2)
La source de « l’obligation » :
empathie ou altérité ?
Exister, « venir au
monde », c’est donc être l’obligé(e) de la nature, au sens de
« Natura ». En-deçà des lois, des religions, des règles et des
traditions, il y a ce donné : le fait que nous existions. Cet
« être » qui nous est donné nous situe inconditionnellement en
situation de devoir à l’égard de l’être, c’est-à-dire de devoir être, même et finalement surtout si nous ne
savons pas à qui ou à quoi nous devons d’être. C’est exactement ce trouble,
cette ignorance fondamentale qui nous tient et nous maintient dans ce respect
de la personne de l’autre : je ne la comprends pas davantage que je ne
comprends en moi cet être d’où je tiens le fait d’être. C’est bien, comme nous
l’avons vu, la contradiction dans laquelle se place le taliban : celle de
se donner le droit, au nom de son Dieu (du moins de ce qu’il interprète comme
tel) de briser en la femme adultère le fil de cette obligation la maintenant
dans l’exigence de devoir être.
C’est paradoxalement au nom de sa religion
qu’il va à l’encontre de la toute première évidence du Sacré, du caractère
sacré de la personne (c’est finalement comme s’il n’était pas assez religieux
pour saisir la dimension authentique du sacré). Nous sommes ontologiquement tenus
par le mystère même de notre origine (le fait que nous ne savons pourquoi ni
d’où nous sommes) de prolonger par notre existence même l’efficience de ce
trouble, de cette « aura ». Toute
action au fil de laquelle un homme se donne le droit (quelle que soit l’origine
de ce droit) de contrarier en un autre homme l’efficience même de cette
obligation par laquelle il est tenu d’exister du fait même qu’il existe
(persévérer dans son être : conatus spinoziste) est une atteinte à la fois
à l’évidence du sacré et au caractère sacré de l’évidence (parce que c’est
aussi une évidence qui se manifeste à la raison).
Mais quelle est exactement
la nature de cette évidence ? Nous venons de la formuler, grâce à Simone
Weil, par l’argumentation d’un raisonnement, par l’analyse philosophique de
deux notions : Droit / Obligation. Mais il faut bien que cette évidence s’impose
par un mode d’existence plus immédiat, plus donné, notamment dans la rencontre
avec l’autre homme. D’où vient l’évidence de cette obligation dans l’expérience
que nous faisons d’Autrui ? De la pitié (empathie - Rousseau) ou du
respect (visage - Lévinas) ? Cette obligation à l’égard du fait d’exister
s’impose-t-elle directement à nous du fait que nous fassions l’expérience de ce
qui est Même que nous, ou plutôt de l’épreuve de ce qui nous est
irréductiblement Autre ?
« Quand il serait vrai que la commisération (pitié)
ne serait qu'un sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre,
sentiment obscur et vif dans l'homme sauvage, développé, mais faible dans
l'homme civil, qu'importerait cette idée à la vérité de ce que je dis, sinon de
lui donner plus de force ? En effet, la commisération sera d'autant plus
énergique que l'animal spectateur s'identifiera intimement avec l'animal
souffrant. Or il est évident que cette identification a dû être infiniment plus
étroite dans l'état de nature que dans l'état de raisonnement. C'est la raison
qui engendre l'amour-propre, et c'est la réflexion qui le fortifie; c'est elle
qui replie l'homme sur lui-même; c'est elle qui le sépare de tout ce qui le
gêne et l'afflige : c'est la philosophie qui l'isole; c'est par elle qu'il dit
en secret, à l'aspect d'un homme souffrant : péris si tu veux, je suis en
sûreté. Il n'y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le
sommeil tranquille du philosophe, et qui l'arrachent de son lit. On peut
impunément égorger son semblable sous sa fenêtre; il n'a qu'à mettre ses mains
sur ses oreilles et s'argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte
en lui de l'identifier avec celui qu'on assassine. L'homme sauvage n' a point
cet admirable talent; et faute de sagesse et de raison, on le voit toujours se
livrer étourdiment au premier sentiment de l'humanité. Dans les émeutes, dans
les querelles des rues, la populace s'assemble, l'homme prudent s'éloigne :
c'est la canaille, ce sont les femmes des halles, qui séparent les combattants,
et qui empêchent les honnêtes gens de s'entr'égorger.
