A) Quelques mots sur l’auteur et sur
le contexte de l’œuvre
Emmanuel
Kant est né le 22 avril 1724 à Königsberg, capitale de la Prusse-Orientale. Il
passa la quasi totalité de sa vie à enseigner. C’est seulement en 1781, à 57
ans qu’il fait publier le premier ouvrage déterminant de sa carrière
philosophique : « La critique de la raison Pure ». C’est le
début d’une œuvre particulièrement dense et riche qui constitue, aux yeux de nombreux
commentateurs, l’aboutissement de l’esprit de « la philosophie des
Lumières ». Il meurt à 79 ans le 12 février 1804. On peut rapidement
rendre compte de l’évolution de sa pensée en suivant les dates de parution de
ses trois « critiques ». Après la première (en 1781), il publiera
« la critique de la raison pratique » (en 1788) et « la critique
de la faculté de juger » (en 1790).
Finalement
la totalité de son travail essaie de répondre à trois questions :
« Que puis-je savoir ? », « Que dois-je faire ? »
et « que m’est-il permis d’espérer ? », ces trois questions
constituant les trois composantes d’une seule interrogation :
« Qu’est-ce que l’homme ? » L’opuscule « D’un prétendu
droit de mentir par humanité » peut d’autant plus être considéré comme
s’intégrant à l’œuvre morale de Kant (la réponse à la question :
« que dois-je faire ? ») qu’il y est question, tout du long, de
l’attitude à adopter face à une situation précise.
Dans un
recueil intitulé « La France », Kant lit sous la plume de Benjamin
Constant » la référence que fait cet auteur à « un philosophe
allemand qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous
demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre
maison, le mensonge serait un crime ». Il se reconnaît immédiatement même
s’il ne se souvient pas exactement l’œuvre dans laquelle il a effectivement
défendu cette thèse. En fait, c’est dans la 2e partie de la
Métaphysique des Mœurs (I, 1, 9, parue en 1797). Il décide donc de consacrer un
ouvrage court à la seule réfutation des arguments du « philosophe
français » sur le fond de l’exemple qu’il avait lui-même utilisé dans
« La métaphysique des mœurs ».
B) Le plan de l’œuvre
Dans un
premier temps, Kant décrit la prise de position de Benjamin Constant (§ 1 et 2
jusqu’à nuit à autrui) : nous ne sommes pas tenus de dire la vérité à des
assassins.
Ensuite, il
entreprend la réfutation de cette affirmation, mais cette contradiction va se
situer sur deux plans :
- d’abord
moral (§ 3-8 jusqu’à « toutes nos déclarations »)
- puis
légal (§9 jusqu’à la fin)
L’œuvre se
décompose ainsi en 3 parties.
C) La conception Kantienne de la morale
C’est dans
son livre : « Fondements de la métaphysique des mœurs » (1785)
que Kant développe les principes fondateurs de la morale, au premier rang
desquels il faut citer la notion de « bonne volonté » :
« De tout ce qu’il est possible de
concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui
puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne
volonté. » Par « bonne », ce qu’il faut entendre ici, c’est « totalement
dépourvu d’intérêt personnel. » Tant que nous attendons d’une action
qu’elle nous rapporte un bénéfice matériel ou d’amour-propre, notre intention
ne saurait se prétendre « pure ». Si nous nous interrogeons sur les
choses, les situations, les moments dont nous souhaitons l’acquisition ou la
réalisation, nous nous apercevrons que pour l’écrasante majorité d’entre eux,
nous ne les voulons pas pour eux-mêmes mais pour l’intérêt qu’ils peuvent
représenter pour notre image, notre réputation, notre compte en banque, notre
égoïsme. C’est l’inclination sensible de l’être humain qui le fait pencher dans
ce sens et il est tout-à-fait possible, de ce point de vue qu’aucune action
vraiment bonne d’un point de vue moral n’ait jamais été accomplie. Nos actions
sont peut-être toutes « intéressées » (c’est-à-dire animées par
l’intérêt).
