Introduction
Texte d’Arthur Schopenhauer (1788 – 1860)
"Tout vouloir procède d'un besoin, c'est-à-dire
d'une privation, c'est-à-dire d'une souffrance. La satisfaction y met
fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont
contrariés ; de plus le désir est long et ses exigences tendent à
l'infini ; la satisfaction est courte et elle est parcimonieusement
mesurée. Mais ce contentement suprême n'est lui-même qu'apparent ; le
désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est
une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La
satisfaction d'aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et
inaltérable. C'est comme l'aumône qu'on jette à un mendiant : elle lui
sauve aujourd'hui la vie pour prolonger sa misère jusqu'à demain. - Tant que
notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à
la pulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu'il fait
naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n'y a pour nous ni bonheur
durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la
jouissance, c'est en réalité tout un ; l'inquiétude d'une volonté toujours
exigeante, sous quelque forme qu'elle se manifeste, emplit et trouble sans
cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible.
Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse
de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à
Tantale éternellement altéré".
Arthur Schopenhauer,
Le monde comme volonté et comme représentation (1818)
Nous connaissons tous les
peines infligées par les Dieux à ces personnages mythologiques qui les ont
offensés : Prométhée et son foie dévoré, Tantale assoiffé et les fruits
qui se dérobent, Sisyphe et sa pierre qu’il lui faut rouler jusqu’au sommet de
la colline, etc. Au-delà de la cruauté du châtiment, ce qui nous fait
littéralement horreur dans ces punitions parce que cela nous impose un effort
de représentation dont nous savons très bien qu’il ne parviendra pas à nous
donner de ces souffrances une idée adéquate, c’est leur éternité. Le châtiment
n’a pas de fin ou plutôt, il ne cesse que pour recommencer. Le supplice
finalement, c’est la forme plus que le fond, la nature divine (puisque seuls
les Dieux peuvent ainsi décréter une Eternité) davantage que la souffrance
elle-même.
C’est bien ici le propos
d’Arthur Schopenhauer de nous révéler que cette éternité, l’activation continue
d’une ritournelle au gré de laquelle se reproduit incessamment la même chose,
bref ce qui nous terrifie à la lecture des légendes et des mythes grecs se
retrouve exactement dans nos vies, dés lors que nous faisons preuve de
suffisamment de lucidité pour le voir :
« …l’existence
que coulent la plupart des hommes : une agitation qui se traîne et se
tourmente, une marche titubante et endormie, à travers les quatre âges de la
vie, jusqu'à la mort, avec un cortège de pensées triviales. Ce sont des
horloges qui, une fois montées, marchent sans savoir pourquoi. Chaque fois
qu'un homme est conçu, l'horloge de la vie se remonte, et elle reprend sa
petite ritournelle qu'elle a déjà jouée tant de fois, mesure par mesure, avec
des variations insignifiantes. Chaque individu, chaque visage humain, chaque
vie humaine, n'est qu'un rêve sans durée de l'esprit infini qui anime la
nature, du vouloir vivre indestructible ; c'est une image fugitive de
plus, qu'il esquisse en se jouant sur sa toile immense, l'espace et le temps,
une image qu'il laisse subsister un instant, et qu'il efface aussitôt, pour
faire place à d'autres. »
Nous vivons des évènements,
ou du moins ce qui nous apparaît comme tels et nous sommes suffisamment pris
dans cette attention ponctuelle à des faits que nous ne percevons pas, en-deçà
de ces épisodes, l’efficience d’une structure répétitive et
désespérante : « Déjà en
considérant la nature brute, nous avons reconnu pour son essence intime
l’effort, un effort continu, sans but, sans repos : mais chez la bête et
chez l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer,
voilà tout leur être ; c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir
a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur ; c’est par nature,
nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de la douleur. Mais que la
volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui
enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable,
dans l’ennui ; leur nature, leur existence leur pèse d’un poids
intolérable. La vie donc oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la
souffrance à l’ennui ; ce sont là les deux éléments dont elle est faite,
en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les
hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer,
pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que l’ennui. »
Dans ce passage,
Schopenhauer nous décrit exactement ce monstre hideux qui, sous l’apparente
diversité des faits qui peuplent nos vies, impose son masque récurrent, son
cycle inamovible. Nous croyons vouloir « quelque chose », la vérité
est que nous voulons « par nature », structurellement et pas du tout
conjoncturellement. Nous sommes nés pour vouloir, notre être est tissé dans cet
effort même qui en réalité n’a pas de fin, ni d’objectif réel, de telle sorte
que nous ne faisons que passer de la souffrance de ne pas avoir à l’ennui de
posséder, réalisant fugitivement alors que ce n’était pas cet objet que nous
désirions, et ainsi de suite jusqu’à la mort.
En un sens, la difficulté
que nous éprouvons à nous représenter les tourments éternels des suppliciés de
la mythologie grecque tient peut-être de la simulation. Nous faisons semblant
de ne pas réaliser que ce que notre pensée ne peut saisir, notre existence,
dans sa nature la plus brute, le vit, l’est. C’est exactement la montée en
puissance de cette lucidité au fil de laquelle nous réalisons que la déception
de nos attentes est d’autant moins anecdotique qu’elle constitue l’essence même
de notre être, voire l’essence même de tout ce qui vit qui tient lieu de
dynamique dans ce texte et assure la liaison entre les trois parties. Dans un premier temps, l’auteur énumère
quatre obstacles à la réalisation de nos désirs. Ces causes de notre
insatisfaction font signe d’une frustration plus élémentaire, consubstantielle
à l’élan même qu’elle contrarie. Il est de l’essence même du désir de n’être
pas satisfait. C’est donc comme si derrière ces quatre raisons distinctes,
évoquées au début agissait en réalité une seule et même « nature ».
Nos échecs ne sont aucunement occasionnels ou dûs à certaines circonstances.
Ils étaient déjà intégralement compris dans le mouvement même de vouloir,
mouvement dont la force et l’amplitude échappent complètement à l’étroitesse de nos petites vies
personnelles. C’est la deuxième phase du texte. Schopenhauer ne fait ensuite
que tirer les conclusions de cette mise à nu de la vraie nature du désir par
rapport au bonheur. Aussi terrible et désespérante que soit l’évocation finale
aux supplices éternels de la mythologie grecque, une solution est suggérée de
manière implicite : celle de cesser de vouloir.