Il est donc certain que la pitié est un sentiment
naturel, qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même,
concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous
porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : c'est elle
qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de mœurs, et de vertu, avec cet
avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix. »
Jean-Jacques
Rousseau – « Discours sur les fondements de l’inégalité parmi les
hommes » (1755)
La thèse que défend Jean-Jacques
Rousseau ici est que la pitié est un sentiment naturel moins accessible à celui
qui réfléchit qu’à celui qui simplement et naturellement « éprouve »
et même s’il était vrai que la commisération est un sentiment d’empathie qui
vient simplement du fait que nous nous mettons spontanément à la place de celle
ou de celui que nous voyons souffrir, cette identification s’impose plus
facilement à l’homme sauvage et naturel qu’à l’homme policé et civilisé. C’est
donc, selon lui, dans la pitié et tout ce qu’elle revêt de naturel, qu’il nous
faut chercher l’origine même de ce caractère premier de l’obligation, car la
réflexion nous incite plutôt à la prudence, à la considération des risques
éventuels qui peuvent se présenter si nous prenons trop précipitamment la
défense de l’opprimé(e). La référence à l’animal spectateur et à l’animal
souffrant est à prendre au pied de la lettre et c’est là une prise de position
d’autant plus audacieuse que nous sommes à un siècle de la parution du livre de
Charles Darwin : « De
l’évolution des espèces » (1859). Rousseau ne signifie donc aucunement ici
que l’homme serait doté de cette pitié naturelle en tant qu’il descendrait des
animaux, mais bien plutôt qu’il y a dans la pitié la manifestation d’un
sentiment assez premier et assez naturel pour être commun aux hommes et aux
animaux. Il serait parfaitement excessif et anachronique de le considérer comme
un anti-spéciste mais, en même temps, sa conception de la nature l’autorise à
envisager entre les deux espèces humaine et animale des
« passerelles » que peu d ‘auteurs de son époque ont envisagé (et
surtout pas Voltaire, évidemment). Nous touchons bel et bien avec la pitié le
fond naturel d’un sentiment donné, brut, immédiat, et tout le propos de
Rousseau est de l’exclure de tout rapport avec une évidence de l’esprit.
Pour bien comprendre cet
aspect, il faut saisir la distinction que fait l’auteur entre l’amour de soi et
l’amour-propre :
« L'amour
de soi, qui ne regarde qu'à nous, est content quand nos vrais besoins sont
satisfaits ; mais l'amour-propre, qui se compare, n'est jamais content et ne
saurait l'être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige
aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible. Voilà comment
les passions douces et affectueuses naissent de l'amour de soi, et comment les
passions haineuses et irascibles naissent de l'amour-propre. Ainsi, ce qui
rend l'homme essentiellement bon est d'avoir peu de besoins et de peu se
comparer aux autres ; ce qui le rend essentiellement méchant est d'avoir
beaucoup de besoins et de tenir beaucoup à l'opinion. Sur ce principe, il
est aisé de voir comment on peut diriger au bien ou au mal toutes les passions
des enfants et des hommes. Il est vrai que ne pouvant vivre toujours seuls, ils
vivront difficilement toujours bons : cette difficulté même augmentera
nécessairement avec leurs relations, et c'est en ceci surtout que les dangers
de la société nous rendent les soins plus indispensables pour prévenir dans le cœur
humain la dépravation qui naît de ses nouveaux besoins. »
C’est en tant que nous réfléchissons que nous nous
préoccupons de notre statut, de notre reconnaissance et de l’opinion que les
autres ont de nous. Dés lors un « personnage » se substitue à
l’épreuve et au sentiment que nous avons nous-mêmes de nous-mêmes et
« nous jouons un rôle ». Dés que ce personnage est mis en cause par
le jugement des autres (et il l’est fatalement à moins de plaire à tout le
monde, ce qui semble impossible), nous avons une réaction dite d’amour-propre.