Ce critère
de l’action morale est purement intérieur. Quand je donne deux euros à un SDF,
par exemple, il n’est pas du tout certain que mon action soit morale. Pour le
savoir il faudrait que je m’interroge et trouve en moi la maxime de mon action,
c’est-à-dire le principe que j’ai suivi en agissant de la sorte : est-ce
pour être bien vu des gens présents dans la rue, est-ce pour me renvoyer de
moi-même l’image d’un homme généreux ? Dans ces deux cas de figure
évidemment mon action n’est pas animée d’une bonne volonté. Elle ne saurait
donc pas être considérée comme « morale ». Je ne l’ai pas accomplie
pour elle-même mais en vue d’en retirer un plaisir, celui d’être bien considéré
par les autres ou de pouvoir m’aimer moi-même. C’est un penchant à l’égard
duquel je suis finalement « passif » et aucunement une volonté dans
laquelle j’aurais été exclusivement actif. Il est finalement très rare que nous
agissions volontairement. Nous ne réalisons des actions qu’en vue de satisfaire
des appétits qui étaient déjà présents en nous avant, naturellement, de telle
sorte que rien ne s’effectue librement de nous. Pour qu’une action soit morale,
il faut que ma volonté soit bonne, c’est-à-dire qu’elle se dégage entièrement
de motivations sensibles, intéressées, égoïstes, lesquelles ne font que
conforter notre passé, notre passif, notre nature, notre « pathos ».
Nous pensons agir librement quand nous nous comportons en esclaves de nos sens.
Une bonne volonté se détermine exclusivement par elle-même et non sous
l’inclination de motivations pathologiques (sensibles).
Mais où
trouver, en soi-même, la faculté qui rendrait possible un tel détachement, une
rupture avec ces inclinations sensibles et égoïstes ? Dans notre Raison.
Nous saisissons alors le lien entre ces trois notions indissociables dans
l’accomplissement d’une action morale selon Kant : « Volonté /
Liberté / Raison ». En chacun de nous, il faut dissocier « le moi,
l’ego » englué dans la pesanteur de ses penchants et de ses intérêts du
« Sujet », c’est-à-dire de l’être conscient et libre qui fait usage
de sa Raison.
Mais comment
peut s’opérer ce détachement concrètement, dans le cours matériel de la vie
quotidienne ? Par « la Loi morale ». Je donne ces deux Euros à
ce SDF parce que je ne fais que « le vouloir », je ne le désire pas.
Cela ne me procure aucun plaisir et je n’en attends aucune gratification. Rien
d’extérieur ne m’influence pour le faire mais je perçois en moi l’efficience
d’une loi morale qui peut s’universaliser librement dans et par cette action.
Je ne me soumets à rien ni à personne en le faisant, seulement à la Loi,
c’est-à-dire à l’Universalité de la raison. Ce qu’il faut relier dans « l’émergence
à l’air libre » de cette action accomplie par pure bonne volonté, c’est
l’intériorité d’une conscience qui se consulte, se détermine et l’extériorité
d’une loi universelle qui se constitue. Si j’exécute cet acte en attendant
d’être remercié, ce n’est pas une action morale. Si je la réalise par pitié ou
par amour de mon prochain, ce n’est pas non plus une action morale parce que
l’amour est une inclination. Je l’effectue parce que je la veux, et je la veux en
vertu d’une loi morale, laquelle m’en inspire le devoir. Je peux la vouloir
parce que sa maxime peut s’ériger en loi et parce que le respect de cette loi
se manifeste à moi en tant que devoir. C’est ainsi qu’une personne peut
découvrir en elle-même le respect que lui inspire une loi universelle : « Agis
uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle
devienne une loi universelle. » « Puis-je vouloir que TOUTE personne
donne un peu de son argent à une autre qui lui en fait la demande ? »
Oui, je peux le vouloir, je peux vouloir une société humaine fondamentalement
donatrice. Mais ce n’est pas par sympathie envers le genre humain, c’est parce
qu’une société humaine peut se fonder sur ce principe. Le souci de la morale
Kantienne est « législateur » (ne pas confondre avec légal). Il
convient de fonder une loi autour de laquelle quelque chose d’une universalité
humaine peut se constituer, se ramifier.