Il existe donc une donnée
fondamentale de la philosophie de Schopenhauer sans laquelle nous ne pourrions
pas saisir sa vision du désir, c’est que celui-ci est premier, impersonnel,
traversant et unissant tous les règnes (végétal, minéral, animal). Plus que le
fond d’écran de toute existence, il est l’essence même du monde. Nous avons
tous déjà entendu cette expression formulée par une personne qui ne parvient
pas à accomplir techniquement, manuellement, telle ou telle
action : « Il n’y a rien à faire, « ça » veut pas
rouler », ou « ça » veut pas fonctionner ». On invoque
alors une sorte de propension des choses hostile, anonyme,
récalcitrante. » C’est à un « ça veut » primitif, brut et
surtout universel, tout à la fois Un et multiple que Schopenhauer ramène
chacune des petites volontés individuelles des hommes qui ne sont que l’un des
rhizomes de cette souche fondamentale de vouloir-vivre. L’essence du monde est
un « ça veut » exclusif exhaustif, indéterminé, aveugle et sans but.
Il n’a aucun horizon, aucune finalité sinon se maintenir lui-même, se nourrir
de sa soif. Lorsque nous éprouvons en nous ce désir insensé de vouloir vivre ou
survivre à tout prix, ce soulagement d’être passé tout prés de la mort et de
l’avoir évitée, nous coïncidons avec l’essence même de ce vouloir aveugle qui
ne veut rien si ce n’est se conserver lui-même.
Il nous faut donc rompre
définitivement avec cette façon commune de penser qui consiste à croire qu’il y
a de la volonté, du désir, de l’envie parce qu’il y a d’abord du vivant ou des
vivants. C’est parce qu’il y a d’abord ce vouloir qu’il y a du vivant, et ce
vouloir est « vouloir vivre » (c’est le terme utilisé par
Schopenhauer). Pour percevoir la très grande pertinence de cette thèse, il
suffit de s’interroger sur la question de savoir quelle force dans l’univers ne
connaît ni limite ni restriction. De quelle puissance pourrions-nous dire
qu’elle est à la fois ce qui explique la naissance d’un enfant ou d’un animal
et la formation d’une supernova ou le déclenchement d’un ouragan ? Celle-ci
et uniquement celle-ci : le vouloir vivre, le vouloir être, le vouloir
croître. La seule chose qui nous empêche de voir l’efficience de cette
puissance dans l’univers, de voir qu’elle est l’essence même de l’univers,
c’est ce préjugé selon lequel tout acte présuppose un sujet (approfondir ce
présupposé aboutit à la notion d’un Dieu – Schopenhauer est évidemment athée),
alors que c’est l’inverse qui est vrai. Le désir d’être est ce fond
métaphysique à partir duquel se génèrent tous les êtres et toutes les mille et
une façons d’être qui font la vie.
Lorsque on connaît cette
thèse qui reprend sous une toute autre forme le Conatus chez Spinoza et se
retrouvera dans la volonté de puissance de Nietzsche, on est à même de
comprendre la référence finale aux tourments éternels des héros mythologiques
et aussi de réaliser pourquoi Schopenhauer identifie dans ce texte des termes
aussi différents que volonté, désir, souhait, espérance, pulsion, etc. Le
raisonnement qu’il suit dans la première partie de ce passage est simple, mais
il implique que nous nous placions d’abord à hauteur d’homme. Une personne ne
désire rien sans souffrir d’abord de l’absence de cette chose ou de cet être
qu’elle désire. La satisfaction qu’elle éprouve lorsque le désir est satisfait
est fragile, voire illusoire, de telle sorte qu’il faut bien admettre que la
souffrance qui engendre le désir ne cesse pas et fait partie intégrante de ce
désir. Nous nous démenons pour faire cesser la souffrance de ce manque sans
nous rendre compte que ce manque est implicitement compris dans ce désir même.
Ce n’est parce que nous souffrons que nous désirons faire cesser cette
souffrance, c’est parce que nous désirons que nous souffrons.
Mais quels sont ces
obstacles à la satisfaction que Schopenhauer énumère dans la première partie de
son texte ? D’abord nous concevons tellement de désir que la satisfaction
de l’un ne peut que contrarier les autres (1). Ensuite, la souffrance engendrée
par le manque du désir est beaucoup plus longue que sa satisfaction qui est
courte. Schopenhauer évoque ici un infini qualitatif, une durée qui s’étire à
l’infini au gré de laquelle nous ne sommes jamais vraiment satisfait parce que
la satisfaction n’est qualitativement jamais à la hauteur de l’attente. On peut
penser à l’enfant qui attend son jouet à Noël (2). Puis Schopenhauer invoque un
autre infini : quantitatif : nous passons incessamment d’un objet à
un autre, en déplaçant simplement les objets de satisfaction qui du coup nous
apparaissent comme des substituts d’une seule et même envie qui ne se satisfait
jamais à l’obtention de l’un d’entre eux (3). Le quatrième argument démontrant
l’impossibilité de la satisfaction d’un désir se rapproche de l’une des
formulations les plus célèbres du philosophe : « la vie oscille
comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui. »,
c’est-à-dire de la douleur de désirer à l’ennui de posséder. La déception reconnue
provoque en nous l’ennui, la déception non encore reconnue engendre la
souffrance, car nous nous dépensons toute notre énergie vers un but illusoire,
qui ne tiendra jamais ses promesses (4).