Nous nous vexons, nous réagissons et les ennuis commencent.
L’amour de soi se préoccupe simplement de soi et aucunement
de ce dont il a l’air aux yeux des
autres. Il s’implique exclusivement de satisfaire ses besoins et comme il n’a
aucun souci de son image, il n’essaie pas de maintenir ce que nous appellerions
aujourd’hui « son standing », c’est-à-dire les signes extérieurs
donnant aux autres idée de son positionnement social. Quiconque se penche sur
cette question découvrira à quel point Rousseau a raison sur ce point :
nous achetons moins ce dont nous avons réellement besoin que ce qui nous permet
de donner le change à l’opinion des autres en nous efforçant de les convaincre
que nous sommes au-dessus ou du moins au même niveau qu’eux concernant « notre
niveau de vie » (expression intéressante et paradoxale : vivre
peut-il impliquer des « niveaux » ?)
Nous nous créons de faux besoins qui correspondent à l’image
que nous souhaitons projeter de nous aux yeux des autres. Mais en quoi cet
étouffement de l’amour de soi par l’amour-propre revêt-il des conséquences
nuisibles par rapport au souci que nous devrions avoir de notre
semblable ? Tout simplement parce que nous ne sommes plus directement
touché(e) par les souffrances qui l’accablent. Tout ce que nous éprouvons est
comme « mis à distance », passé au travers de ce filtre qu’est notre
paraître au détriment de notre être. Nous nous donnons le temps de réfléchir,
d’envisager la situation avant de répondre à son urgence, de telle sorte que la
voix de notre pitié naturelle est complètement recouverte par les conseils de
prudence de notre réflexion ainsi que les conditionnements de la vie en société
(sur cette question, il peut être pertinent de songer au film de Lucas
Belvaux : « 38 témoins »).
Par conséquent selon Rousseau, la source même de
l’obligation que nous éprouvons à l’égard de notre prochain est la pitié
naturelle. Nous sommes naturellement concernés par le sort d’Autrui parce que
nous sommes spontanément portés à nous mettre à sa place. Ce que l’on fait
subir à l’autre est aussi ce que l’on m’impose à moi. Cette pitié s’appuie
elle-même sur l’efficience primitive d’un sentiment empathique. Quiconque
s’écoute suffisamment lui-même avec un minimum de sincérité et de naturel
percevra l’écho empathique de cet appel à la pitié et c’est la réponse première
à cet appel que nous pouvons concevoir comme la source même de toute obligation
morale. Telle est la prise de position de Jean-Jacques Rousseau.
Mais nous pouvons relever une contradiction évidente dans
l’utilisation que le philosophe français fait de cette notion
d’ « amour de soi ». Que l’amour-propre tel qu’il le définit
parvienne à nous convaincre de ne pas porter assistance à notre prochain est
une thèse totalement cohérente mais il semble plus difficile d’en déduire que
l’amour de soi et tout ce qu’il implique de sentiment spontané puisse expliquer
le souci de l’autre homme, car si nous nous sentons lié(e) par empathie au sort
d’une personne « autre », dans quelle mesure ne la dépouillerions
nous pas de ce qui la caractérise à notre égard, soit précisément cette
altérité ? Si j’éprouve de la pitié à l’égard de l’autre en tant pourrait
être moi, est-ce encore d’altruisme dont il serait question ici ?
A l’opposé de cette conception Rousseauiste de la pitié
naturelle et empathique, Emmanuel Lévinas (1906 – 1995) situe l’origine même de
l’Ethique et de la responsabilité dont nous nous sentons investis à l’égard de
notre semblable dans ce que l’expérience de tout visage induit précisément de
« dissemblance » ou plutôt d’altérité. C’est parce qu’Autrui nous
apparaît toujours d’abord comme un visage que nous ne pouvons jamais le réduire
à nous-mêmes et sommes ainsi tenus à une forme radicale et indépassable de
« respect ».
