront ou disparaîtront. J’ai peut-être (caractère hypothétique du
droit naturel) des droits en tant qu’homme, mais premièrement ces droits ne
sont inscrits que dans la déclaration (française) des droits de l’homme, et
deuxièmement, ces droits sont toujours suspendus à mes actes (si j’agis de
façon inhumaine, ces droits me seront retirés). L’obligation, au contraire,
n’est pas une situation circonstancielle, relative, accidentelle, contingente,
mais c’est une donnée ontologique. Je suis obligé parce qu’exister c’est être
l’obligé du fait d’être, fait que je n’ai ni décidé ni mérité. C’est un don qui
m’a été fait, don dont d’ailleurs je suis fait. Exister, c’est « être
pétri » dans cette factualité là, dans cette posture qu’est l’acte de se
sentir l’obligé de la nature (natura : participe futur de nascor: ce qui
est en train de naître).
Nous
percevons bien ici à quel point, le droit, la justice et la morale sont proches, et comme adossés à la
spiritualité, mais il n’est pas nécessaire pour autant de croire en Dieu, ni en quoi
que ce soit pour reconnaître le caractère inconditionné de l’obligation, car
finalement celle-ci s’impose à nous avec une évidence on ne peut plus
« première » : le fait d’exister. Face aux talibans affirmant
qu’ils suivent les lois d’Allah en décrétant la lapidation des femmes
adultères, nous savons maintenant clairement sur quoi appuyer notre
condamnation : nous ne voyons pas où ni comment il serait possible de se
donner le droit (forcément humain, trop humain) de porter atteinte à ce statut
inconditionnel d’obligée de l’existence de la femme, aussi adultère soit-elle.
C’est comme si le Dieu dont ils se réclament n’était pas assez divin pour se
situer à a hauteur absolue, et inconditionnelle de l’Obligation dont ils sont
faits, celle qu'ils portent en eux, dont ils sont constitués comme nous tous ( se sentir obligés en tant que "naturés" à l'égard d'une nature "naturante").
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