Il est
donc possible de structurer la morale Kantienne autour de trois propositions.
C’est ce qu’il fait dans « les fondements de la métaphysique des
mœurs :
1) Une action est morale quand elle n’est pas
simplement conforme au devoir mais accomplie purement par devoir : si
un marchand n’exerce son métier que pour en retirer un bénéfice personnel, tout
en servant apparemment honnêtement ses clients, il suit une détermination
extérieure (le profit) il n’est pas autonome mais hétéronome. Son action de
vendre n’est pas une bonne action parce que la maxime de son action n’est pas
pure.
2) Ce n’est pas le but d’une action qui peut
en déterminer la valeur morale, mais exclusivement le principe. Ce n’est
pas ce que j’envisage de faire qui est important (contenu) mais en vertu de
quelle maxime (forme). Les conséquences de l’action ne sont pas à prendre en
compte. Cette forme est l’universalité, d’où l’impératif catégorique :
« Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même
temps qu’elle devienne une loi universelle. » Puis-je mentir ? Non,
jamais, car il est impossible de fonder quoi que ce soit d’universel sur le mensonge.
3) « Le devoir est la nécessité
d’accomplir une action par respect pour la loi. » Ce respect est-il
une motivation d’ordre sensible ? Oui, mais il est différent des autres
sentiments car il n’est suscité que par la Raison. Il est « un sentiment
spontanément produit par un concept de la raison. » On se sent devoir agir
par respect mais ce « sentir » n’est motivé que par le fait que nous
sommes des êtres raisonnables. Il ne nous fait pas pencher, par conséquent vers
l’égoïsme, ou le bien-être physique.
Nous
retrouvons exactement ces trois propositions et plus spécifiquement la première
dans ce texte d’Emmanuel Kant extrait de « Fondements d’une métaphysique
des mœurs » :
« Bien
plus : si la nature avait inscrit dans le cœur de tel ou tel individu peu de
sympathie, si cette personne (au demeurant, un honnête homme) était d'un
tempérament froid et indifférente aux souffrances d'autrui, peut-être parce
qu'elle-même pourvue d'un don particulier de patience et d'énergie endurante à
l'égard de ses propres misères, elle suppose aussi chez les autres ou exige
d'eux les mêmes capacités ; si la nature n'avait pas formé spécialement un tel
homme (qui, en vérité, ne constituerait pas son plus mauvais produit) à la
philanthropie, ne trouverait-il donc pas encore en lui des ressources pour se
donner à lui-même une valeur bien supérieure à celle que peut posséder un
tempérament naturellement bienveillant ? Cela ne fait aucun doute ! Et c'est là
précisément que se révèle la valeur du caractère, cette valeur morale qui est
sans aucune comparaison la plus élevée, qui consiste en ce qu'il fait preuve de
bienveillance, non par inclination, mais par devoir. »
Les
références multiples à la nature comme formatrice de tel ou tel caractère sont
fondamentales. Que penser, en effet, d’une morale qui s’appuierait sur des
qualités inégalement distribuées constituant des tempéraments plus ou moins
sympathiques, plus ou moins enclins à l’amour ou la haine ? Si je suis bon
parce que la nature m’a gratifié d’une disposition encline à la sympathie, à la
confiance, en quoi mes actions bienveillantes seraient-elles authentiquement
« miennes » ? En quoi mes actions pourraient-elles être
qualifier de morales si elles ne sont que la conséquence d’une heureuse
nature ? Evoquer la situation contraire est peut-être encore plus
éclairant, si le méchant est simplement doté d’une vocation naturelle à mal
agir, en quoi serait-il responsable de ses agissements ? Il faut refuser
d’accorder la moindre valeur morale à toute action exécutée par une personne
dotée d’un « naturel ». L’idée même que nous soyons bon ou mauvais
« par nature » ne revêt par ailleurs, ni pertinence, ni démonstration
rationnelle possible. Kant, ici, conduit
jusqu’à son terme la conséquence de cette évidence.