« J'ai toujours décrit le visage du
prochain comme porteur d'un ordre, imposant au moi à l'égard d'autrui
une responsabilité gratuite — et incessible[1],
comme si le moi était élu et unique — et où autrui était absolument autre, c'est-à-dire
encore incomparable et, ainsi, unique. Mais les hommes qui m'entourent font
nombre. D'où la question : qui est mon prochain ? Question inévitable de la
justice. Nécessité de comparer les incomparables, de connaître les hommes ;
d'où leur apparaître comme formes plastiques de figures visibles et, en
quelque façon, « dé-visagés » : comme un groupement auquel l'unicité du visage
s'arrache comme à un contexte, source de
mon obligation envers les autres hommes ; source à laquelle la recherche
même de la justice remonte en fin de compte et dont l'oubli risque de
transformer en calcul purement politique — et jusqu'aux abus totalitaires —
l'œuvre sublime et difficile de la justice. [...]
[..] La responsabilité pour l'autre homme ou,
si vous voulez, l'épiphanie[2]
du visage humain constitue comme une percée de la croûte de « l'être
persévérant dans son être » et soucieux de lui-même. Responsabilité pour
autrui, le pour-l'autre « dés-intéressé » de la sainteté. Je ne dis pas
que les hommes sont des saints ou vont vers la sainteté. Je dis seulement que
la vocation de la sainteté est reconnue par tout être humain comme valeur et
que cette reconnaissance définit l'humain. L'humain a percé l'être
imperturbable. Même si aucune organisation sociale ni aucune institution ne
peut au nom des nécessités purement ontologiques, assurer, ni même produire la
sainteté. Or, il y eut des saints. [...] l'origine du sensé dans le visage
d'autrui appelle cependant — devant la pluralité de fait des humains — la
justice et le savoir ; l'exercice de la justice demande des tribunaux et des
institutions politiques et même — paradoxalement — une certaine violence que
toute justice implique. La violence est originellement justifiée comme la
défense de l'autre, du prochain (fût-il mon parent ou mon peuple !),
mais est violence pour quelqu'un.
[...] Le philosophe et le savant qui raisonnent
et jugent, et l'homme d'État ne seront pas exclus du spirituel. Mais son sens
est originellement dans l'humain, dans le fait initial que l'homme est concerné
par l'autre homme. Il est à la base de la banalité selon laquelle peu de choses
intéressent autant l'homme que l'autre homme.
[...] J'ai fait une tentative de rejoindre la justice à partir de ce
qu'on peut appeler la charité et qui m'apparaît comme une obligation illimitée
à l'égard d'autrui, et en ce sens accession à son unicité de personne,
et en ce sens amour : amour désintéressé, sans concupiscence[3].
Je vous ai déjà dit comment cette obligation initiale, devant la multiplicité
des humains, se fait justice. Mais il est très important à mes yeux que la
justice découle, soit issue, de la prééminence d'autrui. Il faut que les
institutions que la justice exige, soient contrôlées par la charité dont la
justice est issue. La justice inséparable des institutions, et ainsi de la
politique risque de faire méconnaître le visage de l'autre homme. »
Emmanuel Lévinas – Altérité et
transcendance (1995)
[1] Incessible : qu’on ne peut pas céder à
quelqu’un d’autre
[2] épiphanie : élévation, ouverture vers le
divin
Autrui « m’oblige ». Nous sommes tenus en respect
par son apparition parce que celle-ci s’effectue par le visage et qu’il nous
est impossible de réduire le visage à une « chose vue ». Le visage
n’est pas une chose comme cette chaise ou cette table parce que ses traits
expriment une signification qui ne se laisse jamais réduire à un énoncé strict.
« Le visage est sens et sens à lui tout seul » dit Emmanuel Lévinas
dans un autre texte. Un objet aussi utile soit-il, aussi porteur puisse-t-il
être d’une signification ou d’un symbole (valeur affective d’un cadeau) reste
muré dans sa matérialité. Il n’est pas énigmatique (exception faite pour les
œuvres d’art). Il y a toujours un contexte auquel je peux relier les objets
pour saisir l’éventuel message des objets mais l’apparence d’un visage est
toute autre 1) parce que je ne sais jamais exactement ce qu’il me dit 2) parce
que ce sens énigmatique vient exclusivement de lui. Aucun visage n’est sans
expression (et l’absence d’expression en est encore une dans la mesure où nous
demandons ce qui se dit au travers de cette absence même). Le visage se
caractérise donc par ce que nous pourrions appeler une forme d’exhaustivité signifiante. Tout s’y donne à interpréter
sans pouvoir l’être définitivement. Le visage consiste dans l’effectivité d’un
« vouloir-dire » dont on ne sait jamais exactement ce qu’il dit.