Résumons : 1) un désir
satisfait crée dix désirs insatisfaits 2) la satisfaction est brève comparée à
l’attente 3) la satisfaction est finalement illusoire parce qu’un autre objet
se cache derrière celui que l’on croyait désirer et ainsi de suite jusqu’à
l’infini. 4) Elle est également illusoire structurellement, en elle-même, non
seulement parce que l’objet se dérobe continuellement, mais aussi parce que
cette recherche de satisfaction n’a jamais été conçue pour se satisfaire de
quoi que ce soit. Derrière le désir, se cache le vouloir-vivre, à savoir un
instinct sans sujet, une force aveugle et indéterminée, inassignable,
exclusivement tournée vers elle-même, c’est-à-dire vers la nécessité de
s’entretenir comme un feu qui ne se raviverait que de soi. L’essentiel de cette
conception concerne probablement l’illusion d’être un sujet : nous croyons
vouloir quand nous sommes portés par le vouloir-vivre, déterminés par lui à
alimenter absurdement cette dépense d’énergie qui ne va nulle part et ne
s’attèle qu’à demeurer, qu’à se raviver constamment, qu’à se nourrir de ses
propres faims, et cela partout dans l’univers parce que l’univers lui-même
n’est que ce mouvement. La vie n’est que ce dynamisme obscur et aveugle.
On sait qu’Arthur
Schopenhauer a trouvé dans la philosophie hindoue (Hindouisme et
Bouddhisme : il est impossible de séparer dans cette conception la
philosophie de la spiritualité comme c’est le cas en occident), et notamment
les Upanishads une confirmation de cette intuition selon laquelle la vie est
souffrance. Que signifie cette formulation ? Pas du qu’il y ait des souffrances
« dans » la vie, mais bien plutôt l’affirmation d’une souffrance
consubstantielle au fait de vivre. Vivre en soi est une souffrance parce que
vivre est être porté par le vouloir-vivre et que celui-ci ne va nulle
part : il ne veut que vouloir. Tant que nous voudrons, tant que nous nous
laisserons porté par le mouvement de tendre vers… d’avoir de l’espoir, de
l’appétit, de l’attente….nous resterons sous son emprise et désirerons
inutilement des choses, des évènements, des êtres qui, en réalité ne sont que
des substituts, que des masques de ce visage ricanant d’un vouloir-vivre
exclusivement porté vers son intérêt qui est « être », « demeurer »,
persévérer dans son dynamisme aveugle. Rien de plus significatif de ce point de
vue que l’amour chez les êtres humains, que tous ces efforts déployés par ces êtres
sophistiqués pour dissimuler la pulsion la plus insistante et la plus brute :
celle du pur instinct de se reproduire, instinct qui n’est pas celui des
acteurs de l’amour, mais celui du vouloir-vivre qui se réalisant au fil de
leurs effusions, de leurs déclarations d’amour éternel, de leur construction d’une
famille idéale, ne suit en réalité qu'une seule et même impulsion, celle de persévérer en lui-même, de lui-même.
C’est
bien la perspective désignée par Schopenhauer : nous croyons construire
une relation, éventuellement un couple durable, un foyer, une famille, une vie
et, de fait, chacun de ces pas que nous considérons comme une action, une
décision volontaire de notre part vers l’accomplissement d’une existence
affective mais aussi familiale, sociale, voire sociétale (c’est-à-dire non
seulement s’installer « dans » la société, mais faire ainsi évoluer
« la » société) et éthique se révèle à nous comme l’enrobage,
l’embellissement illusoire et tape-à-l’œil d’une puissance aveugle qui suit
ironiquement son cours inexorable. Croire à l’amour, mais aussi à la famille, à
la réussite sociale, au progrès, au bonheur personnel et construit, c’est
exactement comme bâtir une maison fragile sur pilotis dans le cours impétueux
d’un fleuve qui ne prendra jamais en compte dans ses crues et son déchaînement
ces ridicules habitations. Nous sommes les sujets du vouloir (au sens de
sujétion, soumission à…) et aucunement des sujets voulants, ou plus exactement,
c’est précisément quand nous pensons être les seconds que nous sommes en
réalité les premiers.
Or,
nous adhérons à la notion de bonheur en la greffant précisément et, selon
Schopenhauer : stupidement, illusoirement, sur le mouvement même de ce
vouloir-vivre, mouvement de balancier « entre la souffrance et
l’ennui », de telle sorte qu’en lieu et place de ce qui fait notre
supplice nous engageons l’enjeu crucial de notre bonheur. Nous choisissons
d’engager notre croyance dans une satisfaction durable là où précisément il est
impossible qu’elle le soit. C’est bien la notion de sens, celui que l’on donne
à son existence qui se voit ainsi dévoyée, trahie, ironiquement moquée puisque
c’est exactement sur ce point d’ancrage qui relie nos vies à l’absurde que nous
entretenons la croyance dans le sens de nos existences personnelles. Vivre n’a
aucun sens parce que le vouloir-vivre ne poursuit aucune finalité. Il n’aspire
qu’à perdurer au fil des actions de tous les vivants. Si nous croyons que notre
existence a un sens, c’est parce que nous sommes victimes de l’illusion qui
consiste à croire à « notre » vie.
Ce
n’est pourtant pas faute, du point de vue du désir même, de se montrer à nous
sous son vrai jour puisque dés lors que nous analysons précisément les quatre
raisons qui rendent impossible la satisfaction, nous retrouvons toujours
quelque chose de sa puissance exhaustive et totale. Un désir est satisfait mais
il le sera sur le fond d’insatisfaction de tous ces autres que j’éprouve aussi,
manifestation de tous ces possibles auquel je dois renoncer pour jouir
temporairement de celui-ci. Puis vient précisément cette temporalité courte,
comme une pause dans la dynamique d’un mouvement continu. Celle-ci à son tour
fait signe de ce renvoi constant d’un objet rapidement délaissé à un autre qui
fatalement ne sera pas davantage « retenu ». Chacun de ces objets de
substitution pointe vers l’efficience d’une force non maîtrisable,
incontrôlable.