Supposons
donc une personne qui ne serait pas d’emblée disposée favorablement à l’égard
des autres, sans être pour autant malhonnête. Il faudrait se représenter ici un
misanthrope ne ressentant aucune sympathie innée à l’égard du genre humain et qui manifesterait
au contraire une forte indifférence à l’égard de « son prochain ».
Nous serions en face d’un être endurant, s’écoutant peu et peu sensible à ce
qui arrive à ses semblables. Il trouverait suffisamment en lui de volonté pour
être bienveillant par devoir grâce au pur respect de la loi morale. Nous
n’avons pas à aimer l’humanité pour être bienveillant à son égard, Mais alors,
pourquoi la bienveillance est-elle préférable à la malveillance ? Parce
qu’elle est universalisable, parce que je peux réaliser par l’effort de ma
seule raison qu’une humanité peut se constituer autour d’elle ce qui serait
impossible pour son opposé. C’est cela être bienveillant par devoir. Tout ce
qui serait du registre d’une disposition pencherait du côté d’une inclination,
et nous ne voyons pas bien ce qui, du sujet conscient que je suis (Distinction
entre le Je universel et le Moi sensible), pourrait se déterminer en faveur du
genre humain si ce n’est l’exercice libre d’une volonté soucieuse de faire de
cette bienveillance une loi universelle.
« Ne pense-t-on pas qu’il soit
de la plus extrême nécessité d’élaborer une bonne fois une Philosophie morale
pure qui serait complètement expurgée de tout ce qui ne peut être qu’empirique
et qui appartient à l’Anthropologie? […] Tout le monde doit convenir que pour
avoir une valeur morale, c’est-à-dire pour fonder une obligation, il faut
qu’une loi implique en elle une absolue nécessité, qu’il faut que ce
commandement : “ Tu ne dois pas mentir » , ne se trouve pas valable
pour les hommes seulement en laissant à d’autres êtres raisonnables la faculté
de n’en tenir aucun compte, et qu’il en est de même de toutes les autres lois
morales proprement dites ; que par conséquent le principe de l’obligation ne
doit pas être ici cherché dans la nature de l’homme, ni dans les circonstances
où il est placé en ce monde, mais a priori dans les seuls concepts de la raison
pure »
Kant, Préface aux Fondements de la
métaphysique des mœurs (1785)
Nous
retrouvons exactement dans ce passage, appliqués à la question du mensonge, les
notions essentielles autour desquelles se conçoit une action morale selon Kant.
Une action morale désigne simplement ce que l’on DOIT accomplir. Il ne saurait
donc être question de s’appuyer sur l’expérience ni sur le passé ou sur la nature.
Si nous nous inclinons devant la réalité du monde tel qu’il est ou devant la
supposée nature humaine telle qu’elle est, nous ne voyons pas sur quoi pourrait
s’appuyer l’action morale, laquelle revêt une dimension prescriptive. Il ne
s’agit pas de s’interroger sur ce que je peux faire, étant entendu que le monde
ou la situation sont ce qu’ils sont, mais sur ce que je dois faire au regard
d’une prescription dont je ne peux pas remettre en cause la loi ni le principe.
Soit la morale n’a aucune valeur, soit elle doit s’appuyer sur autre chose que
des circonstances ou des caractéristiques naturelles qui sont données. L’action
morale ne se soumet à rien. Il faut percevoir, derrière l’apparence pure et
rigoriste de la morale Kantienne, tout ce qu’elle revêt finalement d’exigence
et peut-être de justesse quant à ce qu’est vraiment une action « libre »,
c’est-à-dire nouvelle, « a priori ». Une morale a posteriori s’inclinerait
devant le monde présent, la morale kantienne l’érige, et même si cela peut nous
sembler impossible à réaliser, c’est probablement l’effort philosophique le
plus abouti que Kant déploie ici en vue de décrire ce qu’une action humaine
libre peut et surtout DOIT être, à savoir autonome (libre), formelle
(universelle), a priori (construite et non donnée) et inconditionnelle.
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