Évidemment nous serions tentés de réduire ces thèses dans le
simple fait que nous ne savons jamais à quoi nous en tenir quand nous sommes en
face du visage de l’autre, comme s’il pouvait constamment dissimuler des
pensées qui nous échappent mais nous serions très en deçà de ce qu’Emmanuel
Lévinas veut signifier. Le visage d’une
personne endormie ou morte signifie encore, et il n’est plus question dés lors de questionner la conformité entre la pensée et l’expression puisqu’il n’y a plus
d’intentions de la part de la personne. Pour bien comprendre la pensée de
l’auteur, il suffit d’imaginer un homme qui déplacerait son regard de droite à
gauche englobant ainsi dans son champ de vision une multiplicité d’objets ou
d’éléments du paysage et voilà que ses yeux se posent sur un visage, conscient
ou pas, endormi ou éveillé, vivant ou mort. Il se produirait nécessairement un
« décalage » dans sa perception et c’est exactement la nature de ce
dépassement que Lévinas essaie ici d’expliquer et d’explorer.
D’où vient que j’éprouve dans cette perception le sentiment
d’être « débordé », dépassé, tenu en respect par une valeur qui me
dépasse et m’impose un commandement : « Tu ne tueras
point » ? De ce sens qui s’échappe du visage d’autrui et m’interdit
de le réduire à du « même ». C'est comme s'il y avait dans un visage plus de sens que je ne pourrai en saisir par une compréhension limitée. Un visage n'est pas matériel, il porte en lui la marque de l'infini parce cette capacité d'expression qui le caractérise sans jamais le réduire outrepasse le pouvoir d'une vision qui ramène ce qu'il voit à une "chose". Personne ne peut réduire un visage à une chose. C'est pour cela qu'il
m’enjoint, voire m’ordonne, me place en situation de responsabilité à son
égard. J’ai à répondre de lui parce qu’il est d’emblée autre que moi,
« plus » que moi, indépendamment de la nature particulière qui me lie
à cette autre personne. Le visage d’Autrui « m’oblige ». (Tout ceci a
déjà été évoqué dans le cours sur l’Art : « toute œuvre d’art, en un
sens, se fait visage »)
Ce que Lévinas aborde plus
spécifiquement dans ce texte, c’est le rapport entre la justice (d’un point de
vue institutionnel : droit positif) et le visage. Devant le visage d’une
personne, je suis comme appelé, mis en demeure de le reconnaître, de le
respecter, de répondre de lui. Même si je le tue, ce que je peux physiquement
faire, je perçois bien que j’enfreins un ordre qui m’a été donné, dans le fait
même de l’apparition du visage de l’autre.
Ceci dit je ne croise
jamais qu’un seul visage. Les autres sont légion et chacun d’eux s’impose à moi
comme visage. Comment respecter cet avertissement, cet ordre quand je suis
confronté au « nombre » ? C’est la question que pose la
justice : comment réguler les relations entre les hommes ? Comment
observer les termes d’une relation duelle quand l’expérience que nous faisons
socialement est celle du « multiple humain » ?
Il existe dans l’exercice
du droit Positif, dans les impératifs imposés par la nécessité pour l’Etat de
maintenir l’ordre au sein d’un territoire, des risques d’oublier le visage, de
« dévisager », en un sens littéral (retirer le visage), les êtres
humains en les réduisant à des nombres, à des groupes, à des opinions ou à des
manifestations de groupe. Face à ce risque, il importe de revenir à l’origine
même de l’obligation, à savoir le visage de l’Autre. C’est à partir de cette
expérience première que s’impose la charité. Le souci de l’autre personne ne
s’appuie pas d’abord sur les institutions (droit positif) mais c’est au
contraire à la justice et à la politique de s’imposer aux hommes à partir de la
charité. Pourquoi ? Parce que ce sentiment se manifeste aux hommes à
partir du caractère donné, incontournable du visage d’Autrui .