Les
dés sont pipés dès le départ : c’est l’énergie même alimentant la force de
notre recherche et de notre implication qui en réalité rend impossible sa
satisfaction. Ce n’est pas nous qui sommes responsables de ne jamais satisfaire
durablement notre soif, c’est la soif qui n’a jamais été conçue pour être
assouvie. C’est donc à une économie très étrange que nous sommes
confrontés : quoi que nous ayons, nous ne l’avons pas, en réalité. On
pourrait dire de toute économie qu’elle est structurellement de substitution,
de ce point de vue et c’est bien d’ailleurs ce qu’illustre l’argent qui
potentiellement nous donne accès à tout sans être par lui-même quoi que ce
soit. C’est ce dont rend parfaitement compte l’expression : « avoir
les moyens ». Etre aisé, c’est
avoir les moyens, posséder par ce billet toutes les possibilités de jouir
d’une satisfaction, mais cette satisfaction ne sera elle-même que médiate, un
objet de transition vers un autre objet et ainsi de suite, jusqu’à ce que
l’homme riche finisse par comprendre (ou pas) qu’il possède en réalité autant
de billets que de passeports vers des destinations fuyantes au fil desquelles
il ne posera jamais ses valises. Ce qu’il a, c’est les moyens d’entretenir la
croyance qu’il sera satisfait, contrairement au pauvre qui se voit peut-être
confronté, du fait même de son indigence, à la vérité de son insatisfaction
structurelle, ontologique. C’est exactement comme si le vouloir-vivre nous
ramenait tous à la situation de mendiants puisque vivre c’est être
biologiquement en position de quémander le minimum vital. Mais il y a les
mendiants à qui l’on donne (les riches) et ceux auxquels on ne donne pas (les
pauvres). Les premiers ne sont pas nécessairement les mieux lotis puisque
l’aumône entretient en eux la croyance qu’ils ne sont pas ce qu’ils sont :
ontologiquement manquants, insuffisants, « demandeurs ».
Arthur
Schopenhauer renverse les valeurs de la société, rabaisse l’homme qui se croit
socialement puissant, vers sa nature première et fondamentale de quémandeur, de
mendiant. Nous sommes ainsi que le dit Rousseau, philosophe dont les thèses
sont pourtant peu compatibles avec celles de l’auteur, « faits pour tout
vouloir et peu obtenir ». Mais il faut nous interroger sur ce qui rend
possible un tel bouleversement et la réponse est évidemment le
vouloir-vivre : plus un homme se donne les moyens de satisfaire ses
désirs, plus il travaille inconsciemment à se rendre totalement dépendant,
esclave, d’un vouloir-vivre qui l’enfoncera toujours davantage dans la souffrance
du manque en la réitérant.
C’est
cette inconscience qui doit attirer notre attention, et nous devons, selon
Schopenhauer, réaliser qu’elle repose sur l’idée reçue d’une fausse distinction
entre la volonté et le désir. C’est sur ce point que l’auteur s’oppose aux
habiles philosophes dialecticiens soucieux de poser des nuances entre les
notions. Autant des philosophes comme Descartes ou Alain seraient en effet prêt
à reconnaître sous les traits de cette force qui nous manipule et nous guide à
notre insu le désir, ou la passion, autant ces mêmes auteurs ne pourraient
aucunement adhérer à cette idée selon laquelle notre volonté suit finalement
exactement la même direction. Comment soutenir en effet que l’exercice de notre
volonté censée nous rendre libres puisse en réalité nous conduire à être les
esclaves du vouloir vivre ?
Schopenhauer
répondrait qu’il est parfaitement impossible de « vouloir » sans
s’efforcer vers un projet, un but et que cette force que l’on pense à tort
exercer de soi-même vers un objectif choisi est exactement la même que celle
qui nous incline à désirer telle ou telle chose ou personne. Rien n’agit
d’ailleurs ni autrement qu’à partir du Vouloir-Vivre qui est la seule énergie,
le seul flux efficient dans l’univers : sa Vérité. Dés lors que l’on pense
construire son bonheur, s’y appliquer, diriger nos efforts vers lui, nous nous
trompons fatalement, non pas tant sur l’objet que sur la nature authentique de
cette application, de ce mouvement vers…dont nous nous croyons les initiateurs.
C’est bien là, le point crucial : qu’est-ce qui nous empêche de réaliser
que le dynamisme de la volonté (actif) est exactement le même en tout point que
celui du désir (passif) ? L’illusion d’être un sujet, une personne. Aussi
imprégné et admirateur que soit Schopenhauer de la philosophie de Kant, il ne
s’accorde aucunement avec l’affirmation par ce dernier de la séparation entre
le moi empirique (les sentiments, les affects, les motifs pathologiques) et le
Je transcendantal (l’autonomie de la volonté, le sujet législateur, l’impératif
catégorique). « Je, moi, ego », pour Schopenhauer, c’est tout un, ou
plus exactement, c’est bien cet ensemble qui, en réalité, ne consiste en rien
du tout. Là où les philosophes rationalistes exercent le jeu subtil d’un esprit
de nuances et d’opposition, Schopenhauer ne relève que la croyance en l’ego,
croyance que la révélation du vouloir-vivre annule radicalement.
Nous
comprenons dés lors que l’auteur nous invite non pas à un jeu de distinctions
de notions sur un plan horizontal (la volonté n’est pas le désir qui n’est pas
le besoin) mais à un dépassement de plans, à la révélation d’une dimension
« autre » se manifestant à quiconque accepte de prendre du recul à
l’égard de ses propres appétences vers des objets qui ne le satisferont jamais.