Emmanuel Lévinas reprend exactement cette démonstration mais en la
déplaçant dans cette expérience quotidienne du visage de l’autre. Pas plus que
je n’ai assez de capacité mentale pour être à l’origine de cette idée de
l’infini qui se trouve être en moi, je n’ai assez de capacité de visualisation
pour faire du visage une chose « vue ». Je peux « voir » ce
cahier mais je ne peux pas « voir » ce visage. Dans la langue
française, cette thèse est soutenue par le terme même littéralement. La figure
de l’autre homme est tellement « visage » qu’elle ne peut être
« visée ». Je ne peux pas la faire « mienne », la réduire à
l’ensemble fermé d’une chose vue que j’assimilerais. Et c’est pour cela qu’il
me faut ici reconnaître une présence « Autre ». Il n’y a là aucune
réciprocité. Devant un visage, je lui dois tout. Le fait que je sois aussi un
visage devant l’autre n’est pas vraiment à prendre en compte. Ce que l’autre va
faire du face-à-face avec mon visage, on pourrait dire, sans jeu de mots que
« ça le regarde » (mais il va de soi qu’il sera pris exactement dans
la même obligation que moi – ceci dit, cela ne me concerne aucunement : le
seul rapport que nous avons avec le visage est celui qui s’instaure du visage
de l’autre homme, précisément parce que c’est d’abord son visage qui le situe à
mon égard comme Autre). Le visage pour Emmanuel Lévinas, c’est l’origine même de
l’obligation.
Notre vocation à la Sainteté, c’est-à-dire notre dévouement complet aux autres, tel qu’il se manifeste seulement chez de très rares personnes trouve son origine dans le visage de l’autre. La sainteté est ce que l’on pourrait appeler la prescription littérale que s’impose le saint homme devant le visage d’autrui. Muré dans mon corps, dans mon désir de persévérer dans mon être, le visage creuse une brèche, et le saint fait totalement céder les résistances à cet appel : « l’humain a percé l’être imperturbable ». le simple fait qu’il y eut des saints prouve l’efficience de cet appel que la plupart d’entre nous ne perçoivent que confusément.
Pour comprendre parfaitement ce qu’Emmanuel Lévinas veut dire ici, il
faut d’abord réaliser pourquoi le fait d’être en face du visage d’une autre
personne est une expérience aussi fondamentale pour lui. Il rapproche ce
face-à-face de la démonstration de l’existence de Dieu telle que Descartes
l’entreprend dans « les méditations métaphysiques ».
Examinons les Idées que nous avons dans notre esprit. Pour la plupart
d’entre elles, on peut dire que ce dont elles sont la représentation ne dépasse
pas la capacité que j’ai de m’en faire une Idée. Par exemple, j’ai en moi la
représentation d’une chaise parce que la chaise est une chose limitée qui
n’excède pas ma capacité mentale à m’en faire une image. Descartes distingue la
réalité objective et la réalité formelle d’une idée. Pour bien comprendre ce
raisonnement, il faut partir de cette évidence indubitable : nous avons
des idées. J’ai l’idée d’une chaise. Sa réalité objective est la chaise, sa
réalité formelle c’est ma pensée, c’est-à-dire la texture de cette idée. La
réalité formelle d’une idée c’est ce que l’on pourrait appeler « sa
matière », mais évidemment cette dénomination est impropre puisque nous
parlons ici d’une idée qui est immatérielle. Si cette idée nous vient à
l’esprit c’est bien que mon esprit a la texture mentale suffisante pour la
faire exister dans ma pensée. Nous pourrions prendre l’exemple du rêve, tout ce
dont nous rêvons est fait, tissé dans notre imagination, laquelle parvient à
fournir suffisamment de pensée pour représenter à ce cinéma intérieur qu’est
l’écran de nos songes telle ou telle scène que nous rêvons.