Il n’existe en réalité ni sujet, ni objet du désir mais juste un champ dans
lequel s’exerce une force aveugle, un champ d’énergie que l’on peut communément
appeler le monde ou le vouloir-vivre, mais cela ne peut apparaître qu’à une
intelligence qui « prend du recul ». Si nous ne percevons pas ce
changement de plan, nous pouvons croire que Schopenhauer confond tout et qu’il
est un piètre philosophe (ce qui n’est vraiment pas le cas). La différence de
vue et de « focales » entre les philosophes qui croient au
libre-arbitre et au « sujet » (Descartes, Kant, Hegel) et
Schopenhauer s’impose clairement dans le rapport que nous entretenons au
bonheur, notion qui ponte à la fin du texte. Tant que vous chercherez le
bonheur, dit en substance l’auteur, vous ne le trouverez pas, non pas qu’il
n’existe pas mais il est hors du mouvement par lequel vous vous laissez porter
en le cherchant. Le bonheur ne peut pas se vouloir parce que le vouloir, c’est
se laisser prendre dans le flux d’un vouloir-vivre qui ne fait que se vouloir
lui-même. On peut ainsi se faire une idée de la lecture que Schopenhauer aurait
faite de cet extrait des propos d’Alain du 16 mars 1923 :
« Il est toujours
difficile d'être heureux; c'est un combat contre beaucoup d'événements et
contre beaucoup d'hommes; il se peut que l'on y soit vaincu; il y a sans aucun
doute des événements insurmontables et des malheurs plus forts que l'apprenti
stoïcien ; mais c'est le devoir le plus clair peut-être de ne point se dire
vaincu avant d'avoir lutté de toutes ses forces. Et surtout, ce qui me paraît
évident, c'est qu'il est impossible que l'on soit heureux si l'on ne veut pas
l'être; il faut donc vouloir son bonheur et le faire. »
Ce
qui paraît évident à Alain, c’est exactement ce que réfute totalement Schopenhauer
pour qui il est impossible d’être heureux si on veut l’être. Ce qu’il faut,
c’est ne pas vouloir son bonheur et surtout ne pas le faire, ou croire qu’on
peut le faire. C’est bien là le bon « heur », le bon angle d’approche
de la sérénité : ne rien vouloir, cesser de « tendre vers » et
simplement contempler. C’est exactement cela que signifie cette affirmation : « tant
que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni
repos. »
Le bonheur consiste à se
tenir hors du vouloir-vivre. Mais comment est-ce possible, notamment par
rapport à nos besoins les plus vitaux (puisque le vouloir-vivre regroupe
indifféremment tout ce qui nous fait ressentir un manque et tout ce qui nous
incite à le satisfaire) ? Il convient d’être particulièrement attentif ici
au fait que le vouloir-vivre est un mouvement. Ce qui importe donc n’est pas de
se priver de choses, d’eau ou de nourriture mais de ne pas les
« vouloir ». On peut boire sans chercher par là à satisfaire sa soif
mais simplement « boire » parce que « l’eau est là » et
vivre alors dans une succession d’actes « purs » qui ne poursuivent
aucune finalité. On existe alors sans raison dans une contemplation pure et
absolument désintéressée de ce que c’est qu’exister. On vit sans vouloir-vivre.
La
structure du texte apparaît plus clairement : nous commençons à discerner
la thèse à laquelle Schopenhauer veut nous faire adhérer : que nous
désirions, voulions ou ayons besoin de quelque chose ou de quelqu’un, nous ne
parviendrons jamais à nous contenter, c’est-à-dire à nous rendre contents,
heureux, tant que nous demeurerons dans l’illusion que cette absence dont nous
souffrons peut se combler. La vérité est que le désir n’a ni objet ni sujet et
que cette quête n’a pas de Graal. La comparaison avec la mendicité permet à
l’auteur de faire le lien entre l’impossibilité de la satisfaction de nos
« souhaits » et l’efficience d’une existence humaine structurellement
« demandeuse » et malheureuse tant qu’elle ne parvient pas à de
détacher radicalement de toute envie, de tout mouvement vers, de toute attente.
C’est un peu comme si nous venions au monde en étant d’emblée débiteurs d’une
somme dont il serait évident que nous ne pourrons jamais la rembourser. Nous
sommes insolvables et notre désir de mettre nos comptes en règle n’a aucune
chance de se réaliser.
Les
étapes du raisonnement de Schopenhauer sont donc les suivantes : a) nous
sommes fondamentalement en quête d’une satisfaction que nous n’obtiendrons pas
b) la comparaison avec la mendicité fait comprendre que ce n’est pas à cause de
l’objet convoité parce que la petite pièce du donateur est toute aussi
incapable de nous faire sortir de la misère que l’objet du désir d’assouvir le
désir (il ne fait que le relancer, au contraire). La possession est un leurre.
Nous sommes des créatures absurdes qui misons tout sur le désir
« d’avoir » plutôt que de nous en tenir à la seule vraie réalité
« d’être », réalité qui bien que dérisoire en tant qu’elle est
elle-même prise et décrétée par le déchaînement insensé du vouloir-vivre, rend
possible le pas de côté de la contemplation c) Quels que soient les mouvements
de la créature que nous sommes, ils restent pris dans l’illusion d’être une
personne. Que nous craignions ou que nous désirions, nous le faisons toujours
pour nous, parce que nous n’avons pas compris qu’il n’y a pas de
« nous ». La réalité du vouloir-vivre, c’est aussi et surtout le
dynamisme d’un mouvement qui ne distingue plus les êtres et au regard duquel
rien n’existe individuellement. La contemplation permet de percevoir ce flux et
de s’en extraire, non pas physiquement mais intellectuellement (ceci n’est pas
présent dans le texte, ce sont des ajouts qui nous permettent de l’éclairer de
l’extérieur). Nous resterons sujets du vouloir tant que nous nous prendrons
pour un sujet (c’est le voile de l’illusion : Maya) d) Le bonheur consiste donc à ne plus tendre
vers rien, à juste vivre sans vouloir. Sans cela ce que nous vivons s’apparente
précisément aux supplices des damnés du Tartare et des Enfers de la mythologie
Grecque. Vouloir, c’est donner absurdement son aval à la perspective de vivre
incessamment les affres de la répétition d’une existence toujours demandeuse,
toujours souffrante et surtout toujours ignorante.
L’intérêt
de mener en contrepoint de cette explication du texte de Schopenhauer l’analyse
de celui-ci de Rousseau (1712 – 1778) vient de ce qu’ils ne se contredisent pas
quant à la nature structurellement insatisfaisante du désir mais là où le
philosophe allemand conclue à la souffrance éternelle, Rousseau perçoit au
contraire le seul bonheur possible, soit la perspective d’être heureux. C’est
précisément parce que l’objet du désir fait incessamment défection que le
bonheur reste intact dans tout ce qu’il ne nous fait que
« miroiter », car le bonheur est bel et bien un fantasme, mais un
fantasme créateur et mobilisateur de toute l’énergie de l’individu, et à ce titre, son efficience se justifie
pleinement :
Malheur à qui n'a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce
qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, et
l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En effet, l'homme avide et borné,
fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui
rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le
lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui
rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion.
Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même ; rien n'embellit plus cet
objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu'on voit ; l'imagination
ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la
jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité,
et tel est le néant des choses humaines, qu'hors l'Être existant par lui-même,
il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas.
Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse
En
effet, une fois comprise et réalisée l’essence du désir, quelle attitude adopter ?
Où situer et comment accomplir le mouvement d’une authentique adéquation de soi
à soi dans ce rapport que nous entretenons au désir ? Dans sa plus
radicale négation ou au contraire dans son acceptation ? Que la possession
de l’objet soit un leurre doit-il nous inciter à cesser d’y aspirer ou au contraire
à s’installer dans le flux de cette aspiration bien comprise, à s’y complaire
pour jouir de ce qu’elle nous offre : une consolation. Désirer revient
bien en effet à accepter d’évoluer dans le néant des choses humaines, mais ce
néant est celui-là même au sein duquel se conquiert une sorte de territoire, de
pays des chimères dans lequel Dom Quichotte combat ses moulins. Aussi dérisoire
et ridicule que soit cette aspiration, elle n’en est pas moins mobilisatrice,
voire créatrice.
Il s’agit bien de ce mythe de personnaliser Eros, puisque c’est un mythe mais en même temps, on perçoit que Diotime évoque un mouvement plus qu’un être à proprement parler. Jusque là, au Banquet se sont succédées des apologies (discours à la gloire…) du désir et une farce racontée par Aristophane, mais Socrate en reprenant les paroles de Diotime manifeste en s’appuyant sur ce mythe la volonté de situer véritablement une force dont la naissance contradictoire rend compte d’une existence que l’on pourrait toujours définir comme « à mi-chemin ». Si Eros ressemble autant à Socrate c’est qu’il est aussi insituable que lui, aussi « atopique » ; Il est « à mi chemin entre le savoir et l’ignorance. »
On perçoit alors que le but de ce mythe est de justifier la pratique et l’étymologie de la philosophie, ou plus exactement d’expliquer la première par la compréhension de la seconde, puisque la philosophie est « amour de la sagesse ». Que désigne exactement cette référence à l’amour ? Est-elle anecdotique, supplétive, métaphorique ou essentielle ?
La fin de ce passage est entièrement consacrée à la réponse à cette question : Eros ne désigne pas seulement cette puissance, cette énergie qui, née du manque de beauté est en quête de beauté, ou née dans la pauvreté est à la recherche de la richesse ou bien encore celle qui, imparfaite, a soif de perfection. Le désir lie entre elles des dimensions contraires comme le terrestre et l’idéal, le corps et l’âme, le physique et l’intellectuel.
Julie
évoque ici la capacité de l’homme à cristalliser autour de cet idéal qu’il ne
pourra jamais obtenir une image, une fiction, un fantasme qui lui tient lieu de
substitution et autour duquel il pourra concevoir une multitude de perfections
illusoires. Par le rêve et l’imagination, l’homme se donne ce qu’il ne peut
avoir. Là où Schopenhauer ne voit que le vide d’une quête incessante et vaine,
Rousseau perçoit le plein d’une activité créatrice et finalement
providentielle, nourricière. Dans cette inadéquation entre ce que l’on veut et
ce dont on peut jouir, ce n’est pas l’écrasement de l’être humain broyé par la
libération d’un vouloir vivre absurde et chaotique qui s’effectue selon lui,
mais au contraire le lieu de réalisation d’une essence humaine, capable de
créer des fictions, des œuvres, de la beauté à partir de rien et de jouir de
cette beauté qui n’a été engendrée qu’à l’occasion d’un rêve. Ce que l’homme a
reçu du ciel, c’est la capacité de fantasmer et c’est comme ce mouvement
d’électrisation, ce champ de polarisation que le désir installe entre un sujet
et un objet inaccessible, loin de caractériser la spirale dont il faut nous
extraire (Schopenhauer) devenait la dynamique à laquelle il importe que nous
adhérions entièrement car il n’existe pas d’autre territoire à même de nous
faire jouir du bonheur. Julie a fait son deuil d’un bonheur réel, elle mise
tout sur l’aptitude humaine à se satisfaire du bonheur factice d’engendrer des
substituts, des représentations, des images, des œuvres d’art.
Mais
Rousseau souhaite aller jusqu’au bout du paradoxe : ce n’est pas seulement
que la jouissance de l’objet désiré soit impossible c’est qu’elle est
précisément indésirable. Ce n’est pas avoir que l’on veut, c’est désirer que
l’on désire. L’objet désiré est paradoxalement indésirable parce qu’une fois
acquis, tout le travail de construction fantasmatique de son substitut
s’effondre. Ici encore l’analyse de Rousseau sur la structure dynamique du
désir est finalement la même mais iles deux auteurs s’opposent sur ce qu’il
convient d’en déduire. Le désir ne fonctionne qu’en circuit fermé et c’est bien
pour Schopenhauer ce qui justifie la référence à l’éternité des tourments
infernaux, alors que cette fermeture décrit pour Rousseau la terre de
prédilection de l’efficacité humaine : l’homme est fait par Dieu pour ne
rien obtenir mais cela fait aussi de lui un « constructeur né », un
artiste, un être heureux parce qu’il a trouvé son « lieu » : une
dimension fantasmée dans laquelle la jouissance gagne à n’être jamais effective
d’être toujours reconduite et productive.
Nous
partirons de cette opposition entre les deux philosophes pour nous interroger 1) sur le rôle du désir dans la jouissance
du bonheur et de la vérité : faut-il s’en défaire ou au contraire adhérer à sa
dynamique ? 2) sur la place qu’il convient d’accorder à Autrui et au désir
que nous éprouvons pour lui dans le cadre du sentiment amoureux pour la
jouissance d’un bonheur authentique.