Pour la plupart de nos idées donc, nous avons, en termes de réalité
formelle de quoi recouvrir leur réalité objective. Mais il en est une qui
déborde totalement de ce protocole de formation et de représentation de nos
pensées, c’est l’idée de Dieu, parce que nous pouvons parfaitement l’assimiler
à l’idée de l’infini. Par définition, la pensée d’un être humain est finie,
limitée et l’idée d’un être infini représente nécessairement en tant que
réalité objective que ne peur recouvrir la réalité formelle de mon esprit. Je
n’ai pas assez de substance mentale pour mettre dans mon esprit l’idée d’un
être infini. Et pourtant, j’ai bel et bien cette idée dans la tête. Il faut
donc nécessairement que Dieu ait placé de lui-même cette idée en moi, sans quoi
je ne pourrai pas expliquer pourquoi l’infini est une idée que nous évoquons.
Le problème que traite ici l’auteur est celui du nombre, de la masse.
Pour se sentir obligé par le visage d’autrui, il faut que la relation soit
seulement « duelle », un « face-face ». or nous vivons au
milieu de tous les autres et nous ne passons pas nos journées à être seulement
en présence d’une seule personne.
Lorsque Lévinas pose la question : « qui est mon
prochain ? », il fait référence à cette parabole du Nouveau testament:
le bon samaritain. Un voyageur est attaqué et laissé pour mort par des bandits,
un prêtre et un autre homme de la même tribu que lui passe à côté sans
s’arrêter. C’est un samaritain, c’est-à-dire un membre d’une tribu détestée par
les juifs qui le secoure et paye ses soins à un aubergiste. Le prochain s’avère
en réalité le plus lointain. Cette parabole est une illustration de la
supériorité du droit naturel sur le droit positif). Pour Lévinas, le problème
n’est pas tant celui de la distance ou de la différence que celui de la
multiplicité. Comment faire valoir l’obligation du visage de l’autre au sein
d’une foule, d’une masse, d’un Etat ?
Emmanuel Lévinas commence par situer précisément dans cette difficulté
l’origine même de la barbarie des hommes. Toutes les agressions, les violations
au respect que nous devons à tout Autre se ramène à une banalisation ou à une
dissimulation de son visage. Dés que l’on peut traiter un groupe en tant que
groupe, sans prendre en compte l’individu, on a tendance à s’estimer déchargé
de tout ce qu’implique une relation strictement interpersonnelle. « Mais
comment faire ? Vous êtes trop nombreux ! » Aux extrêmes de
cette attitude « dévisageante », on peut citer le travail de mise en
conformité du vocabulaire et des pratiques utilisées par les Kapos dans les
camps de la mort. Le prisonnier est tellement uniformisé par ses vêtements, par
les contraintes physiques (cheveux rasés) par ses privations (visages amaigris
et affleurement du squelette perçant sous la peau) qu’il n’est plus
reconnaissable en tant que visage (il l’est toujours évidemment mais tout est
fait pour dissimuler ce scandale d’un visage humain dans l’entreprise de
négation de l’humain). C’est exactement cela qu’il faut entendre par
« abus totalitaires ». Eichmann, lors de son procès, affirmera qu’il
n’a quasiment jamais assisté à une rafle ou à une déportation. Il l’a
organisée. Tout traitement administratif « d’un cas » est relégation
du visage au second plan et laisse ainsi ouverte la possibilité d’un non
respect de l’autre.
Toutefois, il est évident que nous pouvons agresser, mépriser, tuer
l’autre homme. Cela ne signifie aucunement que la thèse d’Emmanuel Lévinas soit
fausse. Il se pourrait même que cela la conforte au contraire. Avec
l’apparition de l’Interdit de tuer qui, selon lui, s’impose du visage de
l’autre, pointe également la tentation de violer cet interdit. Ne serait-ce pas
précisément parce que le visage porte en lui ce commandement que l’idée même de
le contrarier surgit aussi automatiquement (mais pas aussi spontanément
précisément parce que l’interdiction est « première ».