1) La
dimension philosophique du désir
a) Eros vagabond (paradoxe du désir)
Lorsque Schopenhauer fait référence
à l’antiquité grecque, c’est pour rapprocher le désir ou plutôt le
vouloir-vivre des tourments infernaux infligés par les Dieux. Mais il est
d’autres références mythologiques que celle des Enfers concernant le désir et
nous trouvons dans Le Banquet de Platon d’autres récits fictifs et légendaires
visant à rendre compte de l’existence du désir. Lorsque c’est au tour de
Socrate de donner sa vision de l’amour, puisque tel est le sujet abordé dans ce
dialogue, il reprend les paroles de Diotime, prêtresse de Mantinée, et c’est
sous ce parrainage que Socrate, au fil du mythe, décrit le rôle fondamental et
incontournable du désir dans la pratique philosophique. Non seulement le désir
n’est pas cette machine absurde manipulant les hommes et les faisant errer de
la souffrance à l’ennui, mais il est, au contraire cela même qui aiguillonne
leur âme, les rend curieux et leur insuffle cet appétit de connaissances sans
lequel la philosophie n’aurait pas lieu d’être.
« Diotime : C’est une assez longue histoire. Je
vais pourtant te la raconter. Il faut savoir que le jour où naquit Aphrodite,
les dieux festoyaient ; parmi eux se trouvait le fils de Métis[1], Poros[2]. Or, quand le banquet fut
terminé, arriva Pénia [3] qui était venue mendier
comme cela est naturel un jour de fête, et elle se tenait sur le pas de la
porte. Or Poros, qui s’était enivré de nectar[4], car le vin n’existait pas
encore à cette époque, se traîna dans le jardin de Zeus [5] et, appesanti par
l’ivresse s’y endormit. Alors, Pénia, dans sa pénurie, eut le projet de se
faire faire un enfant par Poros ; elle s’étendit près de lui et devint grosse
d’Eros. Si Eros est devenu le suivant d’Aphrodite et son servant, c’est bien
parce qu’il a été engendré lors des fêtes données en l’honneur de la naissance
de la déesse ; et si en même temps il est par nature amoureux du beau, c’est
parce que Aphrodite est belle.
Puis donc qu’il est le fils de Poros et de Pénia,
Eros se trouve dans la condition que voici. D’abord, il est toujours pauvre, et
il s’en faut de beaucoup qu’il soit délicat et beau, comme le croient la
plupart des gens. Au contraire, il est rude, malpropre, va-nu-pieds et il n’a
pas de gîte, couchant toujours par terre et à la dure, dormant à la belle
étoile sur le pas des portes et le bord des chemins, car puisqu’il tient de sa
mère, c’est l’indigence qu’il a en partage. A l’exemple de son père en
revanche, il est à l’affût de ce qui est beau et de ce qui est bon, il est
viril, résolu, ardent, c’est un chasseur redoutable ; il ne cesse de tramer des
ruses, il est passionné de savoir et fertile en expédients, il passe tout son
temps à philosopher, c’est un sorcier redoutable, un magicien et un expert. Il
faut ajouter que par nature il n’est ni immortel, ni mortel [6]. En l’espace d’une même
journée, tantôt il est fleur plein de vie, tantôt il est mourant ; puis il
revient à la vie quand ses expédients réussissent en vertu de la nature qu’il
tient de son père ; mais ce que lui procurent ces expédients sans cesse lui
échappe ; aussi Eros n’est-il jamais ni dans l’indigence, ni dans l’opulence.
Par ailleurs, il se trouve à mi-chemin entre le
savoir et l’ignorance. Voici en effet ce qui en est. Aucun dieu ne tend vers le
savoir ni ne désire devenir savant, car il l’est ; or, si l’on est savant, on
n’a pas besoin de tendre vers le savoir. Les ignorants ne tendent pas davantage
vers le savoir ni ne désirent devenir savants. Mais c’est justement ce qu’il y
a de fâcheux dans l’ignorance : alors que l’on n’est ni beau, ni bon, ni
savant, on croit l’être suffisamment. Non, celui qui ne s’imagine pas en être
dépourvu ne désire pas ce dont il ne croit pas devoir être pourvu.
Socrate : Qui donc, Diotime, sont ceux qui tendent
vers le savoir, si ce ne sont ni les savants, ni les ignorants ?
Diotime : D’ores et déjà, il est parfaitement clair,
même pour un enfant, que ce sont ceux qui se trouvent entre les deux, et
qu’Eros doit être du nombre. Il va de soi en effet, que le savoir compte parmi
les choses qui sont les plus belles ; or Eros est amour du beau. Par suite,
Eros doit nécessairement tendre vers le savoir [7] et, puisqu’il tend vers
le savoir, il doit tenir le milieu entre celui qui sait et l’ignorant. Et ce
qui en lui explique ces traits, c’est son origine : car il est né d’un père
doté de savoir et plein de ressources, et d’une mère dépourvue de savoir et de
ressources. Telle est bien mon cher Socrate, la nature de ce daïmon. »
______________________________________________
[1] Métis est la première
épouse de Zeus. Elle incarne l’intelligence, la ruse.
[2] Poros est le dieu de
l’abondance (poros signifie « plein de ressources en grec)
[3] Pénia est une
personnification de la pauvreté.
[4] La boisson d’immortalité
des dieux.
[5] le souverain des dieux
dans la mythologie grecque
[6] Eros est un daïmon, un
être intermédiaire entre les dieux et les hommes
[7] Celui qui tend (désire) le
savoir est un philosophe.
De toutes les
circonstances au fil desquelles Eros a été conçu, la plus importante est
évidemment l’union de ces parents : Pénia a profité du sommeil de Poros
pour engendrer un fils. Il ne s’agit de rien de moins que de rendre compte du
paradoxe du désir, lequel est à la fois manque de ce qu’il désire (Pénia) et
idée de ce dont il manque (Poros). Tout désir est à la fois pauvre et riche de
l’objet de sa quête puisque il en a l’idée sans en avoir la jouissance. Il
n’est pas un Dieu, c’est un « daïmon ». Au fil de la description du
mythe, nous faisons le rapport non seulement avec l’apparence physique et le
mode de vie de Socrate (qui sans être un vagabond passe son temps à errer dans
la cité pour interpeller les athéniens) mais aussi avec sa pratique
philosophique : la maïeutique, car c’est bien de cela dont il
s’agit : Socrate décrivant Eros justifie et légitime sa démarche comme
pour l’assigner véritablement à son
démon tutélaire : Eros. Car toujours Socrate avoue son ignorance à la fin
de l’entretien. Il met son interlocuteur en situation de désirer ce qu’il n’a
pas mais qu’il croyait avoir et la maïeutique n’a pas d’autre but que de le
laisser ainsi tout à la fois lucide sur sa pauvreté (Pénia) et ambitieux quant
à sa quête de savoir (Poros). La métaphore de l’aiguillon, du taon, de la
torpille revient trop souvent chez Platon quand il s’agit de désigner Socrate
pour ne pas se retrouver ici come ressourcée, ramenée à son origine, à sa
source démonique.