Nous sommes tous d’abord en nous-mêmes, animés par le conatus
spinoziste, c’est-à-dire du désir de persévérer dans notre être, mais il ne
fait aucune doute qu’Emmanuel Lévinas est en désaccord complet avec la
philosophie de Spinoza (ce point est d’ailleurs fascinant du point de vue de
l’histoire de la philosophie car Spinoza et Lévinas sont de religion Juive et
Spinoza a été excommunié. C’est comme si cette opposition qui a forcé Spinoza à
quitter les siens prenant ici un tour exclusivement philosophique). L’Epiphanie
du visage, c’est-à-dire son élévation, sa transcendance, son dépassement nous
sort de l’efficience de cette persévérance (toute la question est de savoir si
cette persévérance est égoïste. Elle l’est pour Lévinas mais pas pour Spinoza. Pour
ce dernier, elle est au contraire ce qui nous relie à Dieu, c’est-à-dire la
Nature (natura)).
Notre vocation à la Sainteté, c’est-à-dire notre dévouement complet aux autres, tel qu’il se manifeste seulement chez de très rares personnes trouve son origine dans le visage de l’autre. La sainteté est ce que l’on pourrait appeler la prescription littérale que s’impose le saint homme devant le visage d’autrui. Muré dans mon corps, dans mon désir de persévérer dans mon être, le visage creuse une brèche, et le saint fait totalement céder les résistances à cet appel : « l’humain a percé l’être imperturbable ». le simple fait qu’il y eut des saints prouve l’efficience de cet appel que la plupart d’entre nous ne perçoivent que confusément.
Les philosophes et les savants ne sont pas des saints, pas davantage que
les juristes, les huissiers, les hommes de loi. Le droit positif utilise la
force, la punition, l’enfermement. Lévinas ne remet pas vraiment en cause cette
violence « que toute justice implique », mais il n’occulte pas le
fait qu’elle est toujours violence de quelqu’un et négation de son visage.
Cette négation est forcément contradictoire. Aussi nécessaire que soit cette
violence impliquée par la considération de ce Tiers qu’est la justice (ce terme
de Tiers est fondamental : il signifie qu’en terme de justice sociale ou
pénale, on ne peut pas en rester à une relation de personne à personne. Il faut
passer par le Tiers et c’est finalement l’intermédiation de ce tiers qui rend
possible la violence de la Justice pénale), il convient de ne jamais oublier
dans l’application de ses décisions son origine : l’obligation dans
laquelle me situe le visage de l’Autre. C’est ce qui justifie la référence à
« la charité ». Il y a toujours danger que la justice et les lois méconnaissent
le visage de l’autre homme, l’amour que nous ne pouvons pas lui vouer du fait
même de son apparition.
Deux points doivent retenir notre attention à la lecture des thèses
défendues ici par Emmanuel Lévinas :
- Il ne formule pas de solution concrète. Il situe exactement le maillon
faible du rapport entre ce qui fait de nous des humains et l’exercice parfois
inhumain des lois et de la justice pénale. L’obligation morale, religieuse et
spirituelle dans laquelle nous maintient le face à face avec le visage d’autrui
(relation asymétrique qui « nous en impose ») ne peut pas se
maintenir intégralement dans l’exercice de ce Tiers qu’est la justice mais elle
doit néanmoins demeurer car elle est la source même de la sainteté,
l’expérience la plus pure et la plus originelle de notre existence humaine,
celle-là même qui nous rattache à la Transcendance ( Dieu).
- Lévinas utilise le terme de Charité là où Rousseau évoquait la
Pitié ; laquelle est un sentiment « négatif » fondé sur la
souffrance d’Autrui. Ces deux auteurs sont en profond désaccord sur l’origine
même du sentiment moral. Empathique pour Rousseau, elle est fondamentalement
dissymétrique et non réciproque pour Lévinas. Je ne suis pas redevable à
l’autre d’une bonté qui viendrait simplement de ce que je ne voudrai pas me
retrouver à sa place mais au contraire de ce ci qu’il m’est à tout jamais
impossible de le ramener de quelque biais à moi « Même ».
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