Il importe de bien comprendre d’abord la fonction du mythe et d’autre part la place occupée par ce discours dans l’œuvre de Platon. La mythologie rend compte du réel mais de façon magique, légendaire, irrationnelle notamment par le recours aux Dieux et aux déesses. Mais la filiation d’Eros rend compte de ce que le désir est réellement, à savoir ambigu, double et surtout intermédiaire. Fruit de l’union de deux entités divines et contraires, Eros est forcément un démon « trouble », un maître en confusion, parce que né dans la confusion : il est ce qu’il n’a pas, c’est-à-dire qu’il est à l’affût de tout ce qu’il n’est pas : beau, parfait, comblé par la nature de tous les dons, et il n’a pas ce qu’il est puisqu’il porte en lui les germes, les idées de ce qui alimente sa recherche de la beauté, de la justice, de la vérité. Il s’agit bien de ce mythe de personnaliser Eros, puisque c’est un mythe mais en même temps, on perçoit que Diotime évoque un mouvement plus qu’un être à proprement parler. Jusque là, au Banquet se sont succédées des apologies (discours à la gloire…) du désir et une farce racontée par Aristophane, mais Socrate en reprenant les paroles de Diotime manifeste en s’appuyant sur ce mythe la volonté de situer véritablement une force dont la naissance contradictoire rend compte d’une existence que l’on pourrait toujours définir comme « à mi-chemin ». Si Eros ressemble autant à Socrate c’est qu’il est aussi insituable que lui, aussi « atopique » ; Il est « à mi chemin entre le savoir et l’ignorance. »
On perçoit alors que le but de ce mythe est de justifier la pratique et l’étymologie de la philosophie, ou plus exactement d’expliquer la première par la compréhension de la seconde, puisque la philosophie est « amour de la sagesse ». Que désigne exactement cette référence à l’amour ? Est-elle anecdotique, supplétive, métaphorique ou essentielle ?
La fin de ce passage est entièrement consacrée à la réponse à cette question : Eros ne désigne pas seulement cette puissance, cette énergie qui, née du manque de beauté est en quête de beauté, ou née dans la pauvreté est à la recherche de la richesse ou bien encore celle qui, imparfaite, a soif de perfection. Le désir lie entre elles des dimensions contraires comme le terrestre et l’idéal, le corps et l’âme, le physique et l’intellectuel.
Cette intuition d’une conduite fondée sur le paradoxe de se savoir ignorant ne peut s’entendre autrement qu’à partir du désir car il n’existe aucune autre faculté qui puisse à la fois rendre compte de la conscience de ne rien savoir et de l’ignorance de cette perfection dont on possède néanmoins comme la prescience ou le pressentiment, le germe. Aucun homme en effet ne partirait en quête d’une chose dont il ignore si elle est ou si elle n’est pas. Le philosophe, selon Platon ne doute pas que la vérité, la beauté, le Bien existent mais il n’éprouve en lui que le manque, le négatif, le creux (peut-être le souvenir) de ces perfections. L’expression la plus pure du paradoxe dont le désir est à la fois la marque et l’œuvre incessante de conciliation est la capacité au gré de laquelle un être fini : l’homme, porte en lui la certitude de l’être infini d’Idées qui le dépassent mais en référence auxquelles il doit ordonner son attitude. Le philosophe ne sait pas ce qui est vrai mais il porte en lui la conviction qu’il convient de chercher la vérité et c’est la même chose pour le Beau, le Juste, le Bien. Seul le désir est à même de relever cette contradiction d’être n’ayant jamais fait l’expérience terrestre de perfections auxquelles il consacre pourtant sans la moindre hésitation leur vie entière.
Nous nous rappelons que Nietzsche perçoit dans l’histoire de la philosophie, Socrate et donc Platon comme un « problème », non seulement à cause de la moralisation qu’ils ont imposé à la pratique mais aussi à une orientation idéaliste, voire religieuse de notre rapport aux concepts. De fait, dans cette définition du désir et du philosophe amoureux de la sagesse, nous retrouvons quelque chose de l’adresse de Dieu au fidèle dans les pensées de Pascal : « Console-toi ! Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. » Le philosophe également ne chercherait pas le Beau, le Bien, le Vrai s’il n’en avait ne serait-ce que confusément, imparfaitement une trace en lui, un germe. Et c’est bien ce qu’exprime Diotime en situant la philosophie amoureuse de la sagesse entre le savoir et l’ignorance. Le philosophe, comme Eros est pauvre parce que contrairement aux Dieux il n’est pas omniscient, mais il est riche parce que contrairement aux ignorants, il sait qu’il ne sait pas.
Nous nous rappelons que Nietzsche perçoit dans l’histoire de la philosophie, Socrate et donc Platon comme un « problème », non seulement à cause de la moralisation qu’ils ont imposé à la pratique mais aussi à une orientation idéaliste, voire religieuse de notre rapport aux concepts. De fait, dans cette définition du désir et du philosophe amoureux de la sagesse, nous retrouvons quelque chose de l’adresse de Dieu au fidèle dans les pensées de Pascal : « Console-toi ! Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. » Le philosophe également ne chercherait pas le Beau, le Bien, le Vrai s’il n’en avait ne serait-ce que confusément, imparfaitement une trace en lui, un germe. Et c’est bien ce qu’exprime Diotime en situant la philosophie amoureuse de la sagesse entre le savoir et l’ignorance. Le philosophe, comme Eros est pauvre parce que contrairement aux Dieux il n’est pas omniscient, mais il est riche parce que contrairement aux ignorants, il sait qu’il ne sait pas